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Billet de blog 28 janvier 2009

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Ecologie, marchandisation et propriété sociale (partie 2)

Suite du texte de François Chesnais et Claude Serfati intitulé "Ecologie et conditions physiques de la reproduction sociale". Ce texte, rappelons-le a été discuté dans le cadre du processus aboutissant, le 8 février, à la fondation du NPA mais n'a aucun statut particulier sinon d'aider au débat sur les thèmes abordés.

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Suite du texte de François Chesnais et Claude Serfati intitulé "Ecologie et conditions physiques de la reproduction sociale". Ce texte, rappelons-le a été discuté dans le cadre du processus aboutissant, le 8 février, à la fondation du NPA mais n'a aucun statut particulier sinon d'aider au débat sur les thèmes abordés.

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2. Capitalisme rentier et "épuisement de la terre et du travailleur"

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Les révolutions du 20° siècle ont été défaites - de l’intérieur autant et même plus que de l’extérieur. Il n’y a pas eu de passage du capitalisme vers une forme d’organisation sociale dans laquelle l’humanité aurait maîtrisé ses conditions matérielles de sa reproduction, y compris, ou plus exactement d’abord et surtout, de son environnement naturel planétaire, la biosphère comprise. C’est donc dans le cadre de l’hypothèse pessimiste où “ le procès de destruction s’accomplit rapidement ” que l’on est contraint de se situer. Marx pensait certainement qu’il s’agissait pour lui de l’indiquer “ pour mémoire ” pour ainsi dire. Faisant le pari de l’extension de la révolution, notamment en Allemagne, les bolcheviques pouvaient encore penser emprunter au capitalisme ses technologies comme tremplin vers une situation où ils libéreraient la science et la technique de son enveloppe capitaliste. Aujourd’hui nous sommes obligés de procéder bien différemment.

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Il es nécessaire de refuser l’économicisme ambiant. Rien ne serait plus urgent que de modifier le terrain et les termes actuels du dialogue des marxistes avec les courants de pensée dominants, même “ hétérodoxes ”, afin de se réapproprier une critique authentiquement radicale du capitalisme comme de la domination bourgeoise. Etre fidèle à Marx aujourd’hui, c’est commencer par le relire d’un œil nouveau. Il faut rechercher avec lui (et pas juste dans son propre travail), tous les traits prédateurs et parasitaires et toutes les tendances à la transformation des forces initialement ou potentiellement productives en forces destructives, qui étaient inscrits dans les fondements du capitalisme dès le départ, mais dont le temps de gestation et de maturation a été très long. Il y a toujours eu chez Marx une incitation à la critique la plus radicale, elle était fondée sur une vision “ pessimiste ” de l'avenir de l'humanité si la domination du capital devait se poursuivre.

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Il faut donc chercher à pousser plus loin des remarques du type de celle qu’on trouve dans l’Idéologie Allemande, quand Marx observe que “ dans le développement des forces productives, il arrive un stade où naissent des forces productives et des moyens de circulation qui ne peuvent plus être que néfastes dans le cadre des rapports existants ; elles ne sont plus des forces productives, mais des forces destructrices (le machinisme et l'argent) ”.[1] Dans L’Idéologie Allemande, Marx ne développe pas l’idée au delà de ce constat. Il n'est pas sûr non plus qu’en parlant de ces deux mécanismes destructifs, Marx pense à la destruction de “ la nature ”. Ici comme dans les écrits philosophiques antérieurs et comme dans Le Capital ensuite, Marx se réfère surtout au sort des prolétaires et de leurs familles, ainsi qu’à celui des couches non-prolétarisées les plus exploitées. Rappelons en quels termes Marx énonce dans le livre I du Capital, la manière dont “ la loi qui met l’homme social à même de produire davantage avec moins de labeur, se tourne en milieu capitaliste – où ce ne sont pas les moyens de production qui sont au service des travailleurs, mais le travailleur qui est au service des moyens de production – en loi contraire, c’est-à-dire que plus le travail gagne en ressources et en puissance, plus il y a pression des travailleurs sur leurs moyens d’emploi, plus la condition d’existence du salarié, la vente de sa force de travail, devient précaire [2].

