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Billet de blog 12 avril 2020

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Une politique des corps écologiste(s)

Quand le Covid-19 nous a surpris, enfermés, meurtris de toutes les manières possibles, je réfléchissais à ce que pourrait être une politique des corps écologiste(s). Et j’hésitais à mettre un « s » à écologiste, ne sachant s’il dirait mieux le pluriel en qualifiant la politique ou les corps. Une politique écologiste des corps, cela n’a pas le même sens qu’une politique des corps écologistes.

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            Quand le Covid-19 nous a surpris, enfermés, meurtris de toutes les manières possibles, je réfléchissais à ce que pourrait être une politique des corps écologiste(s). Et j’hésitais à mettre un « s » à écologiste, ne sachant s’il dirait mieux le pluriel que je pense en qualifiant la politique ou les corps. Une politique écologiste des corps, cela n’a pas le même sens qu’une politique des corps écologistes. Voilà le temps que je pensais avoir, celui de la réflexion, des concepts, des références bibliographiques.

J’essayais de prendre mon « s » au sérieux. Parce que je crois aux « s ». Cette petite lettre qui se tortille pour nous ouvrir des mondes sociaux, et qui fait ainsi toute la différence. La femme. Les femmes ; Le sexe. Les sexes ; Le pauvre. Les pauvres ; Le noir. Les noirs ; Le monde. Les mondes. Le « s » est une manière de déconstruire les stéréotypes, d’espérer d’autres sociétés. À l’heure où j’écris ces lignes, il n’y a qu’un virus, mais l’on sait déjà qu’il donne lieu à des confinements, des nécessités, des servilités, des (dés) espoirs de toutes sortes ; qu’il a mis à nu des déficiences, des incapacités, des mensonges, des erreurs, des cynismes, des opportunismes ; qu’il a rendu plus criantes les inégalités, plus obligatoires les solidarités ; qu’il a révélé des urgences, celles des hôpitaux aujourd’hui, celles des pensées du monde d’après, demain.

Dans le brouhaha d’un dehors réservé à ceux qui font tenir le monde tel qu’il est, on entend mieux qu’hier les écologistes. Les écologistes, le « s » est plus que jamais de mise. Scientifiques, lanceurs d’alertes, agriculteurs AMAPistes, urbanistes des sols non artificialisés et des logements bien isolés, ingénieurs des matières et des fluides à contrôler, enseignants d’autres pédagogies ou artistes. Politiques, aussi. Tant d’écologistes et d’écologies cohabitent, s’affrontent dans les coulisses des esprits partisans et des textes de spécialistes. Si certains veulent croire à l’existence d’un « peuple de l’écologie », coexistent plutôt il me semble des écologistes pluriels, inégalement (dés)obéissants et (dé)politisés, au contact desquels chaque cadre de pensée, chaque stratégie, chaque mode d’action, chaque temporalité, chaque horizon ne fait sens que pour lui-même.

Quoi de commun en effet entre l’écologie des institutions (inter)nationales négociatrices des règles commerciales et des objectifs climatiques, l’écologie partisane qui tente de s’imposer par les urnes, et l’écologie des mouvements associatifs et citoyens ? Quoi de compatible entre les contempteurs du capitalisme mondialisé qui ne jurent que par la transformation (pas toujours non violente) des structures sociales et les chantres d’une écologie individuelle que d’aucuns considèrent d’autant plus culpabilisatrice, illusoire et injuste qu’elle stigmatise surtout les classes populaires ?

Que dire des débats qui opposent ceux qui brandissent le spectre de la dictature verte et ceux qui promettent de transformer démocratiquement les archipels de l’écologie actuelle en une seule et même société unie, sobre et conviviale ? Écologie politique « de droite », « de gauche » ou « autonome » ; écologie électorale des « arcs » et des « coalitions » ; écologie « des petits gestes », « des petits pas » ou du « changement de paradigme » ; écologie « punitive » ou « joyeuse », « récréative », « désirable » ; écologie « des alertes », « des actes » ou « des solutions », les qualificatifs foisonnent, nous perdent, nous incapacitent. Ils prouvent que l’écologie, pourtant enfin constituée en véritable enjeu, reste finalement surtout en question.

Alors, que se passe-t-il aujourd’hui dans les corps confinés de ceux qui ont vu venir les risques avant les autres et qui, manquant de construire de leurs mots des majorités appuyées sur leurs luttes locales, vivent encore dans des corps politiquement subalternisés ? Vont-ils mieux que les autres ? Sont-ils mieux armés pour penser le maintenant et l’après ? Sont-ils plus utiles ? Portent-ils sur leurs épaules quelque responsabilité particulière ? Au final, le Covid-19 aura-t-il perturbé ou uniformisé les saisissements écologistes du monde ?

