Le poète des temps modernes

La salle, plongée dans le noir, attend sa lumière. Tout le monde fait de son mieux pour tenir son rang, et se montrer patient. Quand retentissent les premières paroles, suivies des premières notes de piano, c’est toute la salle qui s’enflamme. Tous les smartphones se lèvent à l’unisson vers la scène. Que ce soit à Bercy, à l’O2 de Londres, ou derrière son écran, les émotions sont comparables. Et pour cause, Kendrick Lamar vient d’apparaître sur scène.

Retrouvez ce texte en podcast, sur Spotify, Apple Podcast, Deezer, ou sur la plateforme de votre choix.

« J’espère que vous trouverez de la sérénité dans cette vie». Voilà qui donne le ton. Dans son cinquième et dernier album studio, Mr. Morale & the Big Steppers, le rappeur californien nous livre un accès plus intime et émouvant que jamais à sa personnalité. Depuis le début de sa carrière, en 2007, il a connu de multiples et nombreux succès, grâce à des textes toujours puissants et une mélodie toujours parfaite, sachant être entraînante quand il le faut, ou plus mélancolique quand le thème le demande. Kendrick, c’est aussi un délicat mélange de genres, ce qui fait de lui un des plus grands du rap, et de la musique, à 35 ans seulement.

Peu sont les artistes pouvant se vanter d’avoir fait mieux que Kdot en moins de seize ans. Le succès populaire, il connaît. Le succès critique, il y est habitué. Les récompenses se multiplient, jusqu’au prix Pulitzer pour l’excellent album DAMN.(2017), une première pour un artiste hors du jazz ou de la musique classique.

Quand on enchaîne de cette manière les réussites, il peut être tentant d’abuser de la même recette. Ce n’est pas ce qu’a fait Kendrick. Comme entre chaque parution d’album maintenant, le rappeur disparaît, s’isole. Cette fois cependant, ce fut bien plus long. Pendant cinq ans, plus aucune nouvelle.

«Je me soucie trop, je veux trop partager, je suis trop dans ma tête. Je me ferme trop, je ne suis pas là trop souvent. Je suis une âme complexe, ils m'ont recouvert de plusieurs couches ; puis ils m'ont brisé, (...) je manque de confiance. Cette fois, je me fais confiance. Aimé par tout le monde, mais pas par moi. (…) J'ai vaincu la peur, je me suis surpassé. Cette année, tu ferais mieux d'être toi-même. »

- Count Me Out, Kendrick Lamar (2022)

Il en a fallu du courage pour autant se livrer. Comme l’artiste de Compton l’explique dès l’ouverture de son dernier opus, il s’en est passé des choses depuis 2017. S’il s’est toujours tenu à l’écart des réseaux sociaux et autres médias, c’est qu’il n’a pas trouvé mieux comme médium que l’art pour s’exprimer comme il le souhaite. Son dernier album est bien différent des autres, récit de son parcours thérapeutique, et est l’illustration même de sa volonté assumée d’être une source d’inspiration.

Pour me livrer à mon tour, j’ai toujours aimé les productions de Kendrick Lamar, mais sa dernière s’est rapidement transformée en véritable coup de coeur. De par ses talents lyriques et d’écriture, sa capacité à mettre du beau dans les maux de la société moderne, ou encore pour sa maîtrise des mots. Kendrick Lamar, c’est aussi une facilité à aborder des sujets lourds et difficiles, une ouverture d’esprit l’amenant à s’ouvrir sur la spiritualité, tout en ayant une attitude calme et récemment, une zenitude affichée… Pour beaucoup, Kendrick Lamar est un artiste favori, mais à titre personnel, l’artiste de Californie est un grand modèle. Mr. Morale & the Big Steppers est un album qui m’a fortement secoué, dont je ne me lasse pas, et qui continue à me motiver et à m’inspirer à chaque instant. Mais assez pour moi.

«Je ne vivrai jamais ma vie sur un ordinateur. Mettre sa vie sur IG (instagram) pour rien. Plus de pouvoir pour toi, aime-les à distance. Pourquoi tu te regardes toujours plus dans le miroir que les salopes ? »

- Rich Spirit, Kendrick Lamar (2022)

Des réseaux sociaux, aux violences policières, en passant par les relations toxiques, la masculinité malsaine et violente promue par le patriarcat, ou les relations souvent questionnables entre la culture rap et les questions de genre, de sexualité et de transition… Kendrick use avec justesse de sa prose pour poser les bons mots sur les maux contemporains. Le début de la carrière du poète coïncide ainsi avec le mouvement Black Lives Matter, qui a largement impacté les mondes politiques et culturels, avec les chansons de Kendrick Lamar comme réponses, ou hymnes.

«Toutes ces femmes m'ont donné des superpouvoirs, ce que je pensais ne pas avoir. Je prie pour que nos enfants n'héritent pas de moi, et des sentiments que j'attire. Une conversation qui n'est pas abordée dans les familles noires ; la dévastation, qui hante les générations et l'humanité : ils ont violé nos mères, puis nos sœurs ; puis ils nous ont fait regarder, puis ils nous ont fait nous violer entre nous. Une torture psychotique entre nos vies dont nous ne nous sommes pas remis. Nous vivons toujours comme des victimes aux yeux du public qui leur font allégeance. Tous les autres frères ont été compromis. Je connais les secrets, tous les autres rappeurs ont été abusés sexuellement. Je les vois tous les jours enterrer leur douleur dans des chaînes et des tatouages. Alors écoutez attentivement avant de commencer à porter un jugement sur leur façon d'agir. Apprenez comment il s'en sort quand son oncle doit l'accompagner à l'école. Sa colère grandit dans la misogynie.»

- Mother I Sober, Kendrick Lamar (2022)

S’il a quitté son label TDE, qui l’accompagnait depuis ses débuts, pour créer sa propre entreprise, pgLang, cela ne veut pas dire que c’est la fin d’oklama. Loin de là. Ses derniers concerts, et leur esthétique pure et minimaliste, l’ont bien montré : Kendrick Lamar n’est pas prêt de s’arrêter. Que ce soit dans la sphère musicale ou audiovisuelle, les projets ne devraient pas manquer. Le rappeur n’est pas seul pour tout cela. Il peut compter sur son ami de toujours, Dave Free, impressionné par les talents de Lamar dès le lycée.

Alors, en attendant, il ne peut vous être que bénéfique que de prêter une oreille attentive à ses différentes productions. De Section.80 à Mr. Morale, en passant par Good Kid, M.A.A.D City ou To Pimp a Butterfly, le talent de ce grand artiste pourrait bien vous marquer. Écouter son dernier album, c’est s’offrir une pause, méditative ou thérapeutique, bien nécessaire dans ces temps modernes bien agités – et c’est également ce que je cherche à vous offrir ici-.

-Dorian Vidal