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Aujourd’hui, Marx énoncerait une “ loi ” (c’est-à-dire un processus macro-social produisant des effets de grande ampleur et qui repose sur les rapports de propriété et les finalités résultant de la mise en valeur du capital) complémentaire, relative à la destruction par le capitalisme de l’environnement naturel, des ressources naturelles et de la biosphère. Le terme complémentaire est indispensable, car c’est dans le processus de constitution initiale, c’est-à-dire d’expropriation de leurs conditions de travail antérieures, des hommes et des femmes qui formeront le “ prolétariat ” (ceux qui ne doivent vivre de la vente de leur force de travail), puis de leur exploitation et de leur domination par le capital, que gisent certains des plus importants mécanismes de destruction de cet environnement.

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En se plaçant dans une perspective de gestation longue, ce chapitre va donc porter sur les plus importants mécanismes économiques et sociaux qui fondent les tendances longtemps ignorées du capitalisme à la prédation et au parasitisme, et partant à la transformation de forces initialement ou potentiellement productives en forces destructives[3] de l’environnement naturel et de la biosphère. Bien que ces tendances coexistent avec les tendances “ progressistes ” sur lesquelles l’accent a longtemps surtout été mis par la majorité des commentateurs de Marx, elles caractérisent dès le départ les relations que le capitalisme établit avec les conditions extérieures de production qu’il trouve au moment de son émergence et dans le cadre desquelles il se meut. La dernière section cherchera à décliner très brièvement les conséquences de la centralisation et de la concentration du capital et la formation de certains des oligopoles les plus puissants autour d’activités, d’industries et de formes de vie quotidiennes ayant les plus forts effets destructeurs des conditions naturelles de reproduction de la vie.

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2.1 Le long combat du capital pour contrôler la reproduction du vivant

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C’est dans le monde rural, et par la pénétration des rapports de production capitalistes dans l’agriculture et l’élevage, qu’il faut commencer. C’est là que se situe l’un des fondements les plus cruciaux du mode de production et de domination que nous subissons et que se trouve aussi l’origine de l’un des mécanismes les plus permanents d’atteinte aux métabolismes sur lesquels la reproduction physique des société humaines repose. Nous sommes en présence d’un champ où le capital financier continue aujourd’hui plus férocement que jamais sa poursuite simultanée de profit et de formes renouvelées de domination sociale. Il prend appui sur un processus qui remonte aux débuts du capitalisme, mais il a connu des phases de répit qui font aujourd’hui figure “ d’age d’or ”. L'étape actuelle consiste désormais pour le capitalisme à passer de l’expropriation de la paysannerie à “ l’expropriation du vivant ”[4].

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L’expropriation des producteurs paysans directs et la soumission de la production agricole et animale au marché et au profit sont des mécanismes qui datent de la formation du capitalisme en Angleterre[5]. On sait le rôle fondamental que joua ici l'expropriation des agriculteurs anglais du 16° au 18° siècle, notamment au moyen du mouvement clôture privée des terrains communaux dit des enclosures, décrit par Thomas More comme un mécanisme social au terme duquel les troupeaux “ mangent les hommes ” ("sheep devouring men"). Marx a placé le processus d’expropriation de la paysannerie au cœur des mécanismes de l’accumulation primitive. Mais ce processus n’a jamais cessé et il se poursuit à ce jour. Il n’est pas imputable aux seules politiques du FMI, aussi nécessaire soit-il de les incriminer. C’est au cœur des rapports de production et de domination qu’il se situe.

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Depuis les premières colonisations, l’histoire économique et sociale des pays du “ Sud ” subordonnés à l’impérialisme est celle, pour ce qui nous concerne ici, de vagues successives d’expropriation des paysans au profit de formes concentrées d’exploitation de la terre (déforestations, plantations, élevage extensif, etc.) pour l’exportation vers les pays capitalistes centraux. Lorsqu’on examine la situation des plus grands exportateurs de matières de base non-minières – le Brésil, l’Indonésie ou les pays du Sud de l’Asie – on est face à un processus où les destructions environnementales et écologiques de plus en plus irréversibles vont de pair avec les agressions incessantes portées contre les conditions de vie des producteurs et leurs familles, de sorte qu’il est impossible de dissocier la question sociale de la question écologique. Les bénéficiaires ont toujours été les mêmes : les grands groupes de négoce puis de production agro-alimentaire alliés dans des configurations multiples et changeantes aux classes dominantes locales et aux oligarchies rentières ou capitalistes. Les attaques du capital contre la production directe a fomenté en permanence la lutte des classes dans les campagnes, d’abord dans les pays capitalistes les plus anciens et au 20° siècle dans la pays du “ Sud ”. Aujourd’hui la nouveauté consiste dans une prise de conscience de l’interconnexion entre les destructions écologiques et les agressions contre les conditions d’existence de producteurs, qui est l’un des traits, en Amérique latine comme en Asie, des mouvements paysans contemporains (par exemple le mouvement des “ sans terre ” du Brésil).

