
Imaginez que vous quittez une colocation. Vous rendez vos clés. Et là, surprise : on vous annonce que vous devez rembourser 1 % du prêt de la maison, sans que l’on vous explique précisément à quoi cette somme correspond. Quant aux meubles que vous aviez apportés ? On vous les rend… mais leur valeur a été revue à la baisse. Et c’est votre ancien colocataire, désormais aux commandes de la nouvelle maison, qui a lui-même organisé cette répartition.

Bienvenue dans le contentieux feutré mais hautement significatif de la liquidation du SIAEAG (Syndicat intercommunal d’alimentation en eau et d’assainissement de la Guadeloupe), vu par les communes de Terre-de-Haut et de Terre-de-Bas.
⚖️ Ce que dit le droit
Le Code général des collectivités territoriales (CGCT), en son article L. 5211-25-1, prévoit un mécanisme en apparence limpide :
• les communes qui se retirent d’un syndicat doivent récupérer les biens qui leur reviennent (actif), et
• se voir attribuer une part équilibrée de la dette (passif) qu’elles ont contribué à générer.
Sur le papier, rien de plus simple.
En cas de désaccord — ce fut le cas ici — le préfet tranche. Mais cette intervention doit respecter plusieurs principes fondamentaux du droit administratif :
• impartialité (article L. 121-1 du Code des relations entre le public et l’administration),
• contradictoire (articles L. 5 et L. 6 du Code de justice administrative),
• transparence et exactitude comptable (jurisprudence du Conseil d’État, notamment CE, 21 novembre 2012, n° 346380).
🧐 Ce qui s’est passé ici
Les communes de Terre-de-Haut et de Terre-de-Bas, ayant quitté le SIAEAG en 2014, se sont vu notifier en 2020 les arrêtés préfectoraux fixant leur part de dette et le patrimoine qu’elles récupéraient.
Leur surprise fut grande.

1 - Un liquidateur… double casquette
Le liquidateur du SIAEAG était le président de ce même syndicat, également président du nouveau syndicat (SMGEAG) qui reprenait ses compétences.
Autrement dit : le juge et le bénéficiaire.
👉 Cela pose un problème d’impartialité manifeste, contraire aux exigences du droit administratif.
👉 Aucun arrêté préfectoral de nomination formelle n’est venu encadrer ce cumul de fonctions.
👉 La Cour administrative d’appel pourrait considérer qu’un tel cumul fausse la régularité de toute la liquidation.
(Comme si votre ex-colocataire, devenu syndic de la nouvelle copropriété, fixait seul ce que vous lui devez encore régler… Un brin gênant.)
D’autant plus lorsque ce président n’est autre que Ferdy Louisy, le plus mandativore des Antilles et de la Guyane :
• Maire de Goyave
• Président du Parc national de la Guadeloupe
• Président du SMGEAG (syndicat de gestion de l’eau)
• Vice-président du Conseil départemental de la Guadeloupe
• Conseiller départemental du canton de Petit-Bourg
• 2ᵉ vice-président de la Communauté d’agglomération du Nord Basse-Terre (CANBT)
• Président ou vice-président de plusieurs commissions départementales (Eau, Environnement, Juridique…)
• Membre du comité syndical du SMGEAG
• Membre de commissions spécialisées au SMGEAG
Question centrale : lequel de ces mandats exerce-t-il avec une réelle efficacité ?
Et sur la transparence ?
Reconnu officiellement liquidateur du SIAEAG par le Tribunal administratif en 2022, M. Louisy n’avait pourtant produit aucune observation dans cette procédure cruciale.
Depuis, dans les documents récents, la fonction de liquidateur est anonymisée, alors que M. Louisy continue à la revendiquer publiquement.

Pourquoi un tel manque de clarté autour d’une fonction aussi centrale dans un dossier aussi sensible que celui de la gestion de l’eau en Guadeloupe ?
2 - Un contradictoire bien discret
Certaines pièces fondamentales (éléments d’évaluation de l’actif et du passif) ont été produites tardivement, et non communiquées à l’ensemble des parties.
Cela contrevient au principe du contradictoire, pierre angulaire de la procédure administrative.
👉 Le Conseil d’État est clair : si le contradictoire est compromis, l’acte est entaché d’irrégularité.
(Imaginez apprendre qu’on vous facture des frais… sur des documents que vous n’avez même pas eu l’occasion de consulter.)
3 - Une répartition de la dette… bien floue
La part de la dette attribuée aux communes repose sur un rapport d’expertise non intégralement versé aux débats.
Le distinguo entre emprunts globalisés et individualisables a été appliqué avec une certaine souplesse.
👉 Or la jurisprudence CE précitée est stricte : pour qu’une dette soit transférée, il faut démontrer qu’elle correspond précisément à un bien ou service transféré.
👉 Ici, cette démonstration demeure lacunaire.
4 - Une évaluation de l’actif… en chute libre
Les communes ont vu l’actif qui leur était restitué estimé bien en deçà des évaluations antérieures (ex : 2,7 M€ en 2020 contre plus de 4,1 M€ en 2003).
Le tribunal a écarté ces comparaisons au motif qu’elles étaient anciennes… sans pour autant démontrer que l’évaluation actuelle reposait sur des bases pleinement fiables.
👉 Absence d’état complet du patrimoine → doute sérieux sur la régularité de l’évaluation.
5 - Une erreur de base sur le montant de la dette
Enfin, pour parfaire ce tableau, les arrêtés préfectoraux mentionnent une dette globale entachée d’une erreur de 200 000 euros.
Le tribunal a jugé cette erreur « matérielle » et sans incidence… mais en matière de liquidation, une telle approximation soulève question.
🚩 Conclusion : un cocktail d’irrégularités
Sur le papier, le droit a été respecté.
Dans les faits, plusieurs irrégularités sérieuses entachent la régularité de cette liquidation :
✅ atteinte au principe d’impartialité,
✅ manque de respect du contradictoire,
✅ méthode de répartition de la dette contestable,
✅ évaluation de l’actif discutable,
✅ erreur matérielle sur le montant de la dette.
👉 Les communes ont donc tout intérêt à former un appel solide, en s’appuyant sur ces moyens, pour défendre leurs droits.
📚 Pour les amateurs de droit (et les sceptiques)
Les références utiles :
* Article L. 5211-25-1 CGCT (répartition des actifs et passifs en cas de retrait d’une commune),
* Article L. 5211-26 CGCT (désignation du liquidateur),
* Article L. 121-1 CRPA (impartialité),
* Articles L. 5 et L. 6 CJA (contradictoire),
* CE, 21 novembre 2012, n° 346380 (principes applicables en matière de répartition des dettes).
Et comme disait un grand juriste (ou peut-être un ancien colocataire) :
« On ne quitte pas une colocation en réglant des dettes floues sur la base de meubles invisibles. »
C’est tout l’enjeu de ce dossier dont on ne peut pas dire qu'il soit des plus... limpide.
Paris, le 9 juillet 2025
Damien Maillard - Veille & Démocratie