Adapté du roman de Martin Amis, The Zone of Interest/La Zone d'intérêt est un film très attendu. Non seulement parce que Glazer a mis dix ans à le réaliser, période pendant laquelle les spectateurs en ont été régulièrement informés, jusqu'à ce que le sujet prenne l'allure d'un combat de catch : « Glazer vs. the Holocaust ». Pour être précis : d'un côté, Glazer, artiste expérimental, transgressif, démythifiant ; de l'autre, l'Holocauste, obstacle redoutable à toute représentation. Un tel choc ne pouvait donc que déboucher sur quelque chose de « spécial », d'« unique », tant Glazer a solidement ancré sa réputation de réalisateur-penseur capable d'arracher toute image qu'il touche - qu'il s'agisse d'une publicité pour une bière, d'un clip pour Massive Attack ou d'un film d'extraterrestres - à son régime habituel de visibilité.
Mais ce refrain d'anticipation va bien au-delà du cinéaste individuel. En fait, il est lié à une histoire sinueuse de l'acte de produire des images de l'Holocauste. En bref, cet acte a toujours porté en lui un noyau problématique dans la mesure où, comme on le sait, les nazis n'ont laissé aucune preuve visuelle derrière eux : ni de la population juive, ni des camps, ni d'eux-mêmes. Tout cela dans le but maniaque d'effacer toute trace – de nettoyer. Or, même si quelques images persistent, c'est plutôt par inadvertance, par chance, par hasard ou danger fatal. Faire image fictive de l'Holocauste, c'est donc d'emblée créer une image de trop ; pire, c'est bâtir un pont sur un néant infranchissable. D'où la conséquence naturelle : les films sur le sujet ne sont pas seulement rares, mais surtout connotés, codés strictement entre certaines coordonnées de visibilité, des tentatives audiovisuelles qui sautent par-dessus un champ miné par de considérations éthiques urgentes.
Ce préambule n'est pas seulement le fruit d'un fétiche du contexte, c'est la fibre même dont est né The Zone of Interest. Il y a une grande idée dans le film, et c'est avant tout une idée théorique : celle de reléguer tout le processus d'extermination hors du cadre. Glazer rejette toute la souffrance et l'horreur au-delà du bord de l'écran, laissant le son se charger de ce que l'image ne peut montrer : coups de feu, craquements d'os, cris, pleurs – tout un arsenal destiné à faire travailler notre imagination (indice : il n'en faut pas beaucoup pour comprendre l'idée). Ce que nous ne voyons pas est sombre et plein de terreur, peuplé d'un ultime frisson ; ce qui nous est révélé est calme et lisse, aplati par l'image d'une caméra qui ne connaît pas le déréglement.
Depuis Bazin au moins, on sait que le hors-champ est cette zone de possibilité cinématographique qu'il ne faut jamais laisser en friche En insistant sur cet espace invisible que l'on finit souvent par oublier, le film devient une sorte de mode d'emploi du périmètre du visible. C'est tellement simple, résumé par quelques paires d'antonymes, qu'il faut voir La Zone d'intérêt à la fois comme plus et moins qu'une leçon d'histoire : une leçon de mise en scène, renvoyée à son vocabulaire le plus basique – cadrage, hors-champ et quelques autres termes. Glazer fait du cinéma un complice de l'infamie qui, à la fin, retourne les armes contre lui-même. La morale ultime, c'est qu'on ne peut pas ignorer indéfiniment ce qu'on prétend ne pas exister. Le hors-champ est un espace latent, retardé, qui exerce une pression sur le cadre et finit par nous offrir la contre-image nécessaire, ne fut-ce que mentalement.
