L’émotion est retombée. L’heure semble à la réflexion, du moins chez la plupart. Depuis quelques jours déjà, je me prépare à écrire, je rassemble mes idées, je collecte des informations. Je n’ai nulle prétention à délivrer une sorte de « vérité », juste envie de me livrer à une petite analyse car, comme toujours, l’important n’est pas la réponse mais la question.
Comme des millions de citoyens, je suis sorti avec mon épouse, le 11 janvier, pour arpenter la place de la République, la place de la Bastille, le boulevard Voltaire et le boulevard Beaumarchais. Pourquoi ? Pour dire STOP à la haine, STOP à la violence. Nous n’avions pas de badge « Je suis Charlie » ou « Je suis bidule ou machin ». Nous étions nous, avec nos raisons et, surtout, nos craintes quant à l’avenir. Car au-delà des crimes, évidemment et éminemment condamnables, il y a ce piège tendu à notre pays par ces actes inqualifiables, comme l’a si bien formulé Robert Badinter (voir, par exemple, http://www.liberation.fr/societe/2015/01/07/robert-badinter-les-terroristes-nous-tendent-un-piege-politique_1175717).
Aujourd’hui, un nouveau débat sur la liberté d’expression est en train de naître. Un de plus, me direz-vous. Certes. Sauf qu’il me semble, et je crois que cela est partagé par beaucoup, que le moment est venu d’y consacrer un peu plus de temps, et si possible avec un peu de sérénité, pour enfin aller au fond des choses et faire clairement face à ceux qui brandissent cette liberté comme un étendard sanglant, symbole d’une future croisade à mener ; entreprise néfaste s’il en est. Il se trouve que différents faits récents ont nourri ma réflexion sur ce sujet délicat, et notamment la très belle tribune d’Edwy Plenel (http://www.mediapart.fr/journal/france/200115/lettre-la-france?page_article=1), dont je retiendrais surtout la phrase suivante : « La haine ne saurait avoir l’excuse de l’humour. »
Commençons par une anecdote personnelle. Ma femme est d’origine chinoise. Ancienne journaliste et romancière, elle a été obligée de quitter son pays en 1989, pour avoir montré de la sympathie envers les étudiants de la place Tian An Men. Elle a tout perdu en quelques jours ; travail, appartement, famille. Elle a dû tout quitter pour éviter de se retrouver en prison. S’il y a une personne dans mon entourage qui a souffert du manque de liberté d’expression, c’est bien elle. Et pourtant, elle n’a pas goûté la une du dernier Charlie Hebdo. Elle m’a dit que c’était bien bête de continuer ainsi à provoquer ces gens, à les offenser. Quand elle s’en est ouverte à une de ses amies, chinoise d’origine et en France depuis plus de vingt ans, comme elle, cette dernière s’est fâchée, l’accusant de lâcheté, et même de complicité avec les tueurs ! Réaction excessive et typique d’une Je-suis-Charlie passionnée et acharnée. Jusque-là rien de bien extraordinaire, une opposition somme toute classique entre la volonté d’apaisement et celle de jeter de l’huile sur le feu… sauf que, depuis, il y a eu cette une de Fluide Glacial :
Et là… là… eh bien, voyez-vous, son amie passionaria de la liberté d’expression n’avait plus vraiment envie de la défendre, cette liberté d’expression qui lui était, apparemment, si chère quelques jours avant. En effet, cette amie avait été choquée, et surtout par le titre. En quoi il y avait-il « péril » ? Etait-elle perçue, en tant que chinoise, comme un danger ? Rien d’étonnant dans ce retournement complet d’opinion, car il est bien plus aisé de se moquer que d’accepter les moqueries. Cet exemple me laisse déjà à penser qu’il y a pas mal d’hypocrisie dans certaines postures excessives.
Prenons un second exemple. Il s’agit de l’affaire connue maintenant sous le nom de « la fresque du CHU de Clermont-Ferrand ». Un dessin obscène de salle de garde qui s’est retrouvé sur une page Facebook d’une association de médecins, puis qui a créé la polémique (voir, par exemple, http://www.liberation.fr/societe/2015/01/19/la-fresque-du-chu-de-clermont-ferrand-fait-un-tolle_1183939). Certes, l’image a été retirée du site d’origine, des excuses ont été formulées, mais cela n’a pas pour autant calmé tous les esprits. Apparemment, des suites judiciaires sont même envisagées.
Quiconque a déjà vu un film X reconnaîtra aussitôt une scène très classique, dite de gang bang, mais d’aucuns parlent d’une apologie du viol. Rien de moins ! Evidemment, cette accusation ne tient pas la route de l’analyse picturale, ne serait-ce que par la « main active » de la prétendue victime. Un viol c’est autre chose ; c’est, par exemple, cette scène insoutenable de réalisme dans le film Irréversible. Qu’y a-t-il donc de si choquant dans cette fresque qui puisse provoquer un tel tollé ? L’image dégradante qu’elle donne de la femme comme simple objet sexuel. C’est tout, mais ce n’est pas rien.
Nous y reviendrons plus loin, car une question me brûle les lèvres. Et si Charlie Hebdo, dans un élan de solidarité pour la liberté d’expression dont il a déjà fait preuve, reprenait cette fresque pour en faire sa prochaine une avec un titre comme « Je suis médecin et j’aime le cul. » ? Alors ? Après tout, la paillardise est déjà largement présente dans leurs dessins. Oui, alors ? L’association « Osez le féminisme ! » et tous ceux qui vocifèrent contre cette fresque seraient-ils encore des Je-suis-Charlie ou une plainte serait-elle aussi portée à l’encontre du journal ? Faut-il donc aller jusqu’à payer le prix du sang pour avoir le droit de s’exprimer de manière irrévérencieuse ?
