Lorsque Christian Ranucci a été légalement assassiné, le 28 juillet 1976 - on dénomme cela une exécution - je me souviens que nous étions au beau milieu de l'été et je n'étais déjà plus un enfant. Sur la table de la cuisine, on avait posé le journal Libération qui titrait de lettres noires : Le crime de l'État. Je n'ai jamais relu l'article qu'il contenait et qui traitait de cette décapitation, et je me rappelle, mais peut-être est-ce une déformation du souvenir, que l'amie du guillotiné parlait de cet être qu'on venait d'arracher à la vie sur la signature d'un président au bas d'un pauvre bout de papier. À quoi tient notre âme.
Vous vous souvenez sans doute de ce que disait le ministre Casimir-Périer aux canuts de Lyon que l'on venait de replonger dans la misère en leur refusant un prix minimum : "Il faut que les ouvriers sachent bien qu'il n'y a pas de remède pour eux que la patience et la résignation !", peine perdue car l'injustice suscite l'impatience et avive la conscience.
Il viendra M. Zola et Jaurès pour évoquer la République sociale. Que reste-t-il aujourd'hui de notre idéal ? Voici qu'on vient voter ces jours-ci un fabuleux recul social au point qu'il convient de se demander si demain on ne viendra pas revendiquer au nom des possédants et des banquiers le droit de faire travailler les enfants à la place des caissiers sous prétexte que cela coûtera moins cher.
La mort de Christian Ranucci est une part de l'injustice sociale, la part individuelle qui efface cette terrible idée de masse qu'il faudrait conduire à son salut. Part après part, il faut reconquérir ce qu'est l'idée : droit de l'homme, avant tout le droit de faire entendre sa voix.
La république française n'est plus que cet habit de dictature, dans l'ombre elle ne dévoile plus l'aspect d'une idée grande et belle, ce n'est plus qu'un masque affreux, submergé par les affaires et la volonté du profit d'un petit nombre au détriment du grand nombre. Je voudrais vous expliquer cela, ce que l'on ne connaît pas de nos institutions, particulièrement de l'institution judiciaire au travers de trois destinées dont je connais certains reliefs et certains plis.
Tout d'abord, suivez le précepte de Casamayor, ne dites jamais : "la justice" alors qu'il s'agit de l'institution, le nom véritable de l'institution c'est "l'administration judiciaire" qui parfois, lorsque les possesseurs de fortunes se sont désintéréssés d'elle, rend la justice. Ce qui pourrait nous révéler l'état véritable de ce que fut la république, qu'on rêvait si belle sous l'empire, c'est dans le reflet de ces situations où "la justice" ne peut plus rendre la justice, où "l'administration judiciaire" fomente en secret l'injustice pour sauver les intérêts qui la portent et ne sont plus ceux de la nation.
Ce bel été de 1974, lorsque j'étais encore enfant, Georges Pompidou avait disparu et l'on entrait dans une autre ère, celle de la dissolution. Mais notre âme, portée sur ce que nous espérions des temps futurs, ne se doutait nullement que notre espérance colorée était sur le point de s'effacer.
Je commencerai par Christian...