Cent quarante cinq
(Ibrahim et Éliane)
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
Et la ville semblait une ville d'enfer ;
L'ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l'épaisseur des montagnes ;
Victor Hugo
Plus de 100 000 générations m’ont précédé. Le plus lointain Homo erectus m’intéresse autant que moi-même. Sans doute ses tribulations étaient-elles désordonnées et son quotidien dépouillé.
La traversée de dizaines de tableaux de vie fait apparaître une image subliminale : une planète flotte, tourne, dans une huile noirâtre, veillant à rester bien dans l’axe pour ne pas souiller la partie émergée. Elle est comme un œil bleu qui regarde l’immensité.
« Rien » arrive. Comme un siphon dans l’huile, Rien est un événement en creux. Le cône retiré pèse encore et s’enfonce dans mon cœur, interminablement.
Pourtant je passe sous des porches et change de pays. J’entends des langues étrangères. Des gens longent de longues routes. Ailleurs les rues sont vides. Ici, des pentes de ciment descendent dans la mer et là deux otaries sont échouées dans le sable à côté d’une barque. Je suis à la recherche d’un futur antérieur.
Éliane flotte. L’huile insalubre n’accroche pas sa peau. Blanche comme la martyre de Delaroche, elle a les mains liées. Ma planète se resserre comme un pois ridé. Je détourne le regard.
Je suis la tige qui relie le cuivre à la pendule. Le contrepoids est un gong et le battement des heures fait divaguer mes chronologies. J’entends le Troisième Homme. Le son de cithare cible mon centre de gravité. Une résultante en forme de vecteur sort à la perpendiculaire de ma poitrine. Je suis projeté dans l’océan, presque nu, couché sur un radeau rectangulaire, sous un ciel voûté comme une panse de bile. Le désastre est imminent.
***
Mon voisin est sous lithium. Inutile de le prévenir : c’est l’heure du bain. (Je n’irai pas.)
Dr Casanova mesure l’état de nos âmes avec un thermomètre. 145. Aujourd’hui encore ses lunettes double foyer semblent me reprocher mon QI.
« -Vos urines sont jaunes ? » se hasarde-t-il
« -Vous ne vous êtes jamais noyé dans le vagin d'Éliane, » avançais-je pour ma défense.
« -1L d’Hépar par jour. » Il griffonne son grimoire et se rend au 27.
[Inf.12sèc.3-2°ét.] m’enfonce 2 roses et ½ bleue dans la bouche. Je mets la main sous sa jupe. Aile Ouest. Le dîner grince dans le couloir. Blettes sans sel et cuisses reconstituées.
Toute la nuit la poche de bile se rapproche. Le ciel se fissure et le pantin d'Éliane glisse lentement par les fentes, comme un accouchement. Je veux mordre ses formes d’argile crue.
A 8H00 on me dit de descendre au parloir. De l’autre côté de la grille, deux innocents en costume me parlent d'Éliane. Ma vie est foutue déjà, mais le corps est remonté à la surface de la mare vert sombre. On hésite à me transférer. Des stigmates m’accusent.
Éliane est ma démence. Lorsque j’ouvre la bouche, je sens sa chair molle au fond de la gorge. Lorsque les draps sont crème au toucher, c’est l’épiderme d'Éliane qui se glisse sous le mien. La migraine est un fœtus d'Éliane logé entre deux lobes et la savonnette du bain est sa langue blafarde qui me lèche et rend ma peau douce comme la sienne. Tous les jours je l’étrangle encore et ses muscles se morcellent. Elle est l’œuf au fond du bol. Elle est le globe au plafond. Je crée des espaces sombres et même les nuits d’octobre, elle revient, lune, par la fenêtre. Éliane n’a plus de visage. Elle a tous les visages, celui du président sur la feuille flétrie dans la salle d’attente. Je cherche des tunnels mais Eliane est programmée pour obturer tout canal, même la trompe d’Eustache. Les coquilles de gastéropodes m’angoissent tout particulièrement. Éliane me comprime, m’assourdit en soufflant dans l’hélicon. Je bande mais mon sexe est flasque.
