« Mais à quoi ça sert ? » lance l’élève en poussant un gros soupir.
C’est un grand classique de l’enseignement des mathématiques, dès que le niveau d’abstraction dépasse la simple racine carrée. Assez curieusement, mes collègues physiciens ne semblent pas avoir droit à cela. Pourtant, lorsque l’on fait un exercice sur un circuit RLC, la question pourrait tout aussi bien se poser. Mais comme il s’agit d’électricité, cela doit forcément être utile, j’imagine ? Dans mes énoncés, il y a des mots étranges comme « espace vectoriel », « valeur propre », « série de fonctions », « intégrale » qui n’évoquent rien de concret, bien évidemment. Alors ? Que dois-je répondre ? On pourrait dire bien des choses, en somme. Tenez, en variant le ton :
_ Méprisant : « Vous n’avez guère d’aptitude pour les études supérieures. Essayez le CAP ! ».
_ Hautain : « Vous le comprendrez, un jour. Enfin, espérons-le, mais j’ai un doute. »
_ Hésitant : « C’est une question… heu… pas simple, et… heu… comment dire ça ? Ce serait bien long à expliquer et… heu… dans ces circonstances… voyez-vous… Bref. Reprenons. ».
_ Dramatique : « Mais c’est fon-da-men-tal ! Sans cette notion, les avions s’écraseraient au sol comme des figues trop mûres ! ».
_ Fonctionnaire borné : « Je n’en sais rien, et je m’en fous, mais on me paye pour vous l’enseigner, alors laissez-moi faire mon travail. Merci. »
_ Cachotier : « C’est un secret qui se transmet de bouche de prof à oreille de prof. ».
_ Nihiliste pessimiste : « A rien ! C’est déprimant… ».
_ Nihiliste révolté : « A rien ! C’est scandaleux ! ».
_ Evasif : « En y réfléchissant bien, on devrait pouvoir trouver une réponse… du moins, je pense ! ».
_ Agressif : « Mais qu’est-ce que cela peut vous faire ? Taisez-vous et notez ! ».
_ Branché numérique : « Nous allons immédiatement chercher sur le net, car on y trouve toutes les réponses. J’allume l’ordinateur… Voilà… Je tape les mots dans la barre de recherche… Elle est pratique, cette barre ! Et… 2 900 200 références ! C’est bien ce que je vous disais, on trouve tout ! Bon, alors… Hum ! On ne sait quoi choisir ? ».
Esthète : « La beauté de cette théorie ne vous suffit donc pas ? ».
Grandiloquent : « Les murs de cette salle ne seraient pas suffisants pour inscrire la liste de toutes les applications possibles ! ».
Menaçant : « C’est à moi que vous parlez ? C’est à moi QUE VOUS PARLEZ ? ».
Pragmatique : « A avoir votre diplôme… ».
Après ce petit plaisir littéraire, et un clin d’œil malicieux à Rostand, redevenons sérieux, car c’est, finalement, une très bonne question. Et elle va bien au-delà de l’objet, ou du résultat, mathématique visé initialement par cette question. A quoi donc servent les « choses » ?
Prenons un billet de 10 euro. En lui-même, ce n’est qu’un morceau de papier qui n’a aucune utilité, mais personne ne prétendra qu’il est pour autant inutile. Enfin presque, parce que si vous vous trouvez dans la jungle amazonienne et que vous tendez ce billet à un autochtone dans l’espoir d’obtenir un repas, il haussera probablement les épaules en vous demandant « A quoi ça sert ? ». Pour lui, ce n’est pas utile. Pour nous, c’est utile parce que cela permet de se procurer un autre objet, qui lui, sera jugé utile. J’insiste sur le jugé, parce que là aussi, cela peut dépendre énormément des personnes. Ainsi, moi, je serais très heureux de pouvoir troquer ce billet en échange d’un joli timbre de l’émission de Bordeaux de 1870. Mais je suis philatéliste. La notion d’utilité est donc très relative.
Je vais prendre un exemple encore plus concret. Une fourchette. Cela sert à quoi, une fourchette ? A manger, vous allez me répondre. Que nenni ! Les asiatiques mangent – merci pour eux – mais sans fourchettes. Ah oui, mais ils utilisent, à la place, des baguettes. Certes, et alors ? Quand on sait que la fourchette n’est apparue en France que vers le XIVième siècle et que les français n’utilisaient pas les baguettes, on se dit que… que… que la fourchette ne sert pas à grand-chose car on peut manger avec les doigts ! A tout le moins, on pourrait juste dire qu’elle est « pratique », mais pas franchement « utile ». Cet exemple me permet de reformuler la question formulée en : « Quelle application pratique pourrait être envisagée ? ».