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L’intérêt théorique de l’agriculture est d’illustrer les enjeux de la question de la maîtrise par les producteurs directs de leurs conditions de production. C’est l’une des dimensions de sa très grande importance sociale. Dans l’agriculture, la séparation ou la perte de maîtrise s’est produite deux fois, dans deux contextes économiques, sociaux et techniques distincts. Dans le cas des pays à implantation capitaliste ancienne, ces deux expropriations successives ont eu lieu à des siècles d’intervalle. La première fois, la séparation des producteurs directs de leurs conditions de production, s’est confondue avec le mouvement d’expropriation massive de la paysannerie. Dans beaucoup de passages du Capital ou des Grundisse, Marx, tout en explicitant les conditions et les effets humains, la considère comme inévitable et même nécessaire. Le passage à une agriculture moderne prenant appui sur l’agronomie des “ gentlemen farmers ” du 18° et du 19° siècles et sachant recycler ses déchets selon les préceptes de la nouvelle chimie du sol, lui paraît un point de passage incontournable dans un développement social qu’il considère encore comme placé sous le signe du progrès. Et cela, même s’il prend conscience très vite que la soumission de l’agriculture aux rythmes de croissance commandés par l’industrialisation rapide va bouleverser les métabolismes naturels et commencer le mouvement de fuite en avant où “ chaque progrès de l’art d’accroître la fertilité pour un temps, (est) un progrès dans la ruine de ses sources durables de fertilité ”[6].

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En Angleterre d’abord, puis avec des temps de retard divers dans presque tous les pays à révolution démocratique bourgeoise et à développement capitaliste, la premier mouvement d’expropriation est suivie d’une phase plus ou moins longue où paraît se former un nouvel équilibre. On semble voir s’établir des formes de métabolisme entre l’homme et le milieu agricole selon les théories de Leibig et se reconstituer une forme nouvelle de maîtrise par les producteurs directs de leurs conditions de production capitalistes sur la base de petite ou moyenne exploitations travaillant pour les marchés locaux et urbains. Seuls les Etats-Unis font sur ce plan, comme dans tant de domaines, exception. Ils sont les premiers à détruire leurs “ fermiers ” et à mettre en place beaucoup plus tôt que partout ailleurs l’agriculture hautement mécanisée, à utilisation intense de produits chimiques et à très forte dépense en énergie[7]. Cette maîtrise partiellement retrouvée, sans doute largement en apparence et tout à fait momentanée, se fait dans le cadre d’exploitations capitalistes de dimension moyenne ou d’exploitations paysannes dont les propriétaires ont bénéficié d’une formation agronomique. Nombre d’entre eux ont pu pratiquer une agriculture se rapprochant au moins un peu, du type de celle décrite idéalement par Jean-Pierre Berlan : “ des innovations résultant d’une intelligence collective, associant savoir faire scientifique et savoir faire paysan pour se prêter ensuite au partage et sachant convaincre la nature de travailler amicalement pour nous[8].

