Il fait chaud. Les stores sont fermés, car il n'y a pas de climatisation dans le V120, "V" comme"vieux", le bâtiment construit à la sortie de l'hôpital public de Perpignan, entre le cimetière, avec ses tombes bien alignées sous un soleil plombant, et la morgue aux murs sobres mais pas très assortis à l'environnement. Soigner, ce n'est pas faire mourir, c'est maintenir en vie.
Nos technocrates avaient pensé à tout : c'était l'écologie avant l'heure, économies de transport pour les corps obligent.
Mon père est passé par tous les étages du bâtiment et par toutes les étapes d'une fin de vie, en trépassant par les entrées habituelles, pompiers, SAMU, et hébergement chez les "vieux", au V120. Il aurait pu finir en maison de retraite médicalisée mais pas anesthésié. Donc j'ai choisi le service des soins palliatifs au troisième étage du service de gériatrie de l'hôpital public. De toute façon, aucune maison de retraite n'aurait voulu d'un vieil homme polyhandicapé et en fauteuil roulant. Je le savais, nous le savions.
Pourquoi ai-je choisi l'hôpital public de Perpignan, flambant neuf, sauf pour les vieux logés encore dans le bâtiment ancien, le V120, encagé entre cimetière et morgue ? Parce que les médecins et le personnel soignant de l'hôpital public de Perpignan obtiennent des miracles. Mon père a failli mourir un nombre incalculable de fois, condamné à mort avant même que d'être opéré. Il est mort à 85 ans, toujours pas décidé à partir. C'est la mort qui a tort, pas le mort.
Et pour ne pas mourir, mon père avait décidé de choisir de se faire soigner à l'hôpital public de Perpignan, toute sa vie, parce qu'après, l'hôpital ne gère plus les corps. Le secteur de la Santé Publique ne fait pas commerce avec la mort. Dépenser de l'argent pour sauver des vies, c'est son envie, c'est son défi. Dans le secteur privé, de l'autre côté, on préfère l'or et les dorures, et on compte ses sous. Coûte que coûte, on sauve l'argent, tant pis pour le vivant. Mais jamais pour enrichir les médecins !
Pour gagner de l'argent, un médecin, plutôt que de sauver des vies, devrait devenir entrepreneur de pompes funèbres. Les gens, ça meurt tout le temps ! Le médecin du secteur public n'aurait plus peur qu'ils meurent, les gens, s'il devenait entrepreneur. Il serait un "gagneur", un gagneur d'argent, ce que nous aimons tous, plus que notre santé, plus que notre vie.
L'espérance de vie pour un homme "normal" en France serait de 78,9 ans.
http://www.insee.fr/fr/themes/tableau.asp?reg_id=98&ref_id=CMPTEF02216
Vu le dossier médical du "pater", sa longévité fout par terre l'idée que l'hôpital public à Perpignan serait moins bon que le secteur privé et ses affidés.
Car il en a connu des opérations, mon père. Il a dû expérimenter tous les services de l'hôpital, cardiologie, endocrinologie, traumatologie-orthopédie, et j'en passe, non pas que c'était sa passion. Sa passion à lui, c'était la vie. Il refusait la compassion et la victimisation. Du coup, comme il n'avait pas monté de dossier à la Maison Départementale des Personnes Handicapées pour se faire reconnaître handicapé, avant soixante ans, il n'a pas eu droit aux aides sociales "normales".
A chaque hospitalisation d'urgence, le miracle se produisait et se reproduisait. Il nous revenait vivant ! Pourquoi voudriez-vous qu'il aille se faire soigner dans une clinique privée, privé du sourire d'un personnel aux petits soins et de la compétence de médecins attentifs à sa souffrance physique et morale ? Pour payer plus cher son bien-être et être traité comme un moins que rien, peuchère, à cause de l'argent ? Je laisse la maltraitance institutionnelle aux riches. C'est la revanche des pauvres, d'avoir un secteur de la Santé Publique à Perpignan à la pointe de la vie, de tous les avis recueillis sur place.
