J’étais jeune professeur et je faisais passer une « khôlle » de maths. Petite parenthèse pour celles et ceux qui ne sont pas au courant du jargon des classes préparatoires ; une khôlle (ou khôle ou colle) est une interrogation orale hebdomadaire qui permet de préparer les étudiants aux oraux des concours. Reprenons.
Devant moi, l’élève se tient face au tableau et poursuit sa résolution. Je remarque une erreur – légère – de justification ; un théorème cité mal à propos. Je le laisse, néanmoins, terminer et puis, voulant lui donner une chance de corriger de lui-même son erreur, je lance, sans arrière pensée aucune : « Tu es sûr ? ». Fallait pas ! Catastrophe ! L’élève soupire, s’empare du tampon effaceur d’un geste fataliste et, avant même que je puisse l'en empêcher, efface… TOUT ! Quelle curieuse réaction alors que je n’avais même pas dit que c’était faux. Non, je lui avais simplement demandé s’il était sûr. Il avait donc traduit cette question par « C’est faux », et même « Tout est faux » ! Evidemment, dans ce cas précis, il avait, en partie, raison, mais cette réaction instinctive de se sentir coupable à la moindre question du professeur m’a surpris, et j’ai commencé à creuser.
D’abord, le manque de confiance en lui-même de l’étudiant et, à l’inverse, une confiance aveugle accordée au professeur, comme si celui-ci était un être infaillible et omniscient. Il me fallait vérifier, même si je me doutais que l’expérience serait cruelle pour le « cobaye ». Ainsi, en classe, lors du passage au tableau de l’un de mes élèves, et alors que sa démonstration tenait parfaitement la route, je lance un retentissant « NON ! », suivi d’un non moins retentissant « N’efface rien, que tout le monde puisse voir que c’est faux ! ». L’élève, très gêné, retourne à sa place, tête basse. Je prends la classe à témoin : « Vous êtes bien d’accord, n’est-ce pas ? C’est du n’importe quoi ! ». La quasi-totalité opine, docilement. Il y a même des ricanements à l’encontre de leur camarade voué aux gémonies. Mais j’en repère deux ou trois qui froncent les sourcils, et ne semblent pas convaincus. Je m’adresse donc à eux, et l’un me répond : « Si vous le dites… Mais, pouvez-vous me dire pourquoi ? Je ne vois pas où est l’erreur. » Enfin une saine réaction ! Enfin un peu de courage face à l’arbitraire ! Je le félicite vivement, puis, bien entendu, je les débriefe longuement sur cette « expérience ». Je sens un trouble les envahir. Le professeur pourrait se tromper, intentionnellement ou pas. Cela remettait, chez eux, pas mal de choses en cause.
Quelques jours plus tard, après une longue et délicate démonstration, je pose la craie et me tourne vers la classe. « Et voilà ! C’est démontré ! Enfin… sauf si j’ai fait une erreur ! ». Les étudiants s’arrêtent d’écrire et un murmure parcourt les rangs. Et là, j’en rajoute, pour distiller le doute dans leurs esprits : « Vous avez recopié ce qui était au tableau sans le vérifier ? Ha ! Ha ! Ha ! C’est dangereux ! ». Le murmure s’amplifie pour devenir un brouhaha. Un élève m’apostrophe : « On a copié tout ça pour rien ! Ce n’est pas drôle ! ». Je tempère son reproche en reprenant mon « … sauf si j’ai fait une erreur » ; autrement dit je leur demande de me donner leur avis, inversant par là les rôles. Cela ne leur a pas plu du tout. Oui, dans un sens, c’est un peu normal, mais d’un autre côté, j’ai jugé cela vaguement inquiétant qu’ils rechignent à vérifier par eux-mêmes. Oh ! Pas du point des mathématiques, bien entendu, non, mais du point de vue de la Vie, tout simplement.
Résumons. Qu’est-ce que mes élèves connaissent sur moi et mes compétences ? Rien, mis à part que je suis professeur. Et si j’étais un imposteur ? Cela ne leur vient même pas à l’idée. Si je suis là, devant eux, en classe, c’est une décision de l’Education Nationale. Elle m’en a jugé digne. Mais jamais un élève ne m’a demandé une copie de mes titres et diplômes ou de mon affectation. Confiance de leur part, confiance aveugle – et même soumission – envers l’administration et son représentant légal, qui décide donc seul du « Bon » et du « Faux », qui sépare le mensonge de la vérité. La Vérité, plutôt. Vous sentez mieux le danger ? Si non, renseignez-vous sur l’expérience de Milgram avant mon prochain billet qui poursuivra dans cette direction…