Nombre de médiapartiens et médiapartiennes m’ont fait part de leur curiosité sur les fondements théoriques du NPA et notamment sur la notion d’éco-socialisme.
Il m’a semblé intéressant de mettre à disposition un texte de Patrick Chesnais et Claude Serfaty intitulé « Ecologie et conditions physiques de la reproduction sociale ». Non que ce texte ait valeur de « bible » (il n’y a et n’aura aucune « écritures saintes au NPA) mais ses qualités permettent d’ouvrir le débat. Débat qui n’a pas manqué au sein du NPA et qui continuera lors de son congrès de fondation qui se tient du 6 au 8 février inclus.
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Introduction
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L’idée centrale qui domine la réflexion présentée dans ce chapitre est la suivante. Ce dont il est question aujourd’hui, derrière les mots “ écologie ” et “ environnement ”, ou encore les expressions “ questions écologiques” et “ problèmes environnementaux ”, n’est rien moins que la pérennité des conditions de reproduction sociale de certaines classes, de certains peuples, voire de certains pays. Comme ceux-ci sont situés le plus souvent, soit dans ce qu’on nomme aujourd’hui “ le Sud ”, soit dans l’ancien “ Est ”, la menace semble lointaine et donc abstraite dans les pays du centre du système capitaliste mondial. Le temps de gestation très long des pleins effets de mécanismes présents dans le capitalisme dès ses origines, a été et reste plus que jamais un puissant facteur d’inertie sociale dans les pays capitalistes avancés[1]. Les groupes industriels et les gouvernements des pays de l’OCDE tirent largement parti de ce fait pour diffuser l’idée que la dégradation des conditions physiques de la vie sociale ferait partie des maux “ naturels ” que certains peuples seraient appelés à subir. Ce serait pour eux un “ malheur ” de plus.
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Dans la présentation dominante, les dégradations environnementales planétaires exigeraient donc des pays avancés, tout au plus des changements pays du Sud" témoigne de la pérennité des rapports de domination impérialiste, mais dans un contexte où les populations de ces pays peuvent être laissées sous le contrôle des "lois naturelles" proposées par Malthus à l'aube du dix-neuvième siècle..
1. quelques fils conducteurs marxistes
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Avant d’approfondir un peu l’énoncé de ces deux grands thèmes qui commandent notre réflexion dans ce chapitre, nous voulons faire quelques remarques liminaires. Il s’agit pour nous d’une obligation personnelle, en même temps qu'une tentative de lire Marx et Engels à la lumière des temps présents..
1.1. Un immense retard théorique et politique à combler
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Le retard est celui que nous (les auteurs de ce texte) reconnaissons à titre personnel, du point de vue de notre travail sur la critique du capitalisme. Mais ce retard est aussi, nous semble-t-il, celui plus généralement de la très grande majorité de ceux qui se réclament du marxisme. L’analyse et la discussion des questions relatives à l'environnement et aux menaces écologiques de plus en plus pressantes qui pèsent sur les conditions physiques et sociales de la reproduction dans des parties déterminées du globe, se sont faites, nous semble-t-il, et continuent pour l’instant de l’être, très largement en dehors d'une référence forte à une problématique marxienne et/ou marxiste[12]. La responsabilité de ces carences et de ces retards incombent aux marxistes, autant, et en ce qui nous concerne, plus qu’aux écologistes. Il est évidemment indéniable que dans leur grande majorité, les écologistes ont cru pouvoir, ou ont même délibérément voulu éviter de fonder leurs propositions sur une critique du capitalisme de type marxien ou marxiste. Ils ont atténué, sinon gommé l’importance des rapports entre la logique du profit et ce qu’ils nomment le "productivisme", de même qu’ils ont fait et continuent à faire silence sur le rôle central de la propriété privée dans la crise écologique. Cela contribue fortement à expliquer que leur combat ait été voué à l'échec, ou pire encore, à la récupération par le système. L'absence d'une posture anticapitaliste a conduit la plupart des partis Verts européens à devenir des simples partenaires "éco-reformistes" de la gestion social-libérale du capitalisme par les gouvernements dirigés par des partis sociaux-démocrates ou staliniens repentis. Mais la montée de la pensée écologiste et des formations politiques qui l’ont portée, n’aurait pas été possible sans le terrible vide théorique et politique qui s’est formé du côté des marxistes et qui a duré au moins jusqu’au début des années quatre-vingt-dix[13].