Vous avez vu la gueule de ceux qui travaillent en secteur privé ? Ils ne donnent pas envie de rester longtemps hospitalisés, ceux-là. C'est fait peut-être exprès pour faire des économies et libérer des lits ? Etre amis avec les patients dévalisés admis en clinique privée, c'est contraire à l'obligation, non pas de soins, mais d'économies, dans le secteur privé. Les infirmières dévitaliseés passent vite fait, le visage défait, et osent à peine vous poser des questions, des fois que vous y répondiez et que vous leur fassiez perdre leur temps, enfin plutôt le temps de leurs employeurs.
En effet, de plus en plus, dans ce monde privatisé et épuisé qu'est devenu le secteur de la santé privée d'amour, le temps ni leurs jours n'appartiennent plus aux travailleurs, mais à ceux qui les font travailler. Ils n'ont pas le temps, car ils ont perdu leur temps. Ils l'ont vendu à leurs employeurs. C'est eux, les rapteurs et contempteurs, qui décident si leurs employés dévoués, mais pliés, peuvent parler ou pas, marcher vite ou moins vite, piquer durement ou souplement, opérer rapidement ou lentement, mais ne jamais supplier. Car ce ne sont pas des contemplateurs de la vie, les "Rappetout du privé", ce sont des "compteurs", comme disent les "mac" lorsqu'ils relèvent les compteurs de leurs putes pas ravies sur les trottoirs du désespoir : une seule passe, ça casse le contrat, plusieurs passes, ça lasse la pute. Faites votre choix, messieurs les comptables !
A l'hôpital de Perpignan, malgré les pressions à cause de la réduction des effectifs et malgré le nombre croissant des patients car ils soignent trop bien, les médecins et le personnel causent. Ils vous parlent ! Ils causent de vous, mais ils vous parlent, à vous. La distinction est d'importance par rapport à une souffrance physique qui s'accompagne d'une souffrance morale souvent ignorée et "rembarrée". C'est pour cette raison que j'avais fait un gros caprice : ou le retour à domicile ou le maintien à l'hôpital, mais pas d'autre choix. C'étaient les choix de mon père, sans codicille. Il n'avait confiance qu'en l'hôpital de Perpignan.
D'ailleurs, dès la deuxième semaine d'hospitalisation, ils lui sauvaient la vie ! Encore une fois, malgré son grand âge, pas de ratage, malgré un pari risqué avec la mort déjà gagnante. En clinique privée, ils auraient fait des économies et l'économie d'une vie. Il était prévu qu'il parte à tous moments, le moment a duré plus de six mois. Les médecins qui l'avaient soigné ont suivi sa montée à tous les étages et passaient le voir de temps en temps. Je ne peux pas vous donner le nom de ces médecins, car il y a une clause de non-concurrence !
La médecin-chef du service gériatrie est d'abord chef de la vie pour la vie. Elle donne la vie et se place dans le cadre de la vie, même en fin de vie. Le respect de la vie des patients tranche avec l'absence de respect de la vie des personnels soignants et des mêmes patients tant les conditions matérielles se dégradent.
Le V120 est un bâtiment qui a mal vieilli, lui, et qui est aussi condamné à mort. Mais, contrairement à la déontologie médicale qui règne dans ce bâtiment non climatisé, mal isolé et définitivement ghettoïsé, la vie n'a pas le dernier mot pour les technocrates de la ville de Perpignan. L'été, les "vieux" qu'on réveille sous des cieux rayonnants de soleil respirent difficilement tandis que les personnels soignants transpirent à grosses gouttes facilement, merveilles des corps sous la chaleur estivale recherchée par nos touristes. Des ventilateurs brassent l'air chaud dans les chambres et un climatiseur de salon placé dans un couloir qui embarrasse patients valides et soignants mobiles rafraîchit mal l'air de tout un demi-étage. Ce n'est plus un dortoir, c'est un mouroir, à mourir de chaud ! Une seule salle, respect de la loi "machin chouette" due à l'été 2003, est climatisée. Or au service des soins palliatifs, combien de patients sont suffisamment actifs, peuvent se lever et aller regarder la télévision dans cette salle ? Ils vont mal, les vieux placés en services de soins palliatifs, messieurs les bureaucrates et technocrates de la bourse, le savez-vous ? Le ridicule ne tue pas, sinon vous seriez déjà morts, bien avant eux.
