Dans ce deuxième billet, je vais aborder un sujet qui est devenu récurrent depuis quelques temps ; celui des notes. Faut-il supprimer les notes à l’Ecole ? La question se pose, de façon de plus en plus pressante, et fait toujours couler beaucoup d’encre. De multiples rapports sont écrits, de nombreuses études sont réalisées. Les notes seraient discriminatoires, décourageantes, redoutées. Elles feraient mal. Les enfants auraient peur de les montrer à leurs parents. Hum ! Je pense que l’on ne parle ici que des « mauvaises » notes, oubliant les « bonnes » qui font plaisir, qui récompensent, qui valorisent. Passons.
Un premier essai fut réalisé en 1969 avec une notation en lettres : A, B, C et D. Quatre possibilités, c’est bien peu pour nuancer son jugement. Alors, comme les agences de notations économiques, on a mis des A+, des B-, etc… Pas forcément judicieux, surtout que je pense que les professeurs devaient d’abord mettre une note chiffrée à la copie, puis la convertir en lettre suivant une grille de référence, et que pour effectuer les moyennes, on retranscrivait les lettres en chiffres, puis de nouveau le résultat en lettre. Quelle simplicité ! On comprend que cette expérience ait échoué.
De nos jours, la nouvelle approche à la mode, dans le monde éducatif, est celle dite « par compétences », et relance plus vivement encore le débat. Parce que la note n’est plus l’objectif, ce dernier étant d’acquérir des savoir-faire ; ces fameuses compétences. Nos pédagogogues viennent de (re)découvrir ce que tout professeur savait déjà depuis longtemps ; l’enseignement n’a pas pour vocation de mettre des notes ! Il est destiné à transmettre une connaissance, qui est – bien évidemment – elle-même destinée à acquérir un savoir-faire. Pourquoi diantre faire apprendre des théorèmes à des étudiants sinon pour leur permettre de faire des exercices ? N’en déplaise à nos fumeux penseurs de notre chère Institution, l’enseignement a toujours – et de tout temps – été tourné vers l’acquisition de compétences, mais on n’éprouvait pas le besoin de le préciser parce que c’était bien évident pour tout le monde ! Ce n’est donc en aucun cas une découverte majeure, et les délirants livrets de compétence ne sont qu’une belle imposture. Pour ma part, j’y ai échappé. Pour le moment.
Mais cette fausse nouveauté a eu aussi un mérite, reconnaissons-le. Les compétences étant multiples, elles ne se prêtent pas à une évaluation chiffrée. Savoir calculer est-il aussi important, plus important ou moins important que de connaître ses conjugaisons ? Et pas question de faire des comparaisons entre élèves ! Un élève qui sait lire, mais pas écrire, doit-il être mieux noté qu’un élève qui sait écrire, mais pas lire ? Les compétences sont éminemment individualisées, et la seule chose qui compte, c’est leur évolution, si possible dans le bon sens. Rajouter des notes ferait donc double emploi, et risquerait même de créer des interférences. D’où, je pense, le retour sur le devant de la scène de la question de la suppression des notes.
Allons ! Si j’écris c’est pour dire ce que je pense, et le moment est venu de me lancer. Pour ce qui est de l’école, je suis un fervent partisan de la suppression des notes, qu’elles soient chiffrées ou lettrées, un abolitionniste pur et dur en quelque sorte. Notez tout de même que je parle ici de l’école, pas des concours, mais j’y reviendrai. Je préfère d’abord expliquer mes raisons.
Une note chiffrée, disons de 0 à 20 comme celle que je suis obligé de mettre sur la copie, n’est pas un moyen « normal » d’évaluer un travail. Ce n’est pas comme ça que l’on procède dans la Vie. On peut multiplier les exemples. Quand un plombier vous refait votre salle de bains, vous ne lui mettez pas une note, pourtant vous évaluez son travail, du moins j’espère pour vous ! Vous avez sûrement des amis, certains plus proches que d’autres, mais vous ne les notez pas pour autant. Tout au plus, vous avez un « meilleur copain » ou une « meilleure copine ». Quand vous sortez d’un cinéma, votre avis ne sera-t-il résumé que par l’un des trois mots : « nul », « bof ! », « génial » ? Il sera souvent beaucoup plus nuancé que cela. Vous pouvez avoir aimé le scénario et pas le jeu des acteurs, apprécié la fin du film mais pas le début, trouvé une scène inutile ou, au contraire, pas assez développéé, etc… mais vous ne résumerez pas tout cela en déclarant d’un ton péremptoire : « 13 sur 20 ! ».