Dans la même veine, je viens d’apprendre que le célèbre tabloïd anglais The Sun a décidé de supprimer sa playmate de la page 3, et pour la même raison : atteinte à l’image de la femme (voir, par exemple, http://ecrans.liberation.fr/ecrans/2015/01/20/le-tabloid-the-sun-renonce-aux-tetons-en-pages-3_1184428). Coïncidence troublante, n’est-ce pas ? Au moment même où certaines personnes hurlent qu’elles sont prêtes à mourir pour que l’on puisse continuer à caricaturer le prophète au nom de la liberté d’expression, et qui balaient d’un revers de la main toute objection sur le « sacré », d’autres font le forcing pour interdire toute image équivoque de la femme au motif d’un autre « sacré » ; celui, justement, d’une représentation digne de celle-ci. Autrement dit, alors que l’on réitère avec force la justesse de l’abolition du délit de blasphème, on crée un autre délit de blasphème, une nouvelle forme de censure. J’espère qu’il n’y a personne avec un pied dans chaque camp, sinon la schizophrénie le guette !
Evidemment, on va me rétorquer que, dans le cas du Sun, l’action n’a pas été violente, qu’il n’y a pas eu de morts – et heureusement – et que la direction du tabloïd a simplement cédé sous la pression d’une pétition de 217.000 signatures. Certes, mais si Charlie Hebdo avait reçu une pétition de 500.000 signatures l’appelant à arrêter de caricaturer le prophète aurait-il eu la même réaction que le Sun ? Je ne crois pas. Et cela aurait même déclenché une énorme vague de protestation contre les infâmes signataires qui voudraient bâillonner notre chère presse libre et mettre ainsi en péril le fondement même de notre République. Mais qui donc va protester, dans les prochains jours, contre les pressions qu’a subies le Sun, contre ces « nouveaux intégristes » qu’une paire de jolis nichons fichent en rogne, bref, manifester de nouveau pour la liberté de la presse ? Personne. Il n’y aura pas de I am The Sun. On pourra donc continuer, d’un côté de la Manche, à dessiner les fesses du prophète mais, de l’autre côté, ne pas continuer de montrer d'images de femmes aux seins nus ! Etrange, n’est-ce pas ?
Il est maintenant temps d’aborder la vraie question. Où s’arrête la liberté d’expression dans la caricature et la parodie ? Peut-on d’ailleurs en juger sur ses seules convenances ? Visiblement non. Desproges disait que l’on peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui. J’ajouterai que l’on peut surtout rire de ce que l’on trouve drôle. J’ai l’air d’enfoncer une porte ouverte, mais n’est-ce pas là que réside le véritable problème ? Tous les gens n’ont pas les mêmes goûts, et c’est tant mieux. Eh bien, nous n’avons pas tous le même sens de l’humour. N’avez-vous donc jamais vécu cette expérience, au travail, en famille ou entre amis, où quelqu’un raconte une blague qui fait éclater de rire votre voisin et qui, vous, ne vous fait pas rire du tout, peut-être même vous blesse ? Essayez de vous rappeler de votre état d’esprit, à ce moment. Avez-vous alors pensé « liberté d’expression chérie » ou « respect des autres » ?
Je n’ai, évidemment, pas de solution à proposer. Juste rappeler que la vie en société est un éternel compromis entre « moi » et « les autres », et que vouloir s’affranchir du ressenti des autres au nom de sa propre liberté me semble la forme suprême de l’égoïsme. Je m’en voudrais de ne pas profiter de cette occasion pour citer les paroles de cette si belle chanson de Goldman, des paroles que nous devrions toujours avoir en mémoire :
Et si j'étais né en 17 à Leidenstadt
Sur les ruines d'un champ de bataille
Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens
Si j'avais été allemand ?
Bercé d'humiliation, de haine et d'ignorance
Nourri de rêves de revanche
Aurais-je été de ces improbables consciences
Larmes au milieu d'un torrent
Si j'avais grandi dans les docklands de Belfast
Soldat d'une foi, d'une caste
Aurais-je eu la force envers et contre les miens
De trahir: tendre une main
Si j'étais née blanche et riche à Johannesburg
Entre le pouvoir et la peur
Aurais-je entendu ces cris portés par le vent
Rien ne sera comme avant
On saura jamais c'qu'on a vraiment dans nos ventres
Caché derrière nos apparences
L'âme d'un brave ou d'un complice ou d'un bourreau?
Ou le pire ou le plus beau ?
Serions-nous de ceux qui résistent ou bien les moutons d'un troupeau
S'il fallait plus que des mots ?
Et si j'étais né en 17 à Leidenstadt
Sur les ruines d'un champ de bataille
Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens
Si j'avais été allemand ?
Et qu'on nous épargne à toi et moi si possible très longtemps
D'avoir à choisir un camp
La conclusion est peut-être déprimante. D’aucuns la jugeront même lâche. Comment ne pas choisir alors que la Vie n’est qu’une longue succession de choix ! Et si nous commencions d’abord par nous mettre à la place de l’Autre avant de choisir ? Vous croyez que c’est difficile ? Pas vraiment. Et d’ailleurs, pour tout vous dire, dans un premier temps, j’avais inséré dans ce texte une image de la « fresque de Clermont-Ferrand », et puis j’ai réfléchi, j’ai hésité, et puis j’ai décidé, sans que personne ne m’y oblige, de la supprimer. Je me suis contenté de mettre le lien, à l’intention de ceux qui veulent la voir. Mais seulement à l’intention de ceux-là. Parce que c’était mon choix.