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Billet de blog 24 novembre 2020

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« Mais seule l’exagération est vraie »

L'involution autoritaire du gouvernement de notre pays depuis plusieurs mois et son accélération depuis quelques semaines m'incite à publier un texte rédigé en 2015 dans l'onde de l'attentat contre "Charlie-Hebdo" et demeuré inédit depuis lors.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Une première version de ce texte a été rédigé dans l’onde des événements des 7 et 9 janvier 2015. Relu 18 mois plus tard, après un nouveau massacre en novembre 2015, et dans le contexte du mouvement contre la loi El Khomri, j'ai pu constater, avec un certain effroi, qu'il n'avait pas perdu de son actualité tant l’exagération continuait à croître, dangereusement. La question, écrivais-je alors (le 20 juin 2016), est désormais de savoir jusqu’où ? Et aussi comment lutter contre les nuées qu’elle porte et les ténèbres vers lesquelles elle nous précipite. Je le publie aujourd'hui (24 novembre 2020) tel qu’il a été rédigé à l’époque.

 Assurément, la tuerie du 7 janvier 2015 – un homme tué parce qu’il n’ouvre pas assez vite une porte, des dessinateurs, un fonctionnaire de police, un webmaster assassinés sans discernement, au nom proclamé d’une confession religieuse, puis un autre fonctionnaire de police, blessé puis « calmement » exécuté par des hommes cagoulés, ivres de leur toute-puissance momentanée procurée par les armes –, cette tuerie donc, suivie d’une autre, le 9 janvier, dans un supermarché « casher », a suscité une violente commotion et une réaction légitime, épidermique et presque réflexe, d’ampleur inédite. J’étais, nous étions Charlie.

À cette exagération criminelle, y compris la mort légale de leurs auteurs, dès lors soustraits à la justice, à répondu une exagération majorée sous plusieurs dimensions, une exagération qui s’est nourrie en somme d’elle-même et dont il n’est pas sûr que nous en soyons libres.

Une exagération télévisuelle qui, sans aucune retenue ni a fortiori recul, a vendu de l’effroi à bon compte, filmé du vide et pisté la mort, alimentant l’affection plutôt que la réflexion. Exagération que cette marche dite « républicaine » du 11 janvier où l’on vit des chefs d’État, certains criminels et tortionnaires dans leur propre pays, venir défiler satisfaits de leur gravité, pour, paraît-il, clamer que la liberté d’expression est inaliénable. Qu’en pensent les turcs, les jordaniens, etc ?

Exagération continuée, avec ce numéro de Charlie-Hebdo qui a paru sept jours après qu’une grande partie de sa rédaction a été décimée, le battage médiatique autour de sa « Une » – peut-on le dire ? – très mauvaise, dont on peut se demander si celles et ceux qui sont morts l’auraient approuvé, tellement elle fléchit devant le fait que le problème est avant tout politique et non pas religieux. Exagération encore que de voir un journal satirique soudain porté au pinacle de la bien-pensance critique, tiré, à un, puis trois millions d’exemplaires, suscitant une indécente course pour en avoir un (d’exemplaire), comme s’il s’agissait d’un talisman. Oui, décidément, seule l’exagération est vraie.

C’est encore l’exagération habituelle, banale tant elle a été ressassée et recuite, du fanatisme religieux islamique lequel semble s’être substitué à la figure, pas si lointaine, du bolchévique hirsute au couteau entre les dents, ce barbare moderne qui frappe et hurle à nos portes. Exagération toujours par la confusion de la laïcité avec la tolérance et par la réduction de la liberté à la seule liberté de conscience, renforçant méthodologiquement l’individualisme. La laïcité ce n’est pas que cela. C’est aussi et avant tout, une conception de l’égalité qui prime sur certaines libertés en tant qu’elles sont négatrices, de l’égalité justement. La propriété, surtout privée, est de celles-là (relisons le Contrat social de Rousseau).

Exagération sécuritaire surtout, et c’est peut-être la plus dangereuse, parce que c’est celle qui nous restera, une exagération qui ne dit plus son nom et qui se développe à bas bruit. Car c’est encore et toujours l’exagération qui fait semble-t-il tolérer qu’un lieu de culte – une synagogue en l’occurrence – soit surveillé jour et nuit par des hommes armés. C’est toujours et encore l’exagération qui banalise des hommes armés dans l’espace public (et ce n’est pas le peuple en armes…). C’est encore l’exagération annoncée d’un autoritarisme renforcé sous couvert de sécurité. C’est l’exagération de la sécurité contre, non pas la liberté, dont on finira par écrire son ombre, mais contre les libertés sacrifiées – le mot est si exact – sur l’autel de la sécurité, celle des puissants bien sûr.

Comme l’avaient écrit Adorno et Horkheimer dans Dialectik der Aufklärung en 1947, réfléchissant à l’horreur, humaine, trop humaine que le monde venait de vivre : « Mais seule l’exagération est vraie. » On ne saurait mieux dire en effet.

