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Billet de blog 11 mai 2022

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En Syrie, l'économie de survie du régime Assad

Ce billet propose un résumé des principaux moyens de financement du régime Assad. La poursuite de son règne autoritaire dans un pays dévasté du fait de sa stratégie de la terre brûlée l'a privé de ses ressources d'avant guerre. Mise à jour le 22/06/2022, ajout d'un article important

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La Syrie traverse aujourd’hui une crise économique et humanitaire majeure. La population syrienne est dans une situation globale d’insécurité alimentaire et de pauvreté généralisée. Plus de 60% de des Syriens vivant dans les zones sous contrôle gouvernemental dépendent de l’aide humanitaire pour répondre à leurs besoins vitaux, alors que l’inflation galopante réduit considérablement leur pouvoir d’achat. Le régime connait d’autant plus de difficulté à financer son économie de guerre alors qu’il a perdu le contrôle sur l’exploitation des principales ressources naturelles du pays (pétrole et minerais). La bourgeoisie sunnite qui constituait avant 2011 un de ses principaux points d’appuis a quasiment disparu au profit de trafiquants et seigneurs de guerres qui se sont enrichis au cours du conflit. De plus, les sanctions internationales ont largement entravé les transactions internationales du régime et la capacité d’acteurs extérieurs à investir en Syrie. Ces sanctions ont également eu un impact plus général sur la situation économique syrienne, notamment sur l’inflation, la capacité à obtenir certains produits importés et sur le travail de certaines ONG. Cependant, c’est bien la politique destructrice du régime qui est avant tout responsable du chaos dans lequel la Syrie se trouve, transformant le pays en un champ de ruines.

   Le régime syrien a donc opéré une transformation de son système économique afin de survivre militairement et politiquement. Ne pouvant plus compter sur ses ressources et réseaux d’avant-guerre du fait de la destruction des infrastructures du pays, de l’exode massive des Syriens (environ la moitié des Syriens aujourd’hui ne vivent pas sous le contrôle du régime) et des sanctions, le clan Assad a adopté une politique d’autonomisation de ses financements vis-à-vis de la population qu’il contrôle.

Bachar Escobar

   Une des principales sources de revenus pour le système Assad reste l’exportation de drogues, dont la production et le trafic n’ont fait qu’augmenter depuis 2011. Plusieurs rapports et enquêtes montrent que la dynamique de production et d’exportations de Captagon et de Hashish est exponentielle depuis quelques années. Les saisies de drogue à la frontière jordanienne et turque mais aussi en Europe sont de plus en plus conséquentes, illustrant la montée en puissance de cette source de revenu majeure pour le régime. En 2020, cette production lucrative était estimée à au moins 3.4 milliards de dollars, équivalent aux deux tiers du budget de l’Etat syrien la même année (évalué à environ 5 milliards de dollars). Selon le New York Times cela représenterait donc le quadruple des exportations légales de la Syrie, évaluées à un peu plus de 800 millions de dollars la même année. Ce trafic d’Etat permet à la fois d’alimenter les réseaux du régime à travers le pays tout en étant une source de revenu considérable, et assure une dynamique économique dans les zones clés sous contrôle du régime, notamment la côte méditerranéenne. Ainsi, le régime gagne doublement à faire proliférer ce trafic. En plus de financer son fonctionnement, Assad s’assure du soutien d’hommes d’affaires émergeant, tissant ainsi des nouveaux réseaux informels d’alliances. Cet usage de réseaux informels était courant avant 2011 pour contrôler la population[1], mais dix années de guerre ont entrainé une modification en profondeur des têtes qui les composent. Cette prolifération du trafic de drogue permet surtout au régime de ne pas dépendre des facteurs de productions internes au pays, ceux-ci étant inopérants pour la plupart. Le commerce de drogues n’est pas nouveau en Syrie, le Liban constituait un point de passage important bien avant le début de la guerre civile. Le changement majeur concerne l’ampleur du phénomène, de même que l’impact régional de ce trafic.