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Cette maîtrise retrouvée est rendue passagère par le rythme de l’industrialisation et de l’urbanisation et surtout par la nécessité absolue, du point de vue de l’accumulation du capital, que les marchandises entrant de façon centrale dans le coût de reproduction de la force de travail soient aussi bon marché que possible. L’augmentation à tout prix de la productivité agricole a deux effets : elle débouche sur ce qui est nommée et critiquée aujourd’hui très hypocritement comme le “ productivisme à tout crin ” et “ l’agriculture polluante ”. On fait mine “ d’oublier ” que ces maux sont le résultat de politiques délibérées, fortement subventionnées, qui ont aussi pour effet de livrer l’agriculture à la très grande industrie agro-chimique, lieu de développement aujourd’hui des biotechnologies. Pas à pas, le cultivateur subit depuis trente ans en Europe (et bien avant aux Etats-Unis) une nouvelle phase d’expropriation. Son point d’achèvement est la mise en place de l’immense dispositif technologique et institutionnel destiné à en finir avec ce qui a toujours semblé un processus immuable. Il s’agit de rien de moins que d’interdire aux agriculteurs de semer une partie du grain qu’ils récoltent, tant par la loi internationale (celle de la protection par l’OMC de la brevetabilité du vivant) que par une technique de transgenèse – baptisé par Monsanto du nom explicite et maintenant célèbre de Terminator -- qui permet de produire un grain (et bientôt d’autres semences) stérile qui ne peut pas se resemer. Les enjeux et les conséquences prévisibles en cas de succès du capital financier sont et seront d’une gravité incommensurable dans les pays pauvres à forte population paysanne. A moins d’une résistance sociale et politique d’une très grande force, le capitalisme sera parvenu au terme de son processus multi-séculaire d’expropriation des producteurs et de domination par le capital et l’argent du vivant. Il sera passé de l’expropriation des paysans jusqu'à l’expropriation du droit général des êtres humains de reproduire et bientôt de se reproduire, sans utiliser les techniques brevetées, sans payer un lourd tribut à l’industriel, et derrière lui à ses actionnaires et aux marchés boursiers[9].

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2.2. La rente au cœur du capitalisme

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L'examen du processus d'expropriation des paysans des "conditions naturelles de production" (la terre) présente également un autre enseignement majeur pour l'évolution de longue période du capitalisme. Il permet le renouvellement d'une économie critique radicale qui donne à la théorie de la rente le plus grand développement possible et pousse l’analyse de la place faite dans le capitalisme aux rentiers de toutes catégories. Du même coup, la question de la propriété devient incontournable. La propriété privée du sol et des ressources naturelles agricoles et minières qui lui sont liées, donc la possibilité qui s’ouvre de percevoir un type de revenu – la rente – dont le propre est d’être fondée sur le seul fait de jouir de la propriété exclusive des ressources en question, sont nées avant le capitalisme. Le rapport qui doit être qualifié objectivement, scientifiquement, de parasitaire (même si certains objectent que ce mot comporte un jugement de valeur) – celui que le propriétaire établit avec les ressources sur lesquelles il est “ assis ” et avec les hommes qui les mettent en valeur par leur travail – est également bien antérieur au capitalisme. Pour s’en tenir à l’histoire occidentale, c’était le socle de l’économie rurale à l’époque féodale.

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Mais l’économie marchande dans sa phase d’expansion mondiale d’abord, et le capitalisme ensuite, ont donné à la rente un formidable développement. Il est aisé de comprendre pourquoi. Un système économique et un mode de domination sociale qui se fondent sur la propriété privée des moyens de production et sur l'argent comme forme de richesse universelle et de puissance sociale, sont naturellement enclins à légitimer la propriété privée sous toutes ses formes. Passée une très courte période de conflit entre les capitalistes et les propriétaires fonciers agricoles (conflit largement circonscrit à la France, avec le démantèlement de la propriété ecclésiastique et l’abolition des droits féodaux, et à l’Angleterre, avec la stigmatisation de la rente dans la théorie de l’accumulation de Ricardo et le différent sur les lois taxant l’importation du blé), le profit a fait la paix avec la rente. La terre agricole a été reconnue comme source de rente, de même que l'ont été les cours et les chutes d’eau exploitables industriellement, les mines de fer, de charbon et de tous les métaux non ferreux, et aussi plus tard que les gisements de pétrole aussi bien que les terrains à bâtir et le sol urbain. Une large panoplie de mécanismes ont assuré une osmose croissante entre rente et profit. On est vite passé de la subordination de la rente au profit, à son incorporation dans le profit. De multiples configurations de l’interpénétration et de la confusion entre rente et profit apparaissent.