Ainsi, vous évaluez, vous jugez. En permanence. Mais pas avec une note. Eh bien je ne vois pas pourquoi, moi, je devrais me torturer l’esprit pour faire un barème chiffré sur mes devoirs, puis passer parfois de longues minutes à me demander quelle fraction des points attribuer à la copie que je corrige. Les deux opérations sont, en effet, problématiques.
Commençons par le barème. Pourquoi telle question serait notée sur 3 et telle autre sur 1 ? Oui, je sais, vous allez me dire que c’est en fonction de la difficulté de la question. Certes, il existe des questions indiscutablement difficiles, comme il en existe d’indiscutablement faciles, mais la plupart du temps, c’est une notion très subjective. Comme je le dis tous les ans à mes étudiants : « Une question facile est une question à laquelle on sait répondre ». J’ai l’air d’enfoncer une porte ouverte, mais il y a bien là-dedans une part importante dépendant de la personne qui doit répondre à la question.
Je dois donc essayer de me mettre à la place des étudiants pour évaluer le degré de difficulté, sauf que je rencontre deux nouveaux obstacles. Le premier est assez simple à comprendre, car à partir du moment où je sais faire, c’est facile pour moi suivant l’adage cité plus haut. Je dois donc lutter en permanence contre ce sentiment que « tout est facile ». Le second obstacle est encore plus délicat, parce que je dois me mettre à la place des étudiants – ce qui n’est pas chose aisée comme je viens de le dire – mais il y a encore pire : « les étudiants », cela n’existe pas ! Chacun est différent, avec ses qualités et ses défauts ; ses compétences si vous préférez. Je dois donc considérer un « étudiant moyen », une sorte d’élève virtuel ayant moyennement acquis une part moyenne de mon enseignement. Bonjour la prise de tête ! A ce sujet, un de mes anciens collègues de mathématiques avait trouvé un moyen de résoudre cela en mettant un point pour chaque bonne réponse, pour toutes les questions, indépendamment de leur facilité/difficulté. Il m’avait assuré que cela permettait de « séparer » suffisamment les élèves pour qu’ensuite, après application d’un coefficient multiplicatif idoine, il puisse mettre des notes sur 20. Je n’ai jamais expérimenté cela, prévoyant déjà les affres face au choix de ce fameux coefficient multiplicatif, si tant est que mes élèves aient eu l'amabilité de bien vouloir se « séparer »…
Passons à la correction. Combien de fois ai-je entendu, quand je décline ma profession, une phrase du genre : « Au moins, en maths, la correction est simple et sans parti pris. C’est bon ou c’est faux ! Pas comme en français, ou en philosophie, où les profs mettent la note de façon totalement subjective ! » ? Rien n’est plus faux ! Evidemment, si j’enseignais en primaire et demandais aux élèves de faires de simples additions, cela serait autre chose. Mais j’enseigne en classe préparatoire, et toutes les réponses nécessitent un raisonnement. Je me dois alors de prendre en compte le raisonnement, et pas simplement le résultat. Que vaudrait d’ailleurs un bon résultat provenant d’un raisonnement erroné ? Pour moi, rien. Or, évaluer un raisonnement, c’est souvent ardu.
Trois cas de figure se présentent. Les deux premiers se traitent aisément, mais sont – hélas – rares : le raisonnement est complètement faux du début à la fin, le raisonnement est très rigoureusement exact. En pratique, ce n’est ni l’un ni l’autre, mais une sorte de mélange de bon, et de moins bon ; ce dernier principalement dû à un manque d’explications ou de justifications. Et là, je dois me dépatouiller pour évaluer la « gravité » de ces manquements d’un côté, et pour évaluer les « bonnes choses » de l’autre. Autant dire que cela devient totalement subjectif ; chaque professeur ayant ses marottes sur l’absolue nécessité de la présence de telle ou telle justification, souvent parce qu’il a insisté beaucoup sur ce point en cours.