Bien malin l’écologiste qui pourrait déjà répondre. À défaut, certains craignent déjà que tout redevienne comme « avant ». Avant que ne s’incorporent dans les corps le risque de la maladie au détour de quelques gouttelettes, celui des pénuries qui mettent à l’épreuve les chaînes de conception – production – livraison – consommation, et celui de la mort pas tout à fait en aveugle au creux des lits d’(in)fortune. Du Covid-19 les pays riches meurent aussi. Cela changera-t-il quelque chose ?

À l’éditrice destinataire du projet de livre sur la politique des corps écologiste(s), je n’avais rien promis. Je cherchais encore le moyen de mettre ensemble les pensées qui me font penser, celles à qui je (me) réfère, en citations et notes de bas de page. Je lui disais : « Je veux trouver le moyen de faire comprendre qu’être écologiste c’est n’est pas qu’une intellectualité. C’est une question de corps. De corps qui se réforme, par conviction ou par nécessité ; qui s’envisage autrement que la norme, qui affronte différemment le monde que l’on s’est fait. Je veux croire que le "bobo" végétarien de Paris et l’enfant de Gaza ont à faire ensemble, sinon de futur écologiste il n’y aura pas ».

J’en étais là. Je ne sais pas si j’écrirais ce livre, le troisième sur la pile des « à écrire » de ces temps-ci. Pour l’instant, le Covid-19 s’impose, en impose, intimide même le réel. Il fait même peur aux chiffres, qui s’affolent. Ce réel que nous vivons en ce moment même, et dans lequel nous ne sommes que « presque ensemble ». Séparés, éloignés, à distance sociale les uns des autres, et pas seulement à cause des risques que nos corps courent, et de celui qu’ils font courir à ceux des autres. Mais bien parce que nos confinements, nos peurs, nos obligations, nos morts, restent bien inégales au-delà de leur somme.

Politiste et politique un temps, je connais les hardiesses et les duretés de l’engagement, je les ai éprouvées ; les marges de manœuvres disponibles aux élus locaux, pour construire avec les acteurs écologistes les politiques publiques, je les ai testées ; les flux et les reflux de l’enthousiasme qui doit nourrir les luttes, les inévitables égratignures de l’idéal, la conflictualité nécessaire aux prises de position qui font avancer, je les ai vécues au quotidien. Mes enquêtes académiques autant que mes expériences de militante et d’élue m’ont permis de comprendre comment l’on devient écologiste, et comment l’on peut, ou non, le rester.

J’ai appris l’écologie dans les textes autant que « par corps ». Insignifiantes, improbables, désespérées ou enthousiastes, mes expériences me donnent à penser, modèlent ma colère. Contre les extrêmes-droites haineuses et meurtrières ; contre les droites profiteuses et inégalitaires ; contre les gauches en retard sur l’état des écosystèmes et les injustices sociales ; contre les petites bassesses et les impuissances écologistes. Je voudrais que ces derniers soient exemplaires. En toutes circonstances. Sachant ne pas l’être moi-même, je serais plus à l’aise, finalement, si nous écrivions ce livre à plusieurs.

Une politique des corps écologiste(s), disais-je donc en commençant. Elle aurait pour objet de fonder gouvernement de soi et gouvernance du monde sur une même volonté : celle d’en finir avec la distribution inégale de la vulnérabilité des vies.

Il faudrait donc tout d’abord dire, une politique. C’est-à-dire une construction qui soit le produit des conflictualités assumées d’individus opposés quant aux fins, aux temporalités, aux espaces et aux modes de l’action collective. Le premier temps de cette construction consisterait sûrement dans une clarification des termes. Il ne faudrait ainsi plus parler des échecs – relatifs – de l’écologie « politique » mais de ceux de l’écologie « partisane », manière de ne pas jeter la politique comme principe d’organisation des sociétés avec l’eau des partis.

Dans le même ordre d’idée, l’écologie dite « citoyenne » gagnerait sûrement à cesser de se nier comme un ensemble de structures organisées, ne serait-ce que pour différencier son discours de celui des conversions individuelles, dont l’exemplarité ne suffit pas à faire école. Un second temps permettrait de construire un véritable rapport de force contre des néolibéraux qui espèrent dans la géo-ingénierie, le transhumanisme ou les vols spatiaux habités pour sauver leurs vies de nantis ou d’indifférents au moment où manqueront ressources naturelles et vies subalternes à exploiter.

Cette construction nécessiterait de reconnaître que si la présence des écologistes partisans dans les institutions politiques a perverti leur « faire autrement », l’écologie des petits groupements d’intérêts locaux ne répond pas plus aux enjeux de l’urgence dans laquelle nous sommes. Pour le dire autrement : si la politique institutionnelle ne peut pas tout, les petits ruisseaux ne font pas toujours les grandes rivières. Une telle alliance des convaincus de la transition écologique ne peut s’envisager qu’à condition de revisiter drastiquement la maxime amollie de l’écologisme – « Penser global, agir local » – à l’aune des géométries variables qui découlent des inégalités de genre, de classe, de « race »[1] et de territoire.