En parlant de télévision, faites une bonne action à Perpignan. Si vous changez de télévision pour changer votre vieille télévision et la remplacer par une "jeunette", bluette qui ne me regarde pas !, merci d'apporter votre vieille télévision dans le bâtiment des vieux, le "V120", où elle trouvera forcément sa place dans une chambre de vieux. Beaucoup n'ont pas la télévision dans leurs chambres et sont trop pauvres pour pouvoir s'en acheter une. En plus, ils sont trop malades pour pouvoir se déplacer dans la seule salle climatisée et télévisée, celle réservée à l'usage des plus "valides", les moins nombreux. Alors, faites une bonne action : laissez votre vieille télévision au bâtiment des vieux, le V120, plutôt que de la rapporter à un magasin qui, de toute façon, ne saura pas trop quoi en faire, sinon la jeter et la faire mourir, comme nos vieux. Vous ferez ainsi un don pour votre fin de vie, car la vie vous le rendra. Vous choisirez le numéro de la chambre où vous souhaitez laisser votre vieille télévision.
Je n'oserais pas suggérer que vous en fassiez autant pour vos vieux climatiseurs si vous avez un climatiseur de salon à remplacer. Evidemment, cet électroménager doit être en état de marche, contrairement à nos vieux hospitalisés dans le V120. Il s'agit non pas de vous débarrasser de vos déchets, mais de leur ménager une fin de vie pas trop désagréable. Etre couché(e) à longueur de votre fin de vie dans un lit, même les sourires du personnel soignant ne peuvent faire oublier la solitude des abandons familiaux, tant les habitudes modernes nous prennent du temps aux dépens du temps à consacrer à nos parents, et parfois même à nos enfants.
Car, contrairement à la Chine, affreux pays communiste, l'abandon de ses parents n'est pas un délit en France, ni l'abandon de ses enfants, comme peuvent en témoigner les enfants nés sous X à qui on n'a pas demandé leur avis pour vivre cette vie d'enfants sans noms, une vie un peu triste. " Le nom de ton père ?" "-Y'a pas." -" Le nom de ta mère ?" "- Connais pas." "- Mais j'appartiens à ceux qui ont bien voulu de moi, sans mon histoire, pas à ceux qui m'ont conçu sans avoir d'histoires avec la loi pour m'avoir abandonné(e) ." Problème de maladie génétique ? Vivent les progrès de la science génétique, sans liens biologiques reconnus. L'abandon est finalement une coutume française, loi orale passée dans les moeurs, même pour les vieux parents qui se meurent.
Et abandonner ses enfants ou ses parents, c'est "normal" ?
Pour les abandons définitifs, tout est prévu : en cas de déraison ou de trop de raison, le vieux ne peut pas sauter par la fenêtre, geste décisif. Mourir, oui, mais sans ouvrir la fenêtre. Du coup, on est tous condamnés à vivre dans une chambre sans climatisation, comme une prison, où la fenêtre s'entrouvre de... vingt centimètres, quand, dehors, l'air frais de la nuit permettrait enfin de dormir un peu. Il aurait suffi de prévoir des croisillons de fer derrière les fenêtres de verre pour permettre leur ouverture totale ou des moustiquaires, fines grilles de tissu pour donner l'illusion d'une fermeture, mais laisser l'air passer. Non, les fenêtres sont bloquées et les corps sont disloqués, ces futurs morts cherchant dans leurs lits à échapper à la moiteur d'une chaleur torride. A regretter d'être vivants, l'été !
Par cet article je remercie les médecins et le personnel soignant de l'hôpital public de Perpignan pour avoir sauvé la vie de mon père tant de fois et pour m'avoir aidée à l'accompagner dans ses derniers moments. Parce qu'ils respectent leurs patients, ils doivent être respectés. Parce qu'ils sont présents quand vous êtes absents, ils sont "réfléchissants" de bonheur, réfléchissant à votre place et réfléchissant la souffrance d'une vie que vous n'avez plus envie de voir. Le malheur de la mort ne leur fait plus peur, coincés entre une vue sur le cimetière et une vue sur les murs de la morgue. Ils réfléchissent, ils sauvent des vies en fin de vie, même si votre envie, c'est d'en finir avec cette visite dans la chambre de votre vieux qui s'éternise et s'épuise à ne pas vouloir partir. Mourir, c'est partir. Mais partir, ce n'est pas mourir, sauf quand vous partez et qu'ils meurent.