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Les mécanismes d’interpénétration de la rente et du profit ont plus tard été consolidés par la montée en puissance de la catégorie de ceux que Marx nomme les capitalistes “ passifs ”, bénéficiaires d’une rente assise sur la possession d’un capital-argent. Comme on sait, on est en présence d'une forme de capital dont la valorisation repose sur un droit de propriété (aujourd’hui surtout matérialisé par des actions) ou sur une créance (des titres de la dette publique notamment), dont leurs détenteurs attendent qu'ils leur produisent un revenu “ tout aussi naturellement que le poirier porte des poires[10]. Marx a analysé les singularités des types de revenu découlant purement et simplement d'un droit de propriété. Il le fait précisément dans le cadre de l'analyse de la rente foncière postérieure à l’avènement du capitalisme. Il la compare aux titres porteurs de la dette publique, et il écrit que comme ceux-ci "Le titre de propriété foncière n'a rien à voir avec le capital qui est investi. Sa valeur est fondée sur une anticipation"[11]. Dans un autre texte, il précise le prix à payer pour cette exigence que s'arroge le rentier : "Une anticipation de l'avenir - une véritable anticipation ne se produit en général dans la production de la richesse que relativement au travailleur et à la terre. Leur avenir à tous deux peut être réellement anticipé et dévasté par un surmenage prématuré et l'épuisement, par la perturbation de l'équilibre entre dépenses et rentrées. Cela se produit pour l'un et pour l'autre dans la production capitaliste"[12].

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Avec le mot “ épuisement ”, Marx nous met en présence d’une notion clef. Le propriétaire d’un titre de propriété de terres, de mines, de gisements, mais aussi d’actions et d'obligations, attend que ses rentes tombent. Son seul réflexe relevant de la “ rationalité économique ” est de faire des évaluations sur le montant et la durée des flux rentiers afin de pouvoir les négocier sur des marchés spécialisés. Un point c’est tout. La relation est parasitaire de façon inhérente. Les idées d’entretien, de restitution, de gestion dans la durée peuvent s’imposer au propriétaire, ou (cas le plus fréquent) lui être imposées dans des circonstances politiques et des rapports de force précis. Elles ne lui viennent pas spontanément. Le propriétaire d'obligations d'Etat n'a que faire du coût que ceux sur qui pèsent les impôts doivent supporter pour qu'il touche ses intérêts, véritable tribut perpétuel. Le détenteur d'actions n'a que faire du coût supporté par les salariés, tant qu'il peut empocher, grâce au gouvernement d'entreprise fondé sur "la création de valeur pour l'actionnaire", ses dividendes et plus-values dont le montant est directement proportionnel à la baisse du coût de la force de travail. Et loin de considérer que le comportement des rentiers concerne uniquement la sphère financière, Marx nous dit au contraire qu’il est tout à fait présent dans la relation que le capital établit avec les travailleurs et avec la terre.

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La lutte de classes est venue contenir en partie la tendance à l’épuisement des travailleurs, et le progrès scientifique et technologique a permis en partie de le masquer et d’en repousser certains effets à plus longue échéance pour la terre. Cependant, la victoire emportée par le capital financier dans le cadre de la mondialisation capitaliste contemporaine issue de la libéralisation et de la déréglementation et les espaces ouverts par l'effondrement des régimes d'économie collectiviste ont donné une formidable impulsion au capitalisme prédateur et à l'appropriation rentière. Les mesures politiques qui visaient à développer les marchés financiers (la "globalisation financière") ont eu pour résultat d'élargir considérablement la variété des actifs financiers et la diversité des sphères de valorisation du capital rentier[13] au prix d'un épuisement accéléré "du travailleur et de la terre" .

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2.3 "La capitalisation de la nature"

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Nous prendrons l'exemple de la transformation des dévastations de la nature en champs de mise en valeur du capital porteurs de revenus pour les actionnaires. La dénonciation des désastres par les rapports d'experts scientifiques, les associations écologiques, les mouvements de résistance des populations directement concernées ont conduit les gouvernements et les organisations internationales à se saisir de cette question. Ils l'ont fait avec le souci de permettre à l'accumulation du capital rentier et au mode de consommation fondés sur la destruction écologique de se poursuivre. Ainsi, les politiques néolibérales ont-elles impulsé à la création de marchés financiers spécialisés, dont l'objet est d'imposer des droits de propriété sur des éléments vitaux comme l’air, mais aussi la biosphère comme telle. Ils doivent cesser d'être des “ biens libres ” et devenir des "sphères de valorisation" fondées sur la mise en place de droits de propriété d’un type nouveau (les “ droits à polluer ”) et de "marchés" ad hoc[14]. Tel est le contenu réel de la transformation de la nature en "capital naturel" par la théorie néoclassique, dont Jean-Marie Harribey a fait une critique serrée[15]. La nature acquiert le statut d'un 'facteur de production' , elle devient un "capital naturel" dont la combinaison aux autres facteurs, le travail et le capital physique, permet la croissance[16]. Dans ce cadre analytique, l'existence de ce capital repose sur la détermination d'un taux d'actualisation qui permet de calculer la valeur présente d'une chronique de flux de revenus, de la même façon que la dette publique devient un capital par actualisation des flux d'intérêts.