***
Aucun code pénal n’égale en puissance l’enfermement de ma propre pensée. 145 s’est fourvoyé dans l’univers de mes sens sublimés. Le transfert a lieu mardi. Je ne sais pas quel jour nous sommes. Soudain je reprends conscience, enchaîné dans le fourgon. Les deux gendarmes sont fermés comme des sourires. La cheville me gratte et les maillons cliquettent. Le bruit oublié du moteur provoque des claquements dans ma cavité buccale. Je mets tous mes espoirs dans le cachot.
Une sorte de rite initiatique m’oblige à raconter. J’ai l’impression d’ouvrir des mails oubliés en page 10 de mes « messages envoyés ». Le directeur de la prison s’éternise. Immobile sur la chaise dans son bureau, je deviens électrique et ne me maintiens assis qu’à l’idée des murs humides du sous-sol. Enfin une cloche s’agite. Un bonhomme Michelin qui penche du côté des clés me précède. Tout va bien : nous descendons des escaliers. La pièce sans fenêtre est à la hauteur de mes espérances. Le banc de pierre pleine est solidaire du mur et couvert d’un carré de laine marron. La minuterie donne une lumière jaune dans un coin crasseux de toiles d’araignées. Des latrines à même le sol exhalent des relents d’égouts aveugles. La porte en fonte ferme en faisant « flop ». Jamais Éliane ne viendra me chercher dans ce trou. Je m’assieds sur le banc froid et fixe les lignes en fer forgé devant moi : ceci est ma fuite.
***
Ce matin, il était obligatoire de se laver. Le psychiatre de la prison avait changé ma posologie et était en cours d’expérimentation au niveau du dosage. Il avait remarqué successivement que les doses massives me coupaient l’appétit, que la prédominance des pilules vertes développait des tocs et que les prises fractionnées favorisaient l’apaisement des crises de tachycardie. Ses constatations étaient toutefois faussées par mon indiscipline. Cela semblait l’arranger de ne pas tenir compte de cette éventualité.
Je croisais mon visage dans le miroir des douches communes. Je crus voir Éliane : le long séjour dans l’obscurité me donnait le teint blême et mes cheveux longs bouclaient à sa façon. Je tâtais alors tout de suite ma poitrine et à l’évidence, la forme en avait changé.
Le retard des 2 roses et de la ½ bleue sépare petit à petit les deux hémisphères de mon cerveau. Ma conscience cherche à rester maîtresse en s’enroulant dans les deux moitiés à la fois, volutes de sens positif d’un côté et sens négatif de l’autre. Je suis le mollusque triton ; je suis le triton héraldique : la sirène mâle soufflant dans la conque ; je suis le triton lune, gravitant autour de Neptune… Les volutes s’étirent et s’allongent comme des lianes, comme des lianes, Éliane… Bien que le cachot demeure le lieu convenant le mieux à ma retraite, la nécessité de muer de coquille commence à s’imposer. Par un effort de concentration extrême, je réussis à quitter mon corps. Ma conscience collée à côté de l’ampoule jaune regarde mon être endormi sur la pierre. La guillotine semble être la seule issue. Il faut à tout prix que je me débarrasse de ma tête. On prononce ma sentence dans quelques jours. Ma prière se fait précise. Je souhaiterais que l’on me coupe le cou.
***
Je remue les lèvres au réveil et les parcours du doigt. Je sais qu’elles sont rouges et attrayantes. Plus d’un homme s’y est laissé piéger. Je remue la jambe droite puis la gauche. Sentir mes jambes est chose sensuelle. Il faut que je m’arrange avant de sortir. Je tire un fil marron de la couverture, tresse mes longs cheveux d’un geste amoureux et les lie avec la laine. Je passe l’index sur la pierre humide qui s’effrite et me maquille les paupières. Ensuite je plie la couverture soigneusement selon la diagonale et la jette comme un châle sur mes épaules. Je me rends alors tout près de la porte et me mets à chanter en attendant la sortie. Le souvenir de mes rires insouciants est le credo de ma voix. El-houbi koulou d’Oum Kalthoum, cette chanson était la nôtre. Ibrahim me l’avait apprise :
Âme de mon cœur,
Vie de mes jours,
ô Âme de mon cœur,
Mon amour,
Ange de mes rêves
J’étais quoi ?
Avant de te voir,
J’étais quoi ?
Je vivais mes jours,
Avant de te voir, pourquoi ?
J’étais quoi ?