Ce qui implique, enfin, de réaffirmer les bénéfices de l’engagement militant et des formes collectives de l’encadrement consenti des conduites dans un cadre démocratique. Faute de quoi toutes sortes d’entrepreneuriats politiques personnalisés et de dictatures, qu’elles soient vertes ou carbonées, menaceraient en effet le projet de transition.

Il faudrait ensuite dire une politique des corps. Car revenir au corps est une manière d’échapper aux débats stérilisés par trop de relectures et de ressentir les duretés – mais aussi les plaisirs – de la transition écologique dans toutes ses facettes. Il s’agirait ainsi d’éprouver l’interdépendance des corps qui souffrent en raison des toxiques, des pollutions, de la précarisation du travail ou du chômage ; des corps qui se transforment, comme ceux des végétariens par exemple, pour alléger l’empreinte de leur mode de vie ; des corps qui travaillent aux options soutenables, dans l’agriculture biologique, les énergies renouvelables, les éco-constructions ; des corps qui luttent, et parfois meurent, en sit-in, en manifestation, en grève de la faim, pendant les campagnes électorales, ou d’être des activités « nécessaires » en temps de pandémie…

Forts de ce savoir du « faire ensemble », on opposerait, coûte que coûte, au saccage des vies de ceux que l’on s’évertue à construire comme Autres, l’inébranlable détermination de l’union solidaire des corps engagés, invisibilisés, minorisés, fragilisés, asservis, expulsés, parqués, confinés. Pensée comme une union transnationale de ceux qui savent faire de leur précarité une force politique, l’écologie ne serait plus l’apanage des riches occidentaux ou des « bobos » mais l’occasion de tenir la promesse d’une société bâtie sur le chacun pour tous. Renonçant à survivre à tout prix, il se pourrait que l’on puisse vivre une vie, celle que chacun voudrait se choisir, en même temps que de prendre soin de la Terre, pour qu’elle dure le temps de soi et le temps des autres.

 Ici se révèle toute la pertinence du militantisme écologiste. Au-delà de ses échecs et insuffisances, il a su forger, de par le monde, des corps conscients de leur fragilité, prêts à lutter pour un monde plus juste. Raillé, stigmatisé, minorisé, le corps écologiste se caractérise par un ensemble d’apprentissages adaptés au défi de la transition. Parmi tous, deux sont particulièrement structurants : celui de la limite et celui du temps.

L’écologiste, c’est celui qui dit « Nous n’avons ni le temps ni l’espace, nous sommes finis, le monde aussi » ou « Oyé ! Nous sommes si fragiles, si petits, si rares ! ». A contrario de l’air du temps, il signifie les limites au lieu de les repousser. Il a l’air d’être contre le Progrès, le « Sens de l’Histoire », ne s’épate guère de pouvoir aller sur la Lune. Pour les autres, l’écologiste est un arriéré, une frustration permanente. Pour lui-même, un sacrifice de presque tous les instants, auquel il concède d’autant plus volontiers qu’il y est socialement préparé. Natif ou converti, l’écologiste sait qu’il n’est pas d’idéal sans acceptation de quelques formes de contention, sans plaisir de l’ascèse. Il est finitude et rareté.

L’écologiste, c’est aussi le constructeur d’un nouveau temps des sociétés. Le temps qui manque, pour convaincre du bienfondé de la conversion écologique. Le temps qu’il faut, pour démontrer dans les faits, les pratiques, les gestes quotidiens, que cette conversion est nécessaire et désirable. Le temps gâché, d’une mission, d’une expertise, d’une conférence internationale, dont les préconisations vertueuses sont vite enterrées. Le temps d’une campagne électorale, d’un mandat, d’un ministère, dont les réalisations sont nécessairement trop peu ambitieuses, imparfaites, critiquées.

Surtout, le temps qui passe, qui s’impose et qui rapproche des catastrophes qu’il s’agit justement d’éviter. Être écologiste, c’est accepter d’être à la fois pressé et patient, de vivre dans cette sorte d’élasticité du temps qui impose un va-et-vient constant entre le temps de la nature et celui de l’agenda politique, entre le temps du présent et celui d’un futur dont on ne sait finalement pas grand chose. L’écologiste est urgence et lenteur combinées.

Et voici peut-être, finalement, la plus importante des tâches qui attendent les écologistes : enseigner aux autres à le devenir. En luttant solidairement aux côtés des minorités d’aujourd’hui ; en sachant faire valoir la charge subversive et libératrice de chaque bataille perdue ; en puisant dans chaque victoire, fut-elle apparemment dérisoire, la fierté et la force de poursuivre ; en pensant les conditions de l’envahissement simultané de toutes les scènes sociales, économiques et politiques ; en prenant le risque d’être, si besoin, non seulement indocile aux pouvoirs mais aussi violent avec la violence ; en affirmant que c’est parce qu’elle implique tout cela que l’écologie, loin de se réduire à une morale ou à une nécessité, doit être politique.

Et qu’à défaut de changer le monde tout de suite, elle peut occuper quelques-une de nos réflexions en temps de confinement.

[1] Entendue comme racialisation des rapports sociaux.

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