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La "capitalisation de la nature"[17] n'exprime pas seulement sa “ marchandisation ”. Elle crée pour les propriétaires de ce capital un nouveau domaine d'accumulation et de valorisation, qui se nourrit de la destruction accélérée des ressources naturelles et dans le cas des "droits à polluer" , d'atteintes sans doute irréversibles à la biosphère. Ses défenseurs considèrent que la privatisation (la "capitalisation de la nature") est la solution trouvée pour faire face à la "rareté" des ressources naturelles. Mais on sait qu'à l'inverse, le saccage de la nature par le capital fut longtemps justifié par l'économie politique au motif que comme le prétend J.B. Say, "les richesses naturelles dont la nature nous fait gratuitement don n'entrent pas dans le champ de l'économie politique"[18] . Cette position est parfois également attribuée (et reprochée) à Marx, dont la théorie de la valeur-travail n'attribuerait aucune valeur intrinsèque aux ressources naturelles et manifesterait ainsi un désintérêt plus u moins grand pour la nature. Or pour Marx, ce n'est pas l'inépuisabilité des ressources naturelles qui assure leur gratuité, comme dans les approches par la valeur-rareté. Car "pour vendre un produit, il suffit simplement qu'il soit monopolisable et aliénable"[19], autrement dit que les conditions politiques soient réunies pour que des droits de propriétés soient créés et protégés. Leur "gratuité" permet au capital d'"épuiser" les ressources naturelles, de la même façon que le droit de commander la force de travail conduit à l'épuisement de celle-ci[20] . Inversement, l'appropriation par le capital de la nature, de l'environnement n'est évidemment pas une garantie que le capital prendra plus "soin" de ceux-ci[21]. Elle contribue au contraire à une aggravation des destructions de l'environnement et un épuisement des ressources naturelles.

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2.4 La technologie en tant que mode de domination sociale

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L’une des dimensions essentielles de la menace que la domination prolongée du capitalisme fait peser sur l’avenir de la ou des société(s) humaine(s) tient au fait que l’accumulation s’est incarnée de façon toujours plus figée dans des industries et des filières et trajectoires technologies déterminées. La plupart sinon toutes ont des effets polluants très forts. L’une des expressions majeures de la faiblesse de la pensée anti-libérale critique (ou prétendument telle), notamment de celle qui s’intéresse au “ développement soutenable ”, est d’accepter ces industries et ces technologies comme “ irréversibles ”, comme les seules possibles. Jean-Marie Harribey conclut son chapitre sur cette notion par le constat suivant, “ dans la mesure où la très grande majorité des intervenants sur cette question, acceptent, ou tentent de faire admettre, que tous les pays de la planète promeuvent encore en leur sein une croissance économique forte et quasiment éternelle, le concept de développement durable n’ouvre pas un nouveau paradigme, mais reste fondamentalement à l’intérieur de celui du développement (entendu comme synonyme de croissance productiviste, F.C/C.S) ”.[22] Plus précisément, dirions-nous, ils cherchent (et ils réussissent en l’absence actuelle de toute opposition théorique ou pratique forte à la propriété privée des moyens de production) à faire admettre que les scénarios de développement doivent être construits – et ne peuvent que l’être – en prenant comme base des rapports de propriété et de production inchangés (ou alors changés dans le sens de la réintroduction de la propriété privée comme c’est maintenant le cas pour la Chine) et donc aussi des technologies et des industries largement, sinon complètement, identiques à celles qui caractérisent aujourd’hui les pays capitalistes avancés.

