Auguste V

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Billet de blog 15 janvier 2023

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Souvenirs de mes 13 ans

J'ai tenté de retrouver le souvenir de mes 13 ans. Pour conjurer le silence. Que tout le monde prenne conscience que : homophobie = mort

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Mon lit défait, témoin de mes tracas nocturnes, m'offre la chaleur de son épaisse couverture. J'attrape mon ourson vert et bleu assis sur le chevet, les fesses caressées par le napperon en dentelle. Je l'étreins vigoureusement. Sur le petit meuble, ma lampe éclaire le dernier numéro de la revue Science et vie junior. La trotteuse de mon réveil me murmure le temps qui glisse. Dans le tiroir, j'aperçois quelques médicaments, un carnet de note vide, un stylo et ma tablette. 

J'entends, à la manière d'un taxinomiste qui décrit le réel, en triant, classant, différenciant, rassemblant, expliquer mes émois de la journée en les nommant. Je me saisi alors de la tablette, comme je le faisais autrefois pour jouer à Subway Surfeur et comme je le ferai, plus tard, pour visionner un film érotique gay. Je plonge silencieux dans les abysses de la toile, ignorant la richesse de son contenu. 

Mon petit monde s'alourdit aussitôt d'un concept nouveau. Celui d'homosexualité.

J'emploie le verbe « alourdir » à dessein car s'il me permet de désigner avec acuité les ardeurs hérétiques qui me poursuivent, il s'accompagne d'une charge supplémentaire : celle du tabou. Je me sens répugnant un instant. Comme si la condamnation du corps ne suffisait pas, il fallait maintenant que j'accable mon esprit. Serais-je donc pécheur malgré moi ? 

L'homosexualité, d'abord, résulterait d'un choix. Mais, quand l'ai-je fait, moi, ce choix ? Peut-être en regardant passivement les formes masculines. Aurai-je dû résister ? Détourner le regard lorsque, sur la cour en été, A. retirait son pull ? M'interdire l'onanisme et l'imaginaire qui va avec ? Est-ce là que réside mon choix ? Décider de ne pas renoncer. Je n'avais pas conscience, moi, que je choisissais. De grâce, permettez-moi de me rétracter ! Non, bien sûr que non, je n'ai pas choisi. Les images sont venues seules, par effraction, en bousculant les romances impubères, écrasant, sans broncher, les derniers fiefs de la tranquillité. Si la sexualité se choisit, alors je prends l'hétérosexualité. Je l'ai croqué l'oppression, bien mûre en plus, et je n'en veux plus. 

Je comprends, ensuite, que les termes « pd », « enculé », « tarlouze » relèvent du champ lexical de l'homosexualité. Or, ces mots sont des insultes. Mes camarades les utilisent, tous les jours, dans toutes leurs variations, du lever au coucher, pour discréditer l'interlocuteur. Mes oncles, dans leurs blagues, pour faire rire la famille. Les inconnus, parfois, dans leurs conversations que j'écoute quand je suis curieux. Je me sens concerné tout d’un coup... Est-ce donc si infamant d'être homosexuel ? 

Je lis, enfin, des témoignages que je confronte à mes observations. Je consolide l'introspection en réalisant des tests de sexualité : les quizz du journal Marieclaire, le test de l'échelle de Kinsey et tous les autres. Ils concluent généralement à ma bisexualité, ce qui est une source de soulagement. Je peux ainsi envisager de vivre avec une femme et museler pour de bon les plaisirs uraniens.

Toutes ces réflexions sont, néanmoins, rapidement escamotées par le traditionnel « À table ! » de ma mère, d'abord tendre, puis, de plus en plus agressif. Je prends le temps de refermer ma tablette et de la déposer sur mon chevet, puis je me dirige vers la cuisine.

***

Le couvert est déjà dressé. Mes parents sont assis, le regard contemplatif, fans assidus de l'émission N'oubliez pas les paroles. Mon père chante, plein poumon, les notes au hasard, les paroles de Cargo de nuit d'Axel Bauer qui défilent à l'écran :

« J'ai voulu tout chavirer

Mon espoir s'est échoué

J'en ai marre de ramer

La détresse a pollué

L'océan de mes pensées

Et cette machine dans ma tête

Machine sourde et tempête

Et cette machine dans ma tête

Leitmotiv, nuit secrète

Tatoue mon âme à mon dégoût »

Pendant le diner, je suis un peu agacé par les questions sur ma journée au collège. Je refuse de vivre sa violence une seconde fois. J'en ai des choses à dire, mais veulent-ils seulement les connaître ? 

Veulent-ils entendre la honte sociale ? Celle d'être vêtu d'un pull anonyme aux couleurs unies, d'un jean trop large et de chaussures trop usées. Celle qui réprouve mon sac à dos, que j'aimais tant, et que je veux maintenant camoufler sous les tonnes d'Eastpack de la cartablerie. Celle qui m’impose surtout les violences du vestiaire.

Veulent-ils que j'énonce également les modifications du corps que je désavoue ? Comprendraient-ils pourquoi chaque réflexion sur les évolutions de ma voix est une violence ? Savent-ils que tout ça est, pour moi, associé aux angoisses existentielles ? La honte, chez moi, est né en kit : je regrette ma voix comme je maudis mon acné. Comme je renie mon corps. Comme je condamne mon regard sur les garçons. 

D'ailleurs, veulent-ils connaître cette pensée que j'ai passé la journée à réfuter ? Mes opinions relatives aux fesses de A. et à la poitrine de M. ? Veulent-ils que je leur conte les fantasmes qui me font éjaculer ? Non, bien sûr qu'ils ne le veulent pas. Alors, je me contente de réponses brèves qui déplaisent à ma mère.

***

En préparant mon coucher, j'aperçois mon visage sur l'écran noir de la tablette. Mon reflet sombre si expressif et les mots prisonniers de ma bouche. Le miroir cruel de la culpabilité et les maux exprimés dans les yeux. Je m'étends sur le lit, le cœur figé par la damnation. Je ressemble à un défunt, à ceci près que je suis en vie. J'imagine ma mort sociale. Mais, je reste suffisamment vivant pour me questionner. Vais-je, pour toujours, être poursuivi par cette sinistre pensée ?

Je prononce, les mains croisées, quelques prières mécréantes pour rompre la malédiction. Perplexe face à ce remède qui me semble inopérant et soumis à l'espoir mince de son efficacité. Je réitère ce simulacre de croyance tous les soirs, accroché aux perspectives de sa réussite : notre père qui est au cieux, donne-moi aujourd'hui la fin de ce trouble...

L'homosexualité est une distraction puissante qui rend tout repos impossible. C'est mon huis clos intime qui me contraint à l’éveil perpétuel. Mon enfer à moi. L'idée terrible qui m'impose le déni et m’empêche de dormir malgré le blasphème quotidien. Je suis captif dans une prison sans mur - invisible pour les autres - et qui se matérialise, tard le soir, sous la forme du chagrin.

Je décide, en dernier espoir, d'utiliser le bloc note posé dans le tiroir de mon chevet. J’y marque quelques poncifs. J'utilise l'image du bagne qui m'assiège. Cette modeste prose me permet de mieux appréhender le mal sibyllin qui me prive de sommeil. Cette diversion fonctionne et éloigne les querelles endogènes. Mes paupières s'inclinent par l'effet de l'antidote éphémère. Je sens mon corps s'engloutir dans la nuit. Je suis vivant… pour combien de temps encore ?

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