J’attends la rue comme une résurrection. Le barillet du verrou cliquette sans préavis et on me conduit dehors. Je sais que je vais me rendre au théâtre et qu’il va m’être donné d’assister à un débat. J’ai aimé des hommes. Je prends plaisir à leur souffrance. En traversant la chaussée, je sens que ma démarche est souple. Mes seins sont remarqués : on me regarde, le soleil en particulier. Le long voyage en camionnette au détour des rues d’Alger presque vides est comme un purgatoire. Je me prépare à mon arrivée sur scène. J’adoucis mon regard en rehaussant mes pommettes. Je souhaite sourire mais en même temps je veux tendre mes lèvres pulpeuses en O avec une indécence étudiée. En sortant de la camionnette, je sens l’harmonie de mes gestes. Seuls mes bras trop maigres. Je suis reconnaissante de ce que les menottes sont un bijou clinquant et un moyen de détourner l’attention. Mes mains sont pendantes. Une douleur subite frappe dans ma cage thoracique.
Le parquet brille et sent l’encaustique. On me parle d’assassinat. Souvent on me montre du doigt et plusieurs fois j’entends mon nom, Éliane.
***
Ibrahim répond d’une voix voilée. Je sens ses larmes chaudes sur mes joues et le sel dans le fond de la gorge.
«- Je suis Éliane
- Vous l’avez suivie, rectifie-t-on, mais après ?
- Depuis toujours, nos gestes étaient identiques. Éliane a voulu avoir une vie différente de ses parents instituteurs. Elle expérimentait. Mon père nous a séparés. Mon père, son père aussi. Nous avons fui. Paris. Éliane la nuit. Moi le jour.
Nous sommes retournés à Alger. La plage du figuier nous appelait. A présent je suis Eliane. Et Ibrahim.
Je demande la peine capitale pour avoir étranglé Éliane pendant que son regard envoyait son âme dans mon corps.
Je demande la peine capitale pour que nous soient rendues des enveloppes non connexes. »
***
Le Président costumé tape du maillet sur la cire de son bureau et on nous dit que les délibérés vont avoir lieu. Les jurés comprennent-ils qu’ils vont devoir décider du sort de la victime en même temps que de celui de l’exécutant ? J’entends la Charte arabe des droits de l'homme.
« Article 6
La peine de mort ne peut être prononcée que pour les crimes les plus graves conformément aux lois en vigueur au moment où le crime est commis et en vertu d'un jugement définitif rendu par un tribunal compétent. Toute personne condamnée à la peine de mort a le droit de solliciter la grâce ou l'allégement de sa peine.
Article 7
a) La peine de mort ne peut être prononcée contre des personnes âgées de moins de 18 ans sauf disposition contraire de la législation en vigueur au moment de l'infraction;
b) La peine de mort ne peut être exécutée sur la personne d'une femme enceinte tant qu'elle n'a pas accouché ou d'une mère qui allaite que deux années après l'accouchement, dans tous les cas l'intérêt du nourrisson prime. »
Aucune exécution n’a eu lieu depuis 1993 malgré les nombreuses condamnations à mort d’islamistes.
Je suis Éliane. M’exécuter revient à la tuer une deuxième fois.
***
Le juge fait lecture de la sentence. Un seul mot se pose dans mon oreille et déclenche du plus profond de ma poitrine un râle de douleur.
« Irresponsable »
Notre père est ma faute.
Les médecins imposent leur solution arc-en-ciel mais Éliane tient à moi comme une enfant au monde magique qu’elle se fabrique.
***
« Ibrahim, regarde la grande fenêtre devant toi. Elle ressemble à la fenêtre du salon lorsque ... Rappelle-toi. La plage du Figuier était vide. Saute et plonge dans nos souvenirs d’avant. Plonge et retiens notre vie putative. Fais vite ! »
***
Plus de 100 000 générations m’ont précédé. Le plus lointain Homo erectus m’intéresse autant que moi-même. Sans doute aimait-il sa propre sœur innocemment sur la plage et les figuiers se souviennent.
La tête flotte tourne dans une mare de sang visqueux où l’œil bleu d'Éliane fixe l’immensité. Le visage immobile est à tous les visages identique. La voix d’Oum Kalthoum se marie au son de la cithare. Le ciel de bile verte se penche et absorbe Ibrahim.
******