   Depuis 2020, des signes de normalisations entre les pays de la région et la Syrie se sont multipliés (Jordanie, Emirats Arabes Unis) alors que pourtant ce sont bien ces Etats qui sont les plus touchés par l’expansion du trafic de drogue. Cette préoccupation notamment de la Jordanie a entraîné des frictions mortelles à la frontière entre les autorités du royaume et divers trafiquants syriens. Le régime peut cependant apparaitre comme un interlocuteur, voire un partenaire dans la lutte contre le trafic de drogue qu’il orchestre lui-même. Plusieurs fois, des trafiquants ont été arrêté et des drogues saisies par les autorités syriennes, dans le but de présenter Assad comme incontournable pour enrayer le phénomène. Dans ce contexte de renouement diplomatique avec ses voisins, Damas utilise comme levier son pouvoir de nuisance à leur égard et pousse ainsi à une réhabilitation sur la scène régionale. Cependant, cette dépendance du régime à l’égard de ses exportations de Captagon et de Hashish ne laisse pas à Assad une marge de manœuvre suffisante pour s’offrir le luxe de contenir efficacement cette activité lucrative, en l’absence d’alternatives qui lui seraient aussi avantageuses d’un point de vue pécuniaire.

Militarisation de l’aide internationale

   Depuis le début du conflit, la Syrie a bénéficié d’une aide humanitaire internationale conséquente, malgré le fait qu’elle demeure insuffisante pour répondre correctement à la crise. Cette aide humanitaire a été largement militarisée par le régime Assad, c’est-à-dire qu’elle a été largement distribuée selon des critères politiques et non nécessairement aux plus nécessiteux. Systématiquement, certains lieux ont bénéficié de l’aide humanitaire car perçus comme plus « loyaux » à Assad alors que leurs populations n’étaient pas touchées par le conflit, tandis que d’autres quartiers rebelles n’ont pas bénéficié de cette aide. Ce système de « récompense » est un moyen d’acheter les résidents, a minima de s’assurer de leur docilité dans les secteurs stratégiques pour le régime.

   Le processus de détournement de l’aide humanitaire est un système complexe, mais peut être résumé de la sorte : l’ONU et les ONG opérant en Syrie ne peuvent pas le faire sans l’accord et « l’assistance » du régime. De fait, ce sont des organisations reliées au régime syrien qui captent cette aide et la distribuent inégalement, ou alors, la Banque Centrale syrienne mène des opérations à taux trafiqués pour réalimenter ses réserves. Ce détournement de l’aide internationale constitue une source de revenus non-négligeable pour le régime. Par ce système de détournement systémique de l’aide financière que le régime reçoit, la banque centrale syrienne a pu renflouer ses réserves de change en manipulant artificiellement les taux de conversions entre le Dollar et la Livre syrienne. Ces opérations financières auraient permises au régime de récupérer directement 100 millions de Dollars entre 2019 et 2020 selon Karam Shaar. De plus, l’ONU s’est largement compromise au long du conflit syrien en renonçant à sa neutralité, impartialité et à son indépendance. Cette compromission s’illustre notamment par des financements directs, au nom de l’aide humanitaire, à des organisations affiliées au régime Assad. De fait, cette « aide humanitaire » est détournée de son principe en servant à la politique chaotique du dictateur, toujours en guerre et cherchant à se stabiliser. Human Rights Watch a dénoncé le financement de facto de la politique d’ultra violence du régime par son contrôle total sur l’aide humanitaire.

   Cette aide humanitaire demeure cependant nécessaire du fait de la grande précarité dans laquelle vive les Syriens. Pourtant, ceux vivant hors des zones contrôlées par le régime (le Nord-Est est contrôlé par les Kurdes liés au PKK et le Nord-Ouest par HTS, ex-branche d’al Qaida), surtout ceux vivant dans la poche d’Idleb. Le régime syrien et son allié russe ont fait en sorte de couper progressivement l’aide humanitaire transfrontalière qui leur était adressée, celle-ci dépendant d’une décision du conseil sécurité de l’ONU. L’objectif ultime d’Assad est bien de capter toute l’aide humanitaire envoyée à la Syrie, privant les zones qui lui résistent de cette assistance vitale et finançant son appareil de répression et ses réseaux clientélistes.

Bachar al-Capone : Prendre ce qu’il reste à prendre aux Syriens.