En revanche, le contraste entre ici et ailleurs, image et son, vu et invisible, n'est pas imparable. Le film fonde toute sa philosophie sur ce principe qui, pour puissant qu'il soit, s'épuise dans la première demi-heure de projection dès lors que l'on en comprend les enjeux. Le plus étrange est que, bien qu'hypercontrôlé, le film s'achève dans un voyeurisme plus visqueux que la critique qu'il entend faire : à partir d'un certain moment, toute l'horreur provoquée par la vie presque luxueuse du chef de camp Rudolf Höss, qui maintient sa famille dans une forme de délectation écervelée, commence à relever de l'esbroufe scénaristique. Il y a bien sûr un sommet d'indécence en la personne de cette Hedwig Höss (Sandra Hüller), l'épouse méphistophélique de Rudolf, qui transforme la maison en une grande scène glacée de film d'horreur, le croquemitaine étant toujours bien en vue. Mais la frontière entre l'indignation morale et l'indignation complaisante n'est pas claire. Il se trouve que Glazer pose ici son propre challenge : jusqu'où puis-je aller dans l'abjection sans être moi-même abject ? C'est l'une des lacunes réflexives du film – qui semble faire partie de la confusion éthique dans laquelle il baigne – que nous ne puissions jamais déterminer avec certitude dans quelle mesure un hurlement plein d'esprit ajouté en off est une prise de conscience et dans quelle mesure il s'agit d'un effet de choc masturbatoire.*
D'une certaine manière, La Zone d'intérêt était la pièce manquante du puzzle pour que l'image soit complète. Nous avons eu droit aux images d'archive de l'Holocauste (Nuit et Brouillard d'Alain Resnais en 1955, le premier à donner un visage à l'extermination, et Aufschub de Harun Farocki en 2007, l'analyse la plus cohérente de ces images) ; puis au témoignage des survivants, murmuré dans un désert de représentation (Shoah de Claude Lanzmann [1979]) ; et enfin, au spectacle désinhibé (Schindler's List de Steven Spielberg [1993]). Glazer ne sait que trop bien qu'il ferme la boucle, et ce, d'une manière un peu plus contradictoire qu'on ne pourrait le penser. Ce qui intrigue ici, c'est à la fois la prémisse du geste (cet arrogant « quelqu'un devait bien le faire ») et sa conclusion, qui mêle le précepte lanzmannien de l'irreprésentable à une forme, aussi raréfiée et formellement distillée soit-elle, de fanfaronnade. De Shoah au show la distance n'est pas aussi grande qu'on le croit. Il aura fallu attendre quelques années pour qu'un tel film, capable de donner forme à l'impensé – les chefs nazis étaient aussi des humains – devienne plausible. Ce film n'est pas un film contre l'oubli, c'est un film rendu possible par lui.
Glazer est incontestablement conscient du débat qu'il a ouvert. En fait, La Zone d'intérêt semble tellement en phase avec la conversation plus large qu'il entame, tellement sûr de sa place dans l'histoire du cinéma, que toutes ses images annoncent, avant tout, une sorte de réponse définitive à ces images plus anciennes de l'Holocauste. C'est là que réside le problème : il semble y avoir plus à l'œuvre ici que le simple sentiment que Glazer a fait ses devoirs, en étudiant ses prédécesseurs. Il semble également y avoir un calcul stratégique, qui considère la proclamation d'un non-spielbergisme féroce associé à une dose certaine de transgression comme une sorte d'apogée automatique de l'art, quitte à déboucher sur un contenu somme toute académique. Ce calcul a conduit Glazer à s'attaquer au thème de l'Holocauste – le nec plus ultra du cinéma avec majuscule – et à tenter de le glacer, c'est-à-dire d'en faire un dispositif formel aussi imposant et fantaisiste qu'il s'auto-cannibalise en route vers la galerie d'art contemporain. Telle est la grande limite du film, mais aussi son éclat : dans la manière dont le mathématisme de la mise en scène prétend trouver un antidote dans l'annihilation de l'émotion – de toute émotion, y compris l'émotion antinazie – au nom d'un algorithme formel implacable qui, en théorie, devrait mettre le cinéaste à l'aise.
Mais cet algorithme n'offre au mieux qu'une solution partielle : de même que l'immersion de Son of Saul (2015) s'achevait dans une aporie vidéoludique, la distance risque ici de se transformer en barrière sécurisante, neánmoins autorisant touts les formalismes musclés. En témoigne le cadre kitsch où l'on aperçoit Höss dans la cour du camp, filmé de près sur un fond d'une blancheur éclatante, tandis que la bande-son se noie dans des sonorités apocalyptiques carrément voluptueuses. La rédemption arrive vers la fin : Glazer y opère un lien temporel, Höss regardant au fond d'un couloir d'institution et « ouvrant » ainsi, par un raccord très simple, sur le musée contemporain du camp, au moment où le personnel passe l'aspirateur à côté des objets exposés. Ce n'est qu'ici que le film sort de la zone grise de la moralité et devient, comme tout film sur l'Holocauste, un film sur aujourd'hui : sur d'autres génocides gardés hors-champ et sur une même humanité qui préfère ne pas voir le mal. Ou, comme le disait le poète déporté Jean Cayrol dans la voix off de Nuit et brouillard, sur « nous qui regardons sincèrement ces ruines comme si le vieux monstre concentrationnaire était mort sous les décombres, qui feignons de reprendre espoir devant cette image qui s’éloigne, comme si on guérissait de la peste concentrationnaire, nous qui feignons de croire que tout cela est d’un seul temps et d’un seul pays, et qui ne pensons pas à regarder autour de nous et qui n’entendons pas qu’on crie sans fin. »
*Note: Il semblerait que Glazer et son ingénieur son n'aient pas eu recours à des acteurs pour enregistrer les sons de l'atrocité, mais aux « vrais bruits de la rue en Europe ». Ce qui n'arrange guère cette malaise que rétrospectivement tout au plus. Pour aller plus loin : https://www.theatlantic.com/podcasts/archive/2024/03/zone-interest-sound-design-told-another-story/677658/.