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Au niveau conceptuel, l’extension internationale du capitalisme se définit comme l’extension du rapport de production capitaliste, du rapport entre capital et travail salarié. Mais on ne saurait négliger l’incarnation matérielle de cette extension, à savoir l’exportation et de l’implantation d’industries précises, notamment celles qui sont devenues centrales à l’accumulation comme l’automobile ou la chimie lourde. Ce sont celles précisément, qui sont soit les plus polluantes, soit les plus dangereuses pour la destruction de la biosphère. Au delà de divergences théoriques et politiques radicales sur d’autres points, à peu près tous les courants se réclamant du marxisme ont privilégié la dimension de la formation dans les pays coloniaux et semi-coloniaux d’une classe ouvrière susceptible de diriger le combat anti-impérialiste débouchant sur le combat pour le socialisme. Mais sur le plan de la théorie du développement et du choix des industries et des technologies, les meilleurs théoriciens comme Charles Bettleheim, ont partagé le paradigme dominant. Notre génération et celles qui suivent ne peuvent plus faire de même.

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Face à l’impossibilité de continuer à passer au second plan les formes matérielles concrètes du développement (ou même à les taire complètement), il faut revenir vers Marx. Si l’on accepte de procéder à une relecture du Capital à la lumière des problèmes contemporains, on y trouvera les fils conducteurs qu’il offre pour mener l’analyse critique du cours exact pris par l’évolution de la technologie et de la science. On comprendra à quel point celles-ci ont été façonnées par les objectifs de la domination sociale et du profit, de même qu’on saisira que c’est à des mécanismes de sélection spécifiques qu’on doit les industries précises qui ont vertébré l’accumulation une fois passée la première phase d’émergence du mode de production.

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C’est dans la quatrième section du livre I du Capital, dans les pages qui préparent la transition du chapitre sur la manufacture à celui sur le machinisme et la grande industrie, puis dans les premiers sous-titres de ce chapitre, qu’on trouve tout d’abord deux fils conducteurs d’importance majeure. Le premier thème est celui du renversement du rapport entre l’ouvrier et l’outil qui fait de celui-ci le subordonné de la machine, devenue une manifestation de la domination capitaliste complémentaire à celle qui a pour sphère le marché du travail: “ Dans la manufacture et le métier, l’ouvrier se sert de son outil ; dans la fabrique, il sert la machine (...) les ouvriers sont incorporés à un mécanisme mort qui existe indépendamment d’eux ”.[23] Le second fil conducteur est l’idée de l’intégration ou de l’absorption de la science par le capital, comme instrument de domination, chaque fois ou dès que ses applications pratiques sont connues : “ les puissances intellectuelles sont transformées en pouvoirs du capital sur le travail [24], elles sont appropriées par le capital au point d’en paraître un attribut. Ce sera la base de la distinction faite par Marcuse entre d’une part la technique (en tant qu’appareil technique, industriel, de transport et de communication) et d’autre part la technologie (dont la technique n’est qu’une partie) qui constitue un mode de production et de domination[25]. Sous un angle différent, Jacques Ellul, parlera du “ mouvement d’autonomisation de la technique ” ou encore de constitution d’une “ technostructure ” placée en surplomb de la société.

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Si la technique a pris l’apparence d’une puissance indépendante face à la société, c’est parce qu’elle a d’abord été utilisée à cette fin pour dominer le travailleur sur le lieu de travail et pendant le procès de production, parce que préalablementle moyen de travail a été dressé comme automate devant l’ouvrier, pendant le procès de travail même, sous forme de capital, de travail mort qui domine et qui pompe sa force de travail[26]. Le lien avec les questions traitées par l’écologie politique est un lien direct : “ L’économie de moyens collectifs de travail, activée et mûrie comme dans une serre chaude par le système de fabrique, devient entre les mains du capital un système de vols commis sur les conditions vitales de l’ouvrier pendant son travail, sur l’espace, l’air, la lumière (...)[27] Un mode de production qui a pris l’habitude de tels "vols" dès sa naissance est peu susceptible de les perdre[28], surtout lorsque les cycles de valorisation se font dans un contexte d’expansion globale très, très lente et que les groupes doivent satisfaire les appétits insatiables des actionnaires.

