Cette semaine, après la victoire du « changement », ce fut une semaine de convalescence. Comme après une immense commotion qui nécessite de dormir et dormir encore pour se remettre sur pied. Pas juste la fatigue d’un dimanche soir scotché à la télévision où à errer dans les rues de Paris vers ou depuis la Bastille. Une fatigue d’animal blessé. Une immense fatigue que l’on ne peut expliquer que par le contrecoup d’un stress intense. Cinq ans de stress ? Non, n’exagérons rien. Mais deux semaines oui, deux semaines d’une immense frayeur dominée par une peur bleue.
Pas une peur bleue Marine. En tant que telle, Marine ne fait pas peur. Tant que les digues tiennent. On s’effraie de la voir si haut dans les votes des Français, mais son père déjà… On s’habitue. On tergiverse. On prend son mal en patience. C’est la crise, depuis 30 ans déjà. Les Français souffrent, ils expriment cette souffrance par l’extrême-droite. Que n’a-t-on pas entendu, que n’a-t-on pas même pensé ? Simplement pour se cacher cette réalité désagréable, ennuyeuse : un Français sur six vote FN, plus ou moins, beaucoup plus l’ont déjà fait au moins une fois ces dernières années.
Mais ce vote n’est pas un folklore. Il ne faudrait pas s’y habituer. Et lorsque c’est la droite dite « républicaine » qui s’aventure brusquement, et par les propos de quelqu’un qui n’est pas n’importe qui, quelqu’un qui est Monsieur le Président de la République Française, quelqu’un qui représente donc la France, qui la symbolise, qui en porte les couleurs partout dans le monde – qu’on l’apprécie ou pas, qu’on ait voté pour lui ou pas, là n’est pas la question – que Nicolas Sarkozy donc, et à la suite tout une partie de l’UMP commence à utiliser les mêmes procédés oratoires, alors là la peur s’installe. Oh, rien d’ouvertement raciste, bien sûr. Mais des questions, des fausses idées simples, des procédés oratoires éculés. Trop d’étrangers, hommage à la frontière, évocation du vrai travail, ode aux petits et sans grades, à la France silencieuse. On écoute, on tremble, on réécoute, on réfléchit, on se dit mais qu’a-t-il dit de si scandaleux, a-t-il réellement franchi la ligne jaune ?
Sauf qu’il n’y a pas de ligne jaune, et qu’il n’y en a jamais eu. Le fascisme s’est instauré petit à petit, insidieusement. Penser à une ligne jaune c’est penser à un territoire lisse, bien délimité, avec la gauche d’un côté, la droite de l’autre, puis au-delà de la ligne, l’extrême-droite. Mais la politique n’est pas un territoire. La politique ce sont des mots, des idées. C’est fluide cette matière-là, comme un liquide ou un gaz. Prenez plutôt un ciel changeant, d’abord juste un petit nuage, puis un gros là, et imperceptiblement d’un seul coup le ciel est tout couvert et le soleil obscurci. Et puis il pleut. Ou alors un verre d’eau, bien pure, bien transparente, et quelques gouttes d’encre bien noire qui tombent dedans : dès la première goutte l’eau pure ne l’est plus. Pas de délimitation nette, pas de frontière, pas de ligne jaune : une pollution progressive, un glissement imperceptible et qui s’accélère, les références qui changent. Sous le ciel pollué de la grande ville, on a oublié la pureté du ciel de montagne. Dans le bruit persistant de la grande ville, le silence devient un mythe, un idéal inatteignable, utopique.
C’est ça la politique. Et pendant quinze jours, entre les deux tours, l’eau s’est troublée, le ciel s’est obscurci, le bruit a brusquement changé de niveau. Aucune ligne n’a été franchie, et pourtant la peur s’est installée. Une peur bleue, du bleu de la France.
