La lepénisation des esprits est en marche, à marche forcée même. Mais il ne s’agit plus que de lepénisation, c’est partout en Europe cette même insidieuse progression d’une idéologie nauséabonde, frisant parfois ou embrassant décidément le racisme, selon les personnes, selon les moments, selon les pays. Les racines chrétiennes de l’Europe, la laïcité reprise par le Front national comme cache-sexe d’un anti-islamisme lui-même utilisé comme paravent pour cacher une réalité raciste. Des hommes et des femmes se mettent à avoir une « apparence musulmane », déjà qu’ils n’avaient pas l’air très catholique… C’est compliqué pour les frontistes : il y a des Français musulmans, des arabes chrétiens, des noirs protestants… Alors on touille, on agglomère, on se trompe exprès pour pouvoir rebondir ensuite sur le thème de ce n’est pas ce que j’avais dit…
Mais qu’importe ! Pour faire une guerre, il faut deux camps. Les gentils et les méchants, les cow-boys et les indiens. C’est eux, c’est nous. C’est con, mais c’est comme ça. Au bout d’un moment, la raison raisonnable ne sert plus à rien. Un italien, dans les années 30, était traité de Macaroni par les grands-pères de ces habitants des campagnes du Gard qui votent aujourd’hui majoritairement pour le FN. En 39, il part faire la guerre, dans l’armée française, contre… l’Italie fasciste. Puis la résistance, puis la guerre encore jusqu’à Berlin et l’autre occupation, à Berlin, au Tyrol. En face, les boches. Peu importe qu’ils soient Allemands, de race, de souche, de quoi d’autre encore. En face, c’était les boches. Et cinquante ans plus tard, au petit fils européanisé qui part faire un stage en Allemagne : « tu ne me ramènes pas une bochesse, surtout… »
La raison raisonnable ne peut rien, quand les camps ont été définis. Ceux qui se sont affrontés au cours d’une vraie guerre, avec son lot de morts, restent indélébiles. Les autres peuvent s’effacer, si de nouvelles fractures les remplacent. La guerre froide a créé d’autres camps. La gauche et la droite essayent depuis quelques années de se battre entre eux, dans le camp républicain, en laissant l’extrême-droite hors du jeu. Sauf qu’on n’a pas interdit le FN quand il en était encore temps. Et que le jeu de la démocratie se joue avec tous les citoyens, qu’on le veuille ou non.
Pour gagner, il faut être le chef d’un camp. Il faut établir sa clôture, une clôture virtuelle bien sûre, faite de mots, d’idées. Le camp du progrès contre le camp conservateur. Le camp de la liberté contre le camp des chars soviétiques. Le Front national cherche à imposer de nouveaux camps, les vrais Français d’un côté, et tous les autres de l’autre. C’est fouillis, irrationnel, injustifiable. Mais comme toujours. La question est de savoir : est-ce que cela marche ?
Arrêtons-nous un instant sur les mots d’ordres qui délimitent le camp du FN. Autour du PS, notamment du côté de la « gauche populaire », on analyse trois insécurités qui expliquent le vote FN. Pour faire vite, l’insécurité économique (chômage, précarité, mondialisation), insécurité physique (agressions, vols), insécurité culturelle (viande hallal ?). Les trois insécurités convergent et se renforcent autour de la peur de l’étranger, qui impose ses lois économiques mondialisées, qui génère l’insécurité et promeut l’islam sur le territoire français. Les réponses du FN sont assez connues, pas la peine d’insister. On reviendra néanmoins sur cette analyse dans un prochain papier.
Comme toujours, lorsqu’un camp commence à se constituer, le reste de l’espace politique se polarise, et deux stratégies peuvent se mettre en place.
La première stratégie consiste à entrer dans le jeu et à attaquer en masse, façon razzia. Tous contre ce nouveau camp pas encore bien solide. C’est sûr, ça soude ceux qui sont dedans. Mais s’ils deviennent groupusculaires, ils n’inquiètent plus la paix sociale. La diabolisation fait partie de la stratégie. Mais cette stratégie-là ne peut pas marcher si on la mène la fleur au fusil. On avait monté des bataillons efficaces, avec Ras-le-front, SOS Racisme. Ne restait plus qu’à dissoudre le FN, mais on a tergiversé. Le bras a tremblé. Le FN de papa était, on s’en souvient, considéré comme un parti « néo-fasciste ». J’avais alors posé la question : pourquoi appeler un chat un néo-chat ? Le « néo- » donnait des excuses pour ne pas dissoudre. Finalement, maintenant que la fille a ajouté une rhétorique de gauche, le FN est probablement plus proche de l’idéaltype du parti fasciste. On l’a pourtant dédiabolisé…
Néanmoins, c’est trop tard pour ce type de stratégie binaire. Sa force militante, et la porosité qu’il a réussi à établir entre ses idées et celles de la droite dite républicaine, met le FN à l’abri du risque de dissolution : pourquoi interdire à Marine Le Pen de se présenter devant le suffrage citoyen et l’autoriser pour certains élus UMP qui tiennent des propos équivalents ? Et surtout, face aux trois insécurités montées en épingle par le FN, il serait totalement absurde que la gauche joue la partie frontalement en revendiquant l’ouverture économique, la protection des droits individuels face au risque d’état policier, et le multiculturalisme. Quelques âmes errantes au sein du PS ou d’Europe-écologie prendront probablement cette posture… Notons qu’il y a quinze ans, le FN étant encore économiquement de droite, il n’était pas besoin de faire l’apologie du libre-échange pour le contrer ! On a eu la bannière de l’