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Le retard très important de l'analyse marxiste est le résultat conjugué de nombreux facteurs. Il plonge ses racines dans la lecture unilatéralement "productiviste" du travail de Marx et d'Engels qui a été faite pendant des décennies. Dans la conception qui a prévalu, “ l’enveloppe ” institutionnelle et organisationnelle dans laquelle s’effectue le développement des forces productives, y compris celui de la science, est reconnue comme étant capitaliste de part en part, mais sans que cela n’affecte autrement que de façon tout à fait superficielle l’orientation et les résultats de ce développement. La science, la technologie et les “ formes de cultiver et de fabriquer ”, autrement dit les formes de relations avec la “ nature ”, seraient pour le socialisme à la fois un “ héritage ” et un “ tremplin ”. Elles constitueraient d’abord un “ héritage ”, que le socialisme pourrait accepter : certes, après inventaire, mais un inventaire quand même assez sommaire. Elles seraient ensuite un “ tremplin ” à partir duquel l’humanité pourrait avancer sans n’avoir à opérer plus que des infléchissements et sans avoir à gérer d’immenses dégâts en tentant d’en renverser une partie au moins des conséquences. C'est ainsi que la notion de "révolution scientifique et technique" élaborée par Richta au début des années soixante a servi de base théorique à tout le courant dominant du marxisme. C’est sur ce socle que le mouvement ouvrier traditionnel - les syndicats et les partis sociaux-démocrates aussi bien que communistes - ont pu construire les positions qui en ont fait les défenseurs de l'énergie nucléaire, dont la fonction militaire de maintien de l'"ordre mondial" a pourtant été central, mais aussi les partisans résolus de l'industrie automobile.
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Pour les PC occidentaux et les syndicats liés à la Fédération syndicale mondiale (la FSM), il s’agissait aussi de défendre l'expérience, désastreuse du point de vue écologique comme sur tous les autres plans, du "socialisme réel" et de la domination sociale de la bureaucratie stalinienne[14].Les changements dans les rapports de force entre le capital et la travail nés de la “ contre-révolution conservatrice ” et de la libéralisation et déréglementation imposées aux classes ouvrières et aux salariés de tous les pays, n’ont fait qu’aggraver les choses. La “ sauvegarde de l’emploi ” est devenue le but prioritaire, sinon unique, de l’action du mouvement ouvrier, devenant l’un des arguments majeurs qui est opposé à toute proposition sérieuse de limitation de l’usage de l’automobile, comme à l’application même des textes de loi bien limités en matière de contrôle de certaines pollutions, par exemple dans les industries chimiques. La “ défense de l’emploi ” est mobilisée pour que l’agriculture productiviste et polluante, ainsi que les très puissants intérêts agro-alimentaires qui lui sont liés, gravement mis en cause par la “ maladie de la vache folle ”, soient touchés de façon aussi limitée que possible, sinon pas du tout.En ce qui concerne le courant trotskiste dont nous sommes issus, la répétition des positions des principaux dirigeants et théoriciens du parti bolchevique datant des années vingt est venue conforter des positions largement conformes à celles des appareils de la CGT et de FO..
La position des dirigeants du Parti bolchevique qui a conduit au retard théorique et politique de ceux qui ont par ailleurs maintenu la critique du capitalisme et l’ont étendu de façon systématique, par exemple au militarisme, doit évidemment être située dans le contexte précis où elle s’est développée. La victoire de la première révolution prolétarienne dans un pays peu industrialisé et à faible développement des capacités de recherche scientifique et technique a très fortement accentué l’approche fondée sur “ la maîtrise des lois naturelles ” et la “ domination de la nature ”. Elle explique l’éloge du taylorisme par Lénine, les discours sur la science et la technique de Trotski de cette époque[15] et les positions sur la science et la technique de Boukharine, fortement teintées de positivisme[16]..
1.2. Lire Marx et Engels et s’en servir dans le contexte historique présent
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Il faut donc revenir à Marx et Engels pour les relire, retravailler la critique du capitalisme dont ils ont jeté les fondements. De même qu’il faut décliner aussi, de façon autrement plus ferme que cela n’a été fait jusqu’à présent, la critique “ écologiste ” des formes matérielles de la civilisation du capital financier monopoliste. Revenir à Marx ne veut pas dire tenter de soutenir que celui-ci, tout comme Engels avec lui et après lui, n’auraient pas écrit des choses contradictoires, défendu des positions dont la réconciliation n’est pas toujours évidente. A côté de très importants éléments critiques, qui ont été longtemps presque complètement négligés par les théoriciens marxistes après Marx, il existe bel et bien dans leur travail de nombreux textes dont ont pu, et dont peuvent toujours se réclamer, les tenants de la “ science comme facteur de progrès ” en toute circonstance, ou presque, -- des textes qui font le panégyrique du capitalisme sur le plan de la science et de la technologie. Ces textes à la gloire de la science, tout comme ceux qui font le panégyrique de l’œuvre accomplie par le capitalisme et la bourgeoisie, doivent être replacés dans leur contexte, celui des premières grandes expositions universelles qui ont frappé tous ceux qui les ont vues..