Peur de connaître, comme l’ont connu les plus anciens d’entre nous pendant la guerre, comme ils nous l’ont raconté, ce climat de défiance généralisée contre les étrangers d’abord, et puis contre les amis des étrangers, et puis contre les-non-ouvertement-ennemis-des-étrangers, et puis contre n’importe qui, contre celui qui a juste l’heur de déplaire aux meutes collaborationnistes du moment. Ces troupeaux vulgaires qui se rassurent dans leur égale médiocrité, dans leur fraternité de perdants revanchards. Ces hordes minables et pour cela d’autant plus dangereuses, qui se complaisent dans l’obéissance au chef, ce chef qui n’a d’autorité sur eux que parce qu’il leur fait l’honneur de prétendre s’honorer d’être leur chef. Ces petits soldats de la rumeur, de la dénonciation, de l’autosatisfaction mesquine devant le nouveau pouvoir qui leur est conféré de prendre leurs fantasmes de haine pour la nouvelle vérité. Ces violents qui peuvent enfin jouir de leur impunité de Kapos. Ces pleutres et ces ratés, ces jaloux, qui foncent tête baissée dès lors que quelques manipulateurs sans morale s’abaissent à leur donner carte blanche.
Cette peur, il faut la regarder en face. Car nous sommes passés tout près. Les nuages étaient là, mais heureusement ils ont été soufflés par un bon air frais venu de Tulle. Sarkozy aurait pu l’emporter. Une fois réélu, qui sait la politique qu’il aurait menée. L’idée n’est pas ici de lui faire un procès d’intention. Simplement de souligner que les idéologies vont et viennent, qu’elles gonflent et se dégonflent, mais qu’il est dangereux de jouer avec elles. Des idées s’installent, deviennent des évidences. Elles sont sorties du tube, et qui peut garantir qu’il sera capable de les refaire rentrer, dans ce tube une fois qu’il a malencontreusement appuyé dessus ? A gauche même, tout n’a pas été parfaitement limpide. On nous ressort la République, très bien. La laïcité, encore mieux. Du protectionnisme économique, sans doute en a-t-on besoin. Mais après : jusqu’où peut-on cautionner la peur de l’autre, jusqu’où va-t-on jouer le jeu de la protection, et de la protection contre qui ? Jusqu’où cherchera-t-on à comprendre ? Jusqu’où va-t-on tolérer, accepter l’inacceptable ?
La peur crée la haine. Cette même haine qui transparaît, il faut être honnête et le reconnaître, plus haut dans ces lignes. Tous ceux qui ont vécu la dernière guerre s’en souviennent. Une histoire vraie : une petite ville de l’est, une colonne de soldats, alliés et résistants, qui la traversent après l’avoir libérée ; l’occupation se termine, les Allemands ont fui de l’autre côté du Rhin ; d’un soupirail soudain sortent des tirs, sans doute quelques collabos la peur au ventre, cherchant à faire un dernier carton, à protéger leur fuite, pour se mettre au vert le temps que ça se tasse ? Un résistant tombe, blessé. Son frère d’armes, son ami, son compagnon dégoupille une grenade et la jette par le soupirail. Explosion, silence. Des femmes et des enfants, dans cette cave ? La famille du collabo ? Aucun ne se retourne. La peur crée la haine. La haine crée la peur, la peur crée la haine.
Alors ne pas avoir trop peur, pour ne pas trop haïr. Pas tout de suite. Pendant cinq ans au moins. Le temps de ne penser qu’à une seule chose, de ne viser qu’un seul objectif : panser les plaies de la France et briser le cercle vicieux de la peur et de la haine. La croissance, la dette, l’écologie, la retraite, à la limite, tout ça on s’en fout. La France a déjà été bien plus pauvre, mais mieux dans sa tête. Sauf que bien entendu, l’économie et la justice sociale sont une partie importante du remède qui devrait permettre de soigner cette maladie chronique qu’est en France l’extrême-droite. Donc on ne s’en fout pas réellement. Mais il ne faudrait surtout pas espérer que simplement en ramenant une certaine justice sociale dans ce pays, qu’en parvenant à réduire le chômage et les inégalités, l’on parviendra à soigner le malade. Le 21 avril 2002, c’était après cinq ans de gauche. Cette peur bleue, ne l’oublions pas cette fois-ci.
12 mai 2012