Pour mieux montrer le caractère subjectif de la correction, je vais puiser dans mon expérience. J’ai été, un temps, Président de la Commission des Sujets de Mathématiques dans un concours national. Outre la mise au point définitive des sujets des épreuves écrites, il m’incombait de traiter les contestations ; autrement dit de réaliser une seconde correction qui aurait force de loi. J’ai rencontré deux cas extrêmes. Dans le premier, l’élève avait eu 12 et pensait mériter mieux. Il a dû le regretter car je ne lui ai trouvé que 7 ! Dans le second, l’élève est passé de 9 à 16 !
Je vais prendre un autre exemple. Il m’est souvent arrivé d’assister, en compagnie d’autres collègues, à des exposés en classe qui donnaient lieu à l’attribution d’une note. Eh bien, croyez-le ou non, mais il y avait rarement plus d’un point d’écart entre les notes proposées par chacun ! Pourtant, nous n’avions pas de barème. Nous traduisions simplement notre impression et la concordance était quasi parfaite.
Eh bien, corriger une copie, même de maths, ce devrait être la même chose car, après lecture, on en retire toujours une impression globale. Je signale d’ailleurs qu’il est très pénible pour moi quand je constate, et cela arrive assez souvent, que la note résultant de mon barème ne reflète pas mon impression. Dans un sens comme dans l’autre, c’est frustrant pour moi car je dois me plier à cette tyrannie de la note.
Résumons. Mettre une note n’est que la traduction d’une impression. Pourquoi alors ne pas se contenter d’exprimer cette impression ? Pourquoi mettre 11 à X et 12 à Y ? Que représenterait cette différence ? Rien. Oui, je sais, d’aucuns vont me dire aussitôt que la notation lettrée est alors faite pour moi, n’est-ce pas ? Non. Parce qu’elle est trop limitée. Quatre ou cinq lettres ne me suffisent pas. Désolé. Je veux pouvoir exprimer mon impression avec des mots, et surtout pas en cochant une interminable « grille de compétences » figée et ressemblant à un questionnaire de satisfaction d’après achat. Surtout que je risque de ne pas trouver les bonnes cases pour parler d’un élève particulier, et donc que je me verrais, in fine, obliger de doubler tout cela par un avis écrit. Autant le faire tout de suite, même si je dois simplement écrire « très moyen » parce que c’est ma seule impression. En effet, comme dans la Vie, mon impression peut être d’une platitude désolante, et les mots pour le dire me manquer.
Certains esprits chagrins vont peut-être me dire que la note aide les élèves à s’évaluer bien mieux que la lecture d’un commentaire. Je ne le crois pas. D’abord, parce que tout est question d’habitude et qu’un élève n’ayant jamais eu de note ne saura même pas que cela existait, dans le temps, sauf en écoutant son grand-père raconter sa scolarité. Ensuite, la lecture de la copie corrigée apporte beaucoup plus à l’élève que sa note. Quand il voit un « Bien » dans la marge en face d’une question, il comprend ce que cela veut dire. Pas la peine de le chiffrer. Quand il voit un trait rageur barrant son texte, assorti d’un « NON ! », là aussi, il comprend. Or, certains élèves regardent juste leur note, puis rangent la copie dans leur sac d’un air fataliste. C’est un non-sens ! Comment peuvent-ils progresser s’ils ne comprennent pas leurs erreurs ? Et pour cela, ils doivent lire leur copie corrigée. Que dis-je « lire », étudier plutôt !
Je termine par les concours. Ce terme désignant toute épreuve, ou ensemble d’épreuves, visant à sélectionner un nombre limité de candidats, la sélection doit s’opérer sur un classement. Or, nous n’avons encore rien inventé de mieux que les nombres pour générer un tel classement. Alors oui, dans ces cas-là, la note chiffrée est incontournable. Mais d’abord cela ne concerne que peu de monde, et surtout des gens qui ont, en principe, une maturité leur permettant de ne pas pleurer parce qu’ils ont pris une « taule » au grand oral de l’X. Personne ne les blâmera. Et ensuite, parce que, dans ce cas, la note importe peu. Elle n’a aucune valeur intrinsèque qui jugerait d’un niveau. Elle n’est ni décourageante, ni réjouissante par elle-même. Elle est juste « classante ». Si on est reçu avec 8, on est évidemment plus heureux que si l’on est recalé avec 12. Pourtant 12, c’est « mieux » que 8, non ?