Si Marx et Engels n’y avaient pas été sensibles, on peut être certain que ceux qui leur font un procès en positivisme et en scientisme les accuseraient d’avoir vécu hors de leur temps ou absolument en marge de celui-ci ! Ces textes doivent aussi et surtout être situés dans la perspective historique et les délais de la transformation sociale qui sont ceux de Marx, comme de tous les théoriciens révolutionnaires au moins jusqu'à la Seconde guerre mondiale. Dans l’esprit de Marx, en tant que système marqué par des crises économiques graves à répétition qui représentent autant d’appels réguliers à l’action de la classe ouvrière, le capitalisme est appelé à disparaître assez vite.
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L’humanité pourra s’en défaire par l’entremise de la révolution dès qu’auront été réunies les conditions objectives et subjectives de son dépassement : les nouveaux moyens de production et de transport maritime et terrestre et les premiers moyens de communication et une classe ouvrière concentrée, prête à être organisée sur le plan syndical comme sur le plan politique dans une perspective de renversement du capitalisme.Cependant il est assez bien connu que les textes sur le caractère progressiste du capitalisme sur le plan de la création scientifique et technologique sont constamment qualifiés sous l’angle de leurs conséquences très négatives pour les travailleurs[17]. Ce qui a été dit moins souvent, c’est que certains de ces textes[18], le sont également sous l’angle de leurs conséquences néfastes pour la “ terre ”, terme qu’il faut considérer comme un raccourci servant à désigner de façon beaucoup plus large les conditions naturelles et physiques de la production et de la reproduction..
L’un des passages où Marx est le plus explicite par rapport aux conséquences “ écologiques ” du capitalisme est celui qui clôt la longue quatrième section du livre I du Capital sur la production de la plus value relative. Il y traite de l’exploitation (le “ martyrologe ”) des ouvriers agricoles et industriels dans le cadre de développements plus large sur les rapports entre l’agriculture et la grande industrie. Une lecture tant soit peu attentive de ses réflexions indique à quel point, pour Marx, l’idée de progrès sous l’égide du capitalisme industriel est subordonnée à celle de révolution : “ Avec la prépondérance toujours croissante de la population des villes qu’elle agglomère dans de grands centres, la production capitaliste, d’une part accumule la force motrice historique de la société ; d’autre part, elle détruit non seulement la santé physique des ouvriers urbains et la vie intellectuelle des travailleurs rustiques, mais elle trouble encore la circulation matérielle entre l’homme et la terre (etc) ”[19]. Aujourd’hui comme hier, dans des conditions historiques différentes, l’enjeu est là : dans la capacité d’auto-organisation[20] de cette population, majoritairement urbaine, de vendeurs de leur force de travail (de salariés et de chômeurs qui sont des “ prolétaires ” même s’ils ne sont plus majoritairement ouvriers) jusqu’à être capables de jouer ce rôle de “ force motrice de l’histoire ”, c’est-à-dire de sujet politique décidé à en finir avec la capitalisme. En l’absence ou dans une situation de paralysie de ce sujet politique, ce qui l’emporte est la consolidation et l’accentuation d’un processus où “ chaque progrès de l’agriculture capitaliste est un progrès non seulement dans l’art d’exploiter le travailler, mais encore dans l’art de dépouiller le sol ; chaque progrès de l’art d’accroître la fertilité pour un temps, un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité. Plus un pays, les Etats-Unis par exemple, se développe sur la base de la grande industrie, plus ce procès de destruction s’accomplit rapidement ”..
Et Marx de terminer par cette phrase : “ La production capitaliste ne développe donc la technique (…) qu’en épuisant les deux sources d’où jaillit toute richesse, la terre et le travailleur ”[21]. Il semble difficile dans ces conditions d'affirmer, comme le fait T. Benton[22], que la vison "économiciste" de Marx l'a empêché de voir les conséquences écologiques catastrophiques de la domination du capital.