Là, nous abordons un tout autre domaine. Prenons un exemple historique. Les anciens grecs connaissaient les coniques, ou plus exactement ce qu’ils appelaient les « sections coniques » parce que c’étaient les courbes obtenues en coupant un cône de révolution par un plan. Suivant l’inclinaison du plan, on passait du cercle à l’ellipse, puis à la parabole, puis à l’hyperbole. Mais que pouvait-on faire avec ces courbes, en particulier avec l’ellipse, espèce de cercle déformé ? Pendant très longtemps, il n’y eut pas de réponse. Quelques siècles passèrent, et un beau jour Képler formula ses célèbres Lois, et notamment celle qui affirmait que la trajectoire de la Terre autour du Soleil n’était pas un cercle, mais une ellipse. Or, et il l’a avoué lui-même, s’il n’avait pas connu les ellipses avant, il n’aurait jamais pas pu formuler cette Loi ! Ainsi, des générations d’étudiants avaient souffert sur les ellipses sans savoir à quoi cela servait, et toute question de leur part à leurs professeurs auraient été bien vaines. Cet exemple vise, déjà, à faire comprendre qu’il n’y a pas forcément d’applications actuelles à tel objet, ou à telle théorie, mathématique.
Mais ce serait très hypocrite de ma part de m’arrêter là, et de prétendre que rien de ce que j’enseigne n’a encore reçu d’applications pratiques, surtout que comme je le dis chaque année à mes étudiants médusés : « Vous savez, ce que nous étudions, ce sont surtout les mathématiques de la première moitié du XIXième siècle… ». Oui, cela les étonne toujours. D’abord parce qu’ils se disent que pour une formation pointue en mathématiques à BAC+2, c’est sans doute léger, et ensuite parce qu’ils se demandent, avec angoisse, ce qui a bien pu sortir d’autre, et de forcément plus élaboré, donc plus compliqué, des cerveaux des mathématiciens déjantés alors qu’ils éprouvent déjà des difficultés avec les « simples » notions que j’aborde !
Mais, à un moment, on arrive au bout de l’impasse, et, le dos au mur, il faut répondre, ou tenter de répondre. Remarquons tout d’abord qu’il y a, en gros, deux façons d’aborder ce problème.
La première, qui est celle prônée par les pédagogogues en vogue, est de prendre les devants. Ainsi, avant d’aborder, par exemple, la notion de valeur propre, qui est utilisée – entre autre – pour résoudre certains systèmes différentiels linéaires, je devrais commencer par les dits systèmes, et avant cela, par donner un exemple de situation où ces systèmes interviennent ; mouvement de deux masses reliées à trois ressorts ou modèle simple de l’évolution de deux populations de types proies/prédateurs. Bref, il faudrait d’abord mettre les étudiants devant un problème qu’ils ne savent pas résoudre, pour ensuite faire sortir de mon chapeau, tel un prestidigitateur, le lapin qui apporterait la solution. Ceci étant censé, je le précise, éveiller l’intérêt des étudiants. Mouais. C’est une question de point de vue, parce que je pense que beaucoup se foutent complètement de la possibilité d’étudier le mouvement de deux masses reliées à trois ressorts ! Autrement dit, je pense que cette façon de procéder ne fait que déplacer le problème, le faisant passer d’une application à une autre, dans une sorte de fuite en avant que j’évoquais plus haut avec la fourchette. Une quête du Graal de l’utile-vraiment-utile… qui risque fort de transformer mon cours en gigantesque matriochka ; la fameuse poupée russe.
La seconde est celle de la « construction ». J’aime bien ce mot, car il me permet de faire une analogie avec la construction d’une maison. Par quoi commence-t-on ? Par les fondations. Mais les fondations ne sont pas un lieu « utile » ! On n’y va jamais ! La cuisine est déjà plus utile, à condition, tout de même, d’avoir été équipée des appareils électroménagers ad hoc. Ne vaudrait-il pas mieux construire d’abord la cuisine ? Tout le monde connaît la réponse. Eh bien, pour moi, en mathématiques, c’est la même chose. Je préfère d’abord construire la théorie, puis aborder les applications ensuite. Cela me semble logique d’assurer les fondations pour éviter tout écroulement futur, et c’est pour cela que je réponds assez souvent « Nous le verrons plus tard, quand nous ferons des exercices… ».
Assez souvent, ai-je écrit. Oui, j’avoue que ce n’est pas toujours ma réponse, et que cela m’arrive de me rapprocher du nihiliste, mais ni pessimiste, ni révolté, juste lucide. En effet, je peux très bien répondre que cela ne leur servira probablement à rien, ce qui ne veut pas dire que cela ne sert à rien. En d’autres termes, si eux ne l’utilisent pas, d’autres l’utiliseront. C’est simplement une connaissance, et, pour moi, il n’y a pas de connaissance inutile. La transmission du savoir, voilà la base de mon métier. Pour que la chaîne ne se casse pas. Pour ne pas céder à l’utilitarisme ambiant et forcené, celui-là même qui est en train de ruiner la Recherche en France en la mettant sous la coupe de la création immédiate d’un « utile » ; au sens mercantile du terme, cela va de soi. « Pour l’honneur de l’esprit humain », comme disait le mathématicien Dieudonné.