   Malgré la pauvreté massive qui touche la quasi-totalité des Syriens, le régime Assad a réussi à mettre en place une politique de racket, y compris envers les Syriens se trouvant à l’étranger. Une enquête récente du Guardian révélait comment le régime poursuivait au-delà des frontières des jeunes syriens ayant échappé au service militaire, leur demandait de payer des sommes avoisinant sept à dix mille dollars en échange d’une exonération à la conscription. L’extorsion d’argent aux syriens est permise grâce à un système de corruption généralisée à travers le pays et à ses frontières. Plusieurs Syriens rapportent par exemple devoir payer des bakchich et autres rançonnements à des miliciens ou agents du régime lorsqu’ils rentrent en Syrie, de même pour obtenir un passeport dans un délai raisonnable. Ce racket permanent est aussi un moyen informel de faire continuer à vivre les fonctionnaires, le régime étant toujours le premier employeur du pays. Beaucoup de Syriens n’ont en effet pas d’autre choix que de travailler (pour des salaires de misères) pour ce qu’il reste de l’Etat syrien. D’ailleurs, les fonctionnaires ont continué à recevoir leurs payes même lorsque les zones où ils résidaient sont passées sous le contrôle des groupes d’oppositions, façon pour le régime d’affirmer sa « continuité » et son autorité malgré sa perte de contrôle effective sur ces zones. Cependant, le régime syrien se voit forcé de diminuer son nombre de ses fonctionnaires à cause de son appauvrissement, le rendant même incapable de fournir le nécessaire à ses soutiens les plus loyaux.

   En revanche, la crise économique totale que connait la Syrie depuis 2019 a vu les aides vitales qu’accorde le régime diminuer drastiquement. L’aide à l’alimentation à et à l’achat de produits de première nécessité a été progressivement réduite, voire supprimée pour certaines. Le régime a resserré les critères d’éligibilité à l’usage de la « smart card » qui permet d’acheter des produits de premières nécessités, notamment de l’essence, secteur particulièrement affecté par la crise en Syrie. Ces critères sont incompréhensibles pour la plupart des Syriens, par exemple le fait de posséder une voiture fabriquée après 2008 exclut la famille du système « smart card ». Enfin, les centaines de milliers de Syriens emprisonnés dans les geôles du régime sont également utilisés comme des objets marchands. Leur libération de leur détention arbitraire est soumise à un chantage de la part des agents de sécurité du régime, exigeant des dizaines de milliers de dollars en échange du retour des prisonniers chez eux.

Conclusion provisoire

   Tout en s’affirmant comme un acteur incontournable pour la vie économique du pays, le régime s’autonomise de la société syrienne dans la structuration de ses revenus. La plupart des Syriens ne peuvent survivre que par des systèmes de trocs et de marchandage sur le marché noir, animant ainsi une économie parallèle tolérée par le régime dans la mesure où il peut prendre sa part.

   Les situations économiques les plus précaires sont celles de la région d’Idleb, dominée par l’ex branche syrienne d’al-Qaida, le groupe HTS, mais aussi au sud dans la région de Deraa qui connait par ailleurs une instabilité sécuritaire et politique. Le refus des Occidentaux de payer pour les dégâts causés en majorité par le régime toujours en place et l’incapacité de ses principaux partenaires (Iran, Russie) laisse présager que cette économie de survie évoluera pour mieux durer. Le récent rapprochement avec les Emirats-Arabes Unis représente une tendance régionale réelle, mais qui ne saurait offrir une reconstruction saine et générale du pays, dont les sanctions américaines empêchent toujours par ailleurs un pays tiers d’investir en Syrie.

 Mise à jour du 22/06/2022

Le journal Spiegel international a publié un papier le 21 juin dernier démontrant que sans la production de drogue, le régime Assad ne pourrait plus tenir en plus. Empirique, l'article apporte une démonstration chiffrée qui confirme la faiblesse économique du régime et sa dépendance totale à son trafic de Captagon.  Article disponible à https://www.spiegel.de/international/world/syrian-drug-smuggling-the-assad-regime-would-not-survive-loss-of-captagon-revenues-a-b4302356-e562-4088-95a1-45d557a3952a

Pour aller plus loin :

Dagher, S. (2019). Assad or We Burn the Country: How One Family’s Lust for Power Destroyed Syria. Little, Brown and Company.

Daher, J. (2019). Syria after the Uprisings: The Political Economy of State Resilience. Pluto Press.

Mazur, K. (2021). Revolution in Syria: Identity, Networks, and Repression (Cambridge Studies in Comparative Politics). Cambridge: Cambridge University Press. doi:10.1017/9781108915274

Wieland, C. (2021). Syria and the Neutrality Trap: The Dilemmas of Delivering Humanitarian Aid through Violent Regimes. I.B. Tauris.

[1] Voir Kevin Mazur, Revolution in Syria, Cambrige, 2021 ou Joseph Daher Syria after the Uprisings

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