Il n’est pourtant pas décent de s’y plier et encore moins possible de l’accepter. Parce que, la suite des événements nous le prouve assez, la sécurité n’est finalement que l’autre face de l’austérité. Alors qu’à la stupeur et aux pleurs, a désormais succédé un discours martial, et que l’on rivalise d’audace – « Plus sécuritaire que moi tu meurs ! » –, le gouvernement actuel, poursuit opiniâtrement son travail de sape austéritaire, apprêtant (fardant) la « libéralisation » du travail dominical de ses odieux carcans, une mauvaise sécurité à n’en pas douter – et peut-être aussi, une laïcité résolument moderne : pensez donc, substituer le centre commercial à l’église !

Il y a un lien, et il n’est pas ténu, entre l’austérité et la sécurité. Non pas deux fils noués à l’occasion mais bien deux faces d’une même médaille, deux axes finalement complémentaires d’une même politique, qui nous entraîne, avec une joie mauvaise, tout droit vers l’abîme.

Cette exagération, celle des tueurs comme celle aussi des nombreux édiles politiques, professionnels de la profession, est également une défaite de l’intelligence et peut-être aussi de la réflexion. On en connaît les risques, non négligeables et d’ores et déjà avérés : l’enfermement et le repli sur certaines identités signifiantes parce qu’il n’y a plus rien d’autre, en définitive, à quoi se raccrocher. La République nous répond t-on ? Oui, bien sûr, mais laquelle ? Celle des copains et des coquins ?

L’école a été immédiatement pointée du doigt et sommée – le mot est faible tant l’injonction politique, morale, et affective aussi a été majorée par l’exagération – de faire quelque chose. Dans cette prescription injonctive, c’est le rappel à la loi qui prime, sur le mode primaire et donc rugueux (vulgaire), de la sanction pour celles et ceux qui auraient « bafoué » la minute de silence. Mais ce rappel sentencieux à la loi est la pire des choses car il est au fond religieux (respecter la loi parce que c’est la loi) et sans réelle explication des enjeux ni, d’ailleurs, de réelle volonté politique de permettre aux enseignants et aux éducateurs de comprendre et de faire comprendre.

Le débat est chose difficile, c’est entendu et la formation à ses usages plus encore. Mais justement, pour comprendre il faut débattre. Et débattre, c’est (pouvoir) ne pas être d’accord, c’est permettre à toutes et à tous de s’exprimer. Tel est le rôle de l’école et de l’université aussi. Or cela réclame des moyens. Des moyens basiquement – bassement ? – matériels d’abord : des locaux, du temps, des personnels formés, qualifiés et en nombre suffisant, etc. Cela réclame aussi une ouverture d’esprit, ce qui implique, non pas seulement de former mais aussi de cultiver l’esprit critique, de penser la raison et les émotions [1], sans quoi, ce qui était une flamme deviendra une pierre. L’austérité que nous subissons actuellement, qui enracine les Années d’hiver (Guattari) passées dans le présent et qui mord notre futur, sape la possibilité matérielle de ces exigences. D’abord, on l’a dit, par le manque de moyens, c’est l’évidence. Mais aussi, et de manière plus pernicieuse et insidieuse, voire sournoise, par la fermeture intellectuelle qu’elle suscite, par la calcification conceptuelle qu’elle produit.

Cette fermeture n’a rien d’abstrait. Au contraire, elle très réelle et très concrète, tellement même qu’elle en devient aveuglante et qu’elle justifie tous les amendements, jusqu’au reniement. C’est celle des thèmes de recherche sur des perspectives « immédiatement concrètes », économiques dit-on souvent – étroitement financières serait plus exact. C’est celle d’une formation pensée comme un quasi synonyme d’adaptation à l’emploi, l’émancipation venant par surcroît, comme une grâce ou un chrême justement. C’est celle de la peur, la Trouille si bien décrite par M. Behm dans son polar éponyme : peur de l’autre, des différences, de la faiblesse, du doute, etc. La peur qui fait renforcer la surveillance des établissements d’enseignement supérieur, la trouille qui conduit certains présidents d’université (Lyon 2) à restreindre l’accès à l’établissement à qui ne serait pas dûment inscrit (étudiant) ou sans carte professionnelle (personnels), en bref, à toutes celles et tous ceux qui ne peuvent justifier de leur identité sociale… Cette prophylaxie qui se développe à des degrés divers, et quand bien même elle peut être contradictoire, a toutes les chances de se muer en hygiénisme social, culturel, politique, etc., d’une ampleur inégalée et technologiquement instrumentée. Ne sommes-nous pas en train de devenir une communauté des aguets ?

La conjugaison inédite de l’austéritaire et du sécuritaire, dans un capitalisme, mondialisé en même temps qu’il est racorni par les nationalismes et les ethnicismes, un capitalisme qui ne (re)connaît qu’une seule liberté finalement, celle des marchands, est une conjugaison qui, ne la mésestimons pas et ne reculons pas non plus devant son produit, mène, droitement ou gauchement, au fascisme, lequel a toutes les couleurs dont il voudra se parer ou dont on l’habillera volontiers pour justifier l’injustifiable. Oui, en effet, « seule l’exagération est vraie ». C’est d’ailleurs à cela qu’on la reconnaît.

[1]. Quoique cela ne peut être incident tellement cela est central, rappelons que l’émotion n’est pas l’autre de la raison, ni son négatif ni son sombre fond mais bien une autre de ses modalités (cf. Spinoza, Vygotski et Wallon).

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