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Billet de blog 22 novembre 2014

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Mes réflexions sur l'enseignement (Variante sur Milgram)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ce jour-là, j’avais eu un TD avec la moitié de la classe le matin, et j’attaquais le même TD avec l’autre moitié en début d’après-midi. Après quelques minutes, un élève du groupe du matin entrouvre la porte et me demande s’il peut récupérer quelque chose. Croyant qu’il s’agissait d’un cahier, de sa trousse ou même de son sac, bref de quelque chose d’indispensable, je le laisse entrer. Il se dirige vers une table, prend une bouteille de jus de fruits à moitié vide, et se dirige vers la porte. Je me suis senti floué. Me déranger, et déranger ses camarades en plein travail, juste pour « ça » ? Sous le coup de la colère, je lui demande de me donner la bouteille en disant : « Confisquée ! Tu pourras la récupérer à la fin du TD. Et maintenant, file ! ». L’étudiant s’exécute, docilement, même si sa mine en dit long. Je pose la bouteille sur mon bureau, sous les sourires amusés des élèves présents. J’entends même un petit rire.

Le TD reprend, et cet incident disparaît peu à peu de ma mémoire. Environ une heure plus tard, alors que les élèves sont penchés sur leurs cahiers pour faire leurs calculs, mes yeux se posent presque par hasard sur la bouteille… et je me rappelle de leurs réactions. Un de leurs camarades avait été « puni » – peut-être même humilié ? – et cela les avait amusés ! Un peu la réaction instinctive que l’on peut avoir quand un serveur se prend les pieds dans le tapis et renverse la soupière sur la robe de Madame ; un comique assez potache, sans méchanceté, mais aussi sans compassion, et dans ce cas, sans aucune solidarité. Cette soumission était étonnante.

Perplexe, je m’assieds et commence à fixer la bouteille. N’avais-je pas commis là un abus d’autorité ? Et l’expérience de Milgram me revint en mémoire. Même si elle a été popularisée grâce au film I… comme Icare, puis reprise il y a quelques années par la TV (voir par exemple https://www.youtube.com/watch?v=v-vkV_h8lKk), elle reste assez méconnue, surtout quand on y introduit des variantes. Je décidais alors de tenter quelque chose. C’était le mois de mai, et il faisait bien chaud dans la classe. Je remarque qu’un élève me regarde… et regarde aussi la bouteille. Je lance la ligne.

_ Cela à l’air bon…

_ Bin oui, et puis c’est dommage de la laisser comme ça… Avec la chaleur, ça va s’abîmer.

_ Ce n’est pas faux. Tu as soif ?

_ Oh Oui !

_ Vas-y, sers-toi.

Je lui tends la bouteille, mais il ne la prend pas. La simple surprise ou autre chose ? Je le sens hésitant, comme s’il était soudain conscient que je lui demandais de participer à une « mauvaise » action. Il se tourne vers ses camarades, sans doute pour y chercher un soutien. Réaction normale, car on explique souvent la soumission par la solitude du sujet face à l’ « autorité ». Et là, ça mord d’un autre côté. « Moi, j’en veux bien, Monsieur ! » dit un audacieux, d’un ton mi-sérieux, mi-amusé. Je lui donne la bouteille, et il boit. Cela déclenche des rires. Le buveur a l’air tout fier. Lui, il l’a fait ! Il a osé ! L’effet de groupe joue alors à fond. Un autre étudiant en demande, et un autre encore, comme si boire à cette bouteille devenait une sorte de rite initiatique. La bouteille se met donc à circuler, mais je la récupère avant qu’elle n’ait été vidée. Je décide d’essayer de les culpabiliser en leur faisant remarquer que X (nom du propriétaire de la bouteille) n’en aura plus beaucoup. Mais cela ne fait que déclencher de nouveaux rires, des rires de gamins farceurs qui auraient fait une bonne blague. Puis vint la sentence finale quand l’un d’entre eux déclare que, pour le peu qu’il reste, autant la finir… Je refais circuler la bouteille. Quand elle est vide, je la repose sur le bureau, en disant que X pourra, tout de même, récupérer l’emballage ! Nouveaux rires.

A la fin du TD, j’attends la venue de X, puis m’isole avec lui. Je lui explique ce qui s’est passé, et ma motivation. Il comprend très vite, et ne semble pas m’en vouloir, bien au contraire. Par la suite, il me proposera même de servir de nouveau de « victime » pour les élèves de l’année suivante ! Brave garçon. Je lui demande le prix de la bouteille, pour lui rembourser, mais il refuse. Alors je commets de nouveau un abus d’autorité et lui colle d’office une pièce de deux euro dans la main. Il s’en va.

Le lendemain, la classe entière est réunie. C’est le moment de leur parler. Je suis obligé de rappeler les faits car, après tout, la moitié d’entre eux n’avait pas assisté aux évènements. Je leur parle aussi de l’expérience de Milgram. Bonne surprise, la plupart d’entre eux connaissent, ce qui me facilite la tâche. Je m’essaie à un parallèle, et m’adresse plus spécialement aux « buveurs » pour leur demander de justifier leur geste, et j’obtiens, en gros, deux types de réponses :

            a) C’est vous qui me l’avez demandé.

            b) Ce n’était pas bien méchant, Monsieur. Rien à voir avec des décharges électriques de plusieurs milliers de volts.

Intéressant. D’abord, parce qu’ils cherchent à se dédouaner sur moi, l’ « autorité », exactement comme les sujets de l’expérience de Milgram ; ce sont des réponses sur le fond de l’expérience. Ensuite, parce qu’ils se trouvent aussi des excuses sur la forme ; ce n’était qu’une peccadille et pas une torture.

Je dois alors leur rappeler que:

    1) Je ne leur avais rien demandé, mais proposé.

   2) Quand bien même je leur aurais demandé de le faire, et s’ils me doivent « obéissance » pour ce qui est de l’exercice de mes fonctions, ces dernières n’incluent pas l’appropriation du bien d’autrui ; en d’autres termes, que je ne n’avais plus aucune légitimité en leur proposant de se servir dans la bouteille d’un autre, parce que cela s’appelle du vol, et que d’ailleurs, si je ne les y avais pas incité, personne n’aurait bu ! Là, ils sont d’accord avec moi. Ma présence, et une présence active, a été un élément primordial.

   3) Ils ont bien rigolé, alors que si la bouteille avait été la leur… ils auraient sans doute moins ri. Non ?

Nul besoin d’en rajouter, là ils avaient compris. J’en ai donc profité pour les mettre en garde contre tout abus d’autorité. Sans vouloir, bien entendu, en faire des révoltés, je leur ai demandé de garder leur libre arbitre, de ne pas se laisser aller sous prétexte que l’on est « couvert » et, enfin, de ne pas juger de la gravité d’un fait sans s’être mis, avant, à la place de la « victime ».

Concluons. Même si les modalités n’étaient pas du tout les mêmes – et loin de là – et si l’effet de groupe a provoqué une indéniable émulation entre les « buveurs », le résultat obtenu est néanmoins assez proche de celui de l’expérience originelle de Milgram, donc inquiétant, toujours inquiétant, irrémédiablement inquiétant… et surtout impitoyable, comme le constate d'ailleurs amèrement Yves Montand dans le film I… comme Icare lorsque le professeur lui fait remarquer qu’il n’a réagi, lui, qu’à 180 volts (voir, vers 13 : 57 mn, http://www.youtube.com/watch?v=KmmLHAXtsKo)

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