Carnet de correspondance
Quelque part au large du Spitzberg, samedi 6 mars 2010 – 19h56 gmt
Maître des grandes surfaces et des abysses,
Trente deuxième jour sous l'eau salée et j'en ai oublié le sens du mot ’’altitude’’. Votre bathyscaphe surarmé, le ''Méchant II", est cependant une pure merveille de technologie rabelaisienne. Sa salle des machines agrémentée de vos trophées de chasse et son poste de navigation Ligne Roset me bercent autant que le subtil ronronnement des moteurs atmosphériques. On ne peut pas en dire autant des gens qui déambulent au sein de ce sublime navire sans queue ni tête. Cet ancien boucher ukrainien que vous avez placé à la tête de votre merveilleux cigare à hélices est aussi cintré qu’une ogive fêlée. Il exige que tout le personnel de bord, moi y compris, lui mimions chaque soir au mess, les tubes de Jean-Michel Jarre. Je sais qu'il ne faut pas faire de vagues dans un sous-marin Maître mais je me retiens à chaque couplet de le torpiller à l'endroit favori de son vice. Le confort de la position assise n'est pas un acquis naturel et ce russe blanc ferait bien de s'en souvenir. Et lorsqu'il m'appelle son "rouge de l'armée de coeur", j'ai mon Taser ™ clouté qui crépite dans la poche arrière de mon jean orange. J’affectionne certaines formes de familiarités mais nous avons déjà toute la promiscuité du monde ici-bas. Je sais néanmoins apprécier les rituels du bord. Comme cette manie qu’ont nos mécaniciens sikhs de se faire la bise à chaque fois que le cuisinier tombe ivre mort au milieu de ses raies au paprika.
La sous-marinade, Maître ou la mère de tous les êtres tombés ivres d’un bateau. Une sorte de Légion tangéroise qui apprécie les commodités de la vie en tube. J'aime cette atmosphère confinée et sourde. Certaines zones d'ombres nichées dans ce bâtiment halluciné me font parfois frissonner. J'ai peur du noir Maître parce que je m'y sens bien. Et ce qui me passe par la tête lorsque je suis privé de lumière ne peut que vous faire sourire. Vous le savez bien et c'est pour cette raison que j'ose rêver d'une place au sein de vos favoris. Parfois, durant mon quart, je m’introduis dans la cabine de l’Enseigne de Vaisseau, un rouquin de Biscarosse, et je me tapis dans le noir pour observer ses cauchemars. Le temps de quelques instants, j’ai cette impression de scruter ses radiographies intimes. Je deviens le voyeur des profondeurs sur la bande son du sonar. Juste histoire de tuer le temps à défaut de quelqu’un d’autre.
Trente deux jours sans avoir pu tirer sur une Vogue. Les longues nuits sans tabac me ramènent à cette idée que je me fais de la douleur du néant. La mer sans cigarettes est bien pire que la Haute-Savoie sans alcool. Mais je ronge mon frein parce que c’est vous qui faites chanter mes disques Maître du son et du blé. Mâchouiller des kleenex imbibés de mazout atténue quelque peu la sensation de manque. Le travail sur nos chorégraphies moyenâgeuses nous occupe aussi pas mal de temps car le viandard qui joue les pachas en veut vraiment pour son grade.
Nous surnagerons au large de Valparaiso dans moins de sept jours. Je pourrai alors vous en dire plus sur le déroulement de l’opération ’’Blizzard dans le wok’’. J’en profiterai pour vous télégraphier les résultats du frottis de Paloma Picasso. Stop.
Votre quartier-maître