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Ce sont là quelques pistes de recherche, dont nous espérons qu’ils susciteront une reprise des recherches sur les mécanismes d’orientation et de sélection de la science et de la technologie propres au capitalisme. Ces mécanismes sont bien antérieurs à la période ouverte par la seconde guerre mondiale, lorsque les budgets militaires de R-D d’abord, puis les budgets colossaux de R-D des groupes de la chimie, de la pharmacie et de l’électronique sont venus en orienter sciemment le cours. Le développement de la science et de la technologie n’a jamais été neutre. Derrière “ l’autonomie de la recherche ” (que le capital financier ne tolère d’ailleurs même plus aujourd’hui comme mythe), il y a toujours eu de puissants mécanismes objectifs (le financement, les modes de récompense du succès) et subjectifs (l’intériorisation des valeurs de la société bourgeoise) qui l’ont orienté selon les ressorts de l’accumulation et subordonné à la hiérarchie des objectifs du capitalisme.

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Pour l’instant, en traitant brièvement du “ machinisme ” nous avons seulement abordé la première des deux forces désignées dans L’idéologie allemande comme appelées à se transformer en forces destructrices. Il faudrait donc maintenant également examiner tout ce qui devrait être rangé sous le mot “ l’argent ”. A notre avis, il faut y placer tout ce qui dans la société bourgeoise cherche à éveiller et constamment nourrir l’individualisme et le sentiment de la propriété privée individuelle et cela contradictoirement aux tendances d’une société qui a socialisé et internationalisé les moyens de production, de communication et d’échange à un degré inouï (il suffit de penser à l’Internet). Cela impliquerait notamment d’examiner la rôle “ symbolique ”, c’est-à-dire social, de la voiture individuelle et la place de l’automobile à la fois comme l’un des principaux champs de l’accumulation et l’un des pivots du processus de centralisation et d’oligopolisation du capital, mais aussi de domination sociale de la bourgeoisie. Il nous semble en effet difficile de considérer le fétichisme de l’automobile autrement que comme l’un des compléments, l’une des particularisations les plus répandues du fétichisme de l’argent et de la propriété individuelle, un symbole de la domination idéologique et politique pérenne à laquelle la bourgeoisie aspire.

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Aujourd’hui “ l’horizon indépassable du capitalisme ” a comme corollaire l’horizon indépassable de la ‘civilisation’ de l’automobile ”. Selon certains calculs, en généralisant à l'ensemble de la population mondiale la consommation moyenne d'énergie des Etats-Unis, les réserves connues de pétrole seraient épuisées en dix neuf jours.[29] L'ensemble de la population mondiale n’est pas le "marché" visé par les groupes industriels et financiers des pays de la Triade. En revanche, substituer l’automobile aux transports publics et au vélo pour une fraction même petite (dix pour cent) du milliard cent millions d’habitants de la Chine, est bien, avec l’assentiment de la bureaucratie chinoise et des capitalistes locaux, le but des grands groupes de l’automobile et du pétrole. Atteindre cet objectif leur assurerait peut-être une décennie de “ croissance ”, et donc à leurs actionnaires pendant la même période un flux correspondant de dividendes et de plus-values boursières. Ce qui pourrait à son tour fortement aider les marchés boursiers de Wall Street, de Tokyo et d’Europe où ces groupes sont les piliers de la liquidité, à bénéficier de quelques années de plus de stabilité haussière relative.

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Nous sommes donc confrontés à l’existence et aux agissements offensifs et défensifs d’un très puissant “ bloc d’intérêt ” de groupes industriels à forte intensité polluante. Sa constitution est le résultat des mécanismes de centralisation et de concentration du capital qui ont donné naissance à la formation de certains des oligopoles mondiaux les plus puissants autour d’industries comme l’automobile et le pétrole, avec pour ce dernier un intérêt stratégique et militaire évident et très actuel pour les pays impérialistes et européens. L’existence de ces oligopoles dépend même de la pérennité des modes de vie quotidiens (l’automobile et les choix urbains afférents, etc.) ayant les plus forts effets destructeurs des conditions générales de la reproduction de la vie. C’est uniquement cet “ American way of life ” dont la défense et la reproduction importaient à Georges W. Bush, quelles qu’en soient les conséquences pour les sociétés qui vont être exposées les premières et les plus gravement aux conséquences du changement climatique.

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