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Billet de blog 26 mars 2024

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Sirènes et cloches : Sur « Cosmocide » de Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval

Même pendant le confinement, alors que le monde semblait à l’arrêt, Nicolas Klotz et Élisabeth Perceval n’ont eu de cesse de tourner. Impossible d’en faire autrement. C’est que, mis sur orbite par cette temporalité de crise perpétuelle, leur cinéma s’est mué en fusée essentielle du possible, de l’utopie et de la liberté. Cosmocide, dernier film en date, sera projeté au Cinéma du Réel le 30 mars.

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Il y a un grand thème qui traverse l’œuvre récente de Klotz et Perceval, et ce n’est ni la guerre, ni la résistance. C’est, d’une façon plus capitale – plus minoritaire, aussi – la poésie : son anéantissement dans un monde fait de violence et de cruauté, et les quelques fulgurances qui font que, malgré tout, elle survit encore. Infusé de poèmes – de ceux de Mahmoud Darwich ou Achille Mbembé[1], à ceux, non moins monumentaux, que dessinent les falaises de la côte normande –, ce cinéma l’est notamment en vertu de sa légèreté. Il suffit de très peu pour pouvoir accueillir, dignement, la beauté du monde sur un écran ; et d’encore moins pour la gaspiller à cause de tout ce que, dans le cinéma, fait figure d’injustice : grandes caisses et appareils monstrueux, tout un attirail qui éloigne de l’essentiel et rapproche de l’argent.

S’il est vrai que les films ressemblent à ceux et celles qui les font, alors on peut dire avec certitude que Klotz et Perceval s’obstinent à regarder le monde en face – à espérer le changer, aussi. Loin de la cacophonie des grandes villes, elle et lui bricolent, à distance, avec le bruit de l’actualité. Aucun retranchement ici – juste, un besoin de réduire son empreinte (carbone, mais aussi démiurgique) pour inventer un autre rapport, plus juste, avec ceux et celles d’en face. Car en face, il y a du monde : des ami.es que les médias ne nous laissent pas connaître (L’héroïque Lande [2018], à ce jour leur film le plus beau) et des corps vivants que l’on prend pour des ombres (Nous disons révolution [2021], un film bien chamanique). Les deux cinéastes évoquent souvent l’impératif de recommencer le cinéma : non pas au sens de tout oublier – rien de plus travaillé par la mémoire et l’héritage des images qu’un film de Klotz et Perceval –, mais de parvenir à se défaire du carcan économique qui empêche aujourd’hui les cinéastes de travailler à leur guise et les visibilités de sortir du blocage.

Aucune personne ayant suivi cette aventure créatrice depuis son début en 1988 – indice : elle donne le vertige – ne s’étonnera de voir les cinéastes pousser aujourd’hui un peu plus loin les limites de ce dispositif conçu dans la pauvreté des moyens et la richesse des idées. Cette filmographie s’est dernièrement accélérée à tel point qu’elle ressemble plus à une constellation où tout (petits et grands films, bouts d’essais filmés, photos et livres) s’agence selon un paradigme différent de production : la réalisation est ici un travail à temps plein, avec ses gestes et réflexes spécifiques ; le concept de chef-d’œuvre n’est plus opératoire – il n’y a que des tentatives, des rajouts, des P. S. et des flash-forward. À leur façon – contribuant par ailleurs à un travail sauvage mené aussi, entre autres, par Hong Sangsoo et Radu Jude –, Klotz et Perceval parviennent à donner la vraie image de ce que la passion cinéphilique pourrait être aujourd’hui : accompagner quelqu’un jusque dans l’impasse (car l’impasse aussi est créatrice), parcourir à ses côtés la nouvelle carte de la distribution des images en mouvement, où festivals et cinémas n’arrivent plus à suivre le rythme effréné de la création. En un mot, sortir de l’inertie pour prendre tout le monde – y compris soi-même – de vitesse. En multipliant leur présence, les cinéastes montrent à quel point les images, aujourd’hui, se doivent de retrouver leur incandescence et leur urgence, dans une explosion des schémas financiers préétablis.

L’affaire n’est pas simple dans une industrie globale qui tolère de moins en moins les circuits alternatifs. La poésie, ici, doit se comprendre au-delà de tout lyrisme, comme la fantaisie qui s’oppose à la domination des puissances paralysantes de l’argent. Comme dit Laurent Cauwet, « cette poésie, par sa façon d’échapper à tout pouvoir ; par sa façon d’être le moins possible du côté de l’achevé, pour se rapprocher du mouvement ; par sa volonté de s’identifier à une pensée en action… se voit rejetée en marge de circuits officiels. »[2] Tout plausible qu’il est, ce constat ne doit pas pour autant mener au défaitisme : il suffit de voir Klotz et Perceval contourner tout ce qui, d’idéologie à l’esthétique, ressemble à de l’hégémonie, pour tracer un chemin propre, de plus en plus à part, de plus en plus libre.

C’est dire combien un court-métrage d’à peine une trentaine de minutes comme Cosmocide peut compter dans cette filmographie qui s’acharne à bouleverser toutes les hiérarchies culturelles. Tourné en plein confinement, il s’agit en apparence du film le plus drainé de présence humaine que le duo a pu fabriquer jusque là. Et pourtant, on aura rarement vu un film aussi peuplé (de bruits, d’échos, de politique) – aussi désespérément tourné vers l’autre rive, d’où ne résonne que la rumeur des bombes. Alors que le prochain fait défaut, le lointain croule sous la guerre. En fait, du lockdown à l’invasion de l’Ukraine par la Russie (mais on peut très bien imaginer la suite immédiate avec le génocide à Gaza), et des barbelés à l’étendue de la mer, le film brasse en un seul mouvement de caméra – beau traveling « atmosphérique » – l’immensité de la catastrophe humaine, ainsi que tout ce qui résiste à la destruction. À l’abri de tout optimisme opportuniste, il nous réconcilie, gravement, avec la perte et la renaissance à venir.

Cela se passe à Fécamp. Cela s’est fait lors d’une balade dans le périmètre de déplacement admis lors du confinement. Un homme seul avec sa caméra, cela s’appelle un film journal. À deux, il y a déjà une usine « cinéma ». Il n’en faut pas plus : remplissant toutes les fonctions possibles – de chef opérateur à monteur, et même, pour Élisabeth, à acteur –, le duo s’assure de restreindre au maximum l’espace du mercantilisme, pour laisser le champ libre à une forme de vérité non-négociable. Cela s’est déjà vu par le passé : on sait au moins depuis Straub-Huillet – sinon depuis Epstein, autre grande référence du couple – la noblesse qu’il y a à déléguer le métier d’acteur aux nuages, à la mer, au vent. En bricolant avec tout ce qui se trouve aux alentours de la maison, Cosmocide débouche sur un symbolisme proche de l’épure, qui traduit en peu d’images (comme on dit : peu de mots) l’intensité de se sentir loin de tout, mais concerné par tout, solidaire avec tout.

Cosmocide s’apparente à une lettre inquiète adressée au monde entier. Grands voyageurs qui ont su transposer à l’écran la fascination d’être ailleurs (voir leur magnifique court-métrage Mata Altântica [2016]), Klotz et Perceval auscultent le monde et constatent sans surprise qu’il ne va pas très bien. Malade et, pire encore, désillusionné, il est absent de presque toutes les images qui nous assaillent quotidiennement, faisant la part belle à un catastrophisme sans issue. Le cinéma, on le sait aussi, vient après : après le déluge de la communication, après la barbarie. Cela n’est pas grave, d’avoir du retard, dès qu’il s’agit – comme ici – de réagir à l’injustice, de remonter le sort, de ré-enchanter le monde par la poésie insurrectionnelle. Conçu en accord avec l’idée de l’après-coup, le film tient tout dans ces moments où le bricolage – une image surexposée, par exemple – se fait épiphanie. Car on comprend, à ce moment-là, que l’image pauvre est la matrice du cinéma (et du monde) qui viendra, car elle n’est jamais arrêtée, elle est à la portée de tous.tes, elle s’oppose aux flux trop lisses de la communication. À la fois primitifs et avant-gardistes, Klotz et Perceval nous regardent depuis l’avant-après de l’audiovisuel, faisant de leur salle de montage une fabrique à deux, et de leur objectif une sonde dans la noirceur de tout ce qui reste invisible.

Il y a un moment dans le film où la bande son surimpose le bruit des cloches et celui des sirènes préfigurant le bombardement. Il faut aussi voir dans Cosmocide une certaine volupté à travailler avec tout ce qu’on n’a pas – les images manquantes et les sons incomplets. Peut-on faire plus simple, plus juste aussi dans ce refus de ne pas surenchérir dans l’hypervisibilité ? Entouré d’archives (les marins du port de Fécamp dans les années ‘40, par exemple), de voix proches (Artaud déclamant Pour en finir avec le jugement de Dieu en 1947 à la radio), mais aussi de l’ardeur d’un présent encore et toujours vivable, qu’il faut explorer sans mélancolie, Cosmocide cristallise, au niveau de cette filmographie, un stade jamais atteint de concision dans l’émotion, quelque chose entre le jeu pour enfants et le chant pour la liberté. La beauté de ce film, c’est qu’il nous plonge dans l’intimité de la création, pour en sortir avec des images partageables par tous.tes, dans le concret de la vie qui persiste.

[1] Dans Nouveau Monde !, long-métrage le plus récent de Klotz et Perceval, à ce jour pas encore sorti en France, et Cosmocide respectivement.

[2] Laurent Cauwet, La Domestication de l’art, Paris, La Fabrique éditions, 2017.

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