Au moment où la France s’émeut d’un crime commis contre l’intégrité physique, morale et sociale d’un jeune homme, violé par un policier en uniforme, toute les informations venues de l’espace syrien offrent un comble absolu dans l’usage du sadisme en politique.
Depuis 1970, la Syrie est dirigée par deux hommes, Hafez et Bachar el-Assad, le père et le fils. Depuis plus de 50 ans, leur régime se caractérise non seulement par un mépris absolu des droits humains les plus fondamentaux — et donc par le choix politique d’une violence extrême dans la répression d’un peuple perçu comme opposant (les massacres de masse récurrents du père et du fils sont bien documentés, par exemple à Hama en 1982) — mais aussi par un usage ancien des tortures et assassinats à l’encontre de la population carcérale détenue dans ses prisons, de tous âges et sexes.
La répression sauvage de plus en plus militarisée de la population civile, après les grandes manifestations pacifistes en faveur de la démocratie de 2011, s’est progressivement muée en guerre totale, une guerre de destructions de villages et de sites urbains assortis de massacres ou d’évacuations forcées d’une population civile prise délibérément comme cible (ce qui est aussi bien documenté , comme est avéré l’usage d’armes interdites comme les gaz chimiques). Ainsi, la ville historique d’Alep Est, patrimoine de l’humanité, a subi un siège de plus en plus meurtrier, qui s’est intensifié à partir de juillet jusqu’à décembre 2016 : la chute, la destruction du cœur historique de la ville historique, assortie de l’évacuation des populations survivantes a frappé le monde. Le style de guerre des bombardiers russes est d’exterminer tout ce qu’il y a en dessous, comme à Grozny (1999-2000) , maternité, hôpital, école.
Il y a donc pour les futurs juristes qui viendront quand nous serons tous morts, deux niveau de criminalité politique d’Etat : le niveau atteint pendant la guerre avec le meurtre délibéré et sauvage de populations civiles bombardés avec l’ami russe qui connaît la musique; et le niveau de criminalité politique de répression normalisé en temps de paix et accentué en temps de guerre qui concerne la question des prisons et des détenus. Et là, il y a quelques particularités du « style » de ce régime qui apparaissent : les enquêtes sur la répression dictatoriale du régime de Bachar El Assad montrent non seulement un usage politique de la cruauté envers tous les corps humains, hommes femmes torturés violés, mais aussi l’usage croissant et normalisé de tortures d’enfants même tous petits, même nourrissons, incarcérés les prisons d’adultes …Les photographies de ces horreurs sont délibérément produites par un régime qui produit la terreur à l’intérieur et le mensonge politique obscène pour le monde extérieur.
C’est un fait d’époque, les pires régimes du moment – celui de Etat Islamique aussi en plus rétrograde dans son exhibition revendiquée d’une vengeance religieuse etc. – usent de la photographie de leurs tortures et crimes comme continuation en direction du monde de la production de souffrance lors d’une scène qui n’a eu lieu physiquement qu’une fois. En Syrie, les images de ces horreurs sont envoyées aux parents , elles sont mises en circulation cryptée pour produire une violente terreur politique non seulement chez les opposants mais dans tout l’espace social syrien, qui se retrouve blessé, abimé par ces images d’abominations insoutenables : l’exhibition multipliée des images de cruauté en temps de guerre est un fait que les historiens documenteront : brandies comme faits attribués à l’ennemi, elles aident à construire la haine contre lui, condition de la guerre qu’on veut lui faire.
Distillées comme forme de répression politique intérieure, elles violent les yeux, elles massacrent toute lueur de joie, elles dévastent cette confiance collective basique vis-à-vis du soleil, du lien social : lorsque les résistantes résistants syriens proclament actuellement : « ils ne tueront pas notre joie » , ils disent quelque chose de très précis, de juste au regard de ce contre quoi ils doivent lutter. Et ce malgré leur fatigue morale insondable en ce début d’année 2017, au pire moment en face de la victoire de la force pure, celle de bombardements exterminateurs des bombardés, mais confortables du point de vue de l’agresseur qui appuie sur le bouton… il est tranquille, il a mal au pouce, il ne risque jamais, en face, une attaque du moindre avion ennemi.
Il n’y a pas de limites ni d’innovation dans les pratiques de cruauté extrêmes qu’on dictateur peut infliger à sa propre population : son programme est d’une infinie répétition comme dans les œuvres de Sade, comme dans les circuits de films porno-sadiens, destinées aux malheureux qui vont se masturber dessus. Mais , dans la culture de la domination politique , il y a un comme un style propre, qui est le signe d’un certain fonctionnement d’une part, lié à l’impunité dans la durée, et d’une certaine forme de culture d’autre part, fondée sur un système de croyance non clairement conscient.
Une impunité inscrite dans filiation : depuis 50 ans, la répression des Assad, comme unique réponse politique à quiconque redresse le front, est transmise du père au fils.[1]. La longue durée de l’impunité des responsables politiques de ces crimes massifs contre l’humanité inscrit leur perpétration dans une normalité plate. Leur violence politique extrême devient routine. A force de protéger leurs crimes, les responsables jouissent d’une impunité normalisée qui fonctionne comme un blanchiment de pratiques sales : elle les efface, les aplatit, grâce à ce train-train peinard de leur propre continuation pragmatique dans la durée quotidienne. Le bourreau-violeur-tortionnaire d’enfant attend la retraite. Et le puissant politique signe et re-signe le perfectionnement systémique des programmes de morts et de souffrances : ici, il commande les photos des personnes torturées, là, il réclame l’incarcération des bébés. Avec le temps, l’impunité produit des effets particuliers : elle est non seulement un grand confort du criminel, qui ment avec cette stupéfiante séduction hypnotique du maître des vivants et des morts, de leur terreur et de leur douleur, mais en plus, avec son inscription dans la durée, elle fonctionne comme un sédatif progressif qui transforme le fait de n’avoir jamais reçu le retour de ses crimes en contre-don pénible, en droit sacré et bestial de punir.
C’est alors qu’advient tout naturellement ce double accroissement des crimes, celui de leur massivité, celui de leur cruauté, jusqu’aux tortures et viols d’enfants tout petits emprisonnés en masse, ce qui est sans doute une de ses innovations. On connaissait les viols systématiques (le nettoyage ethnique en Bosnie en 1992), on savait que les tortures des pouvoirs totalitaires n’épargnent ni femmes, ni vieux, ni bébés, mais les emprisonnements et viols avec tortures systématiques d’enfants, c’est le style de Bachar,sa signature, produite par le vertige d’une impunité inscrite dans le temps long de sa filiation. Ladiffusion d’images d’une cruauté insoutenables qui rend toute conscience, même éloignée du terrain, folle et hagarde, surtout celle de la jeunesse — on connaît le rôle de ces images diffusées par l’EI dans le chemin vers la radicalisation de certains jeunes français .
On savait qu’il y aurait un fascisme-totalitaire du XXIe siècle qui ne ressemblerait pas à celui du milieu du XXe siècle, comme avait écrit Primo Levi. Eh bien, il est là, le régime politique du XXIe siècle qui pue le nazisme auquel il ne ressemble pas. Comment l’appeler ? « L’Etat de barbarie », pour reprendre la formule de Michel Seurat lorsqu’il décrivait en 1980 déjà la manière dont ce système dictatorial fonctionnait.
Mais de quel système de croyance naît la possibilité d’un tel franchissement du tabou anthropologique de la protection collective de toute petite enfance, fondée sur cette évidence devenue emblématique de son innocence ? Lorsque l’ennemi est l’autre racial (mi XX° siècle) « ethnique » (Europe années 90) « culturel, religieux ou national » (XXI°siècle) , il se produit une extension de la haine contre lui, fabriquée culturellement et mise en ébullition par la propagande aussi mensongère qu’obscène et transgressive : cette haine planante, collective , dessine toujours la silhouette, la figure de l’ennemi : le ventre des femmes, l’enfant tout petit qui joue près de sa mère, toute cela c’est l’ennemi qui menace l’avenir de la nation comme dans cette rumeur actuelle de l’extrême droite française qui pense comme un génocide « blanc » d’un grand remplacement du « peuple français » l’invasion démographique de l’intrus culturel, ennemi dont les femmes seraient trop fécondes…
Femmes et enfants de l’autre sont alors haïs et leur viol, leur torture leur massacre sont idéologiquement pensables, donc possibles Mais ce qui est en jeu dans les tortures et massacres délibérés de la petite enfance comme aboutissement de la répression extrême généralisée, et normalisée par l’impunité, dans les prisons syriennes est ici autre chose : au minimum le signe d’une qualité de haine exceptionnelle de la part du pouvoir dominant familial syrien, de son bloc pétrifié d’absence de pensée , seulement un abime de panique fossilisée, celle d’un Hérode du XXI° siècle , ophtalmologue aveuglé , panique que naissent quelque part ceux qui vont détrôner son fils ?
[1] derniers dossiers : Le dernier rapport d’Amnesty International sur les tortures et pendaisons systématiques dans la prison de Saidnaya (environ 13 000 personnes depuis 2011) fait suite à de trop nombreux documents rapports, tous accablants, impossibles à dénier, sauf révisionnisme délibéré. Les enquêtes de Médiapart concernant les viols commis sur les enfants (7 février 2017) dans les prisons du régime confirment une pratique déjà dénoncée : Syrie: les viols d’enfants, l’autre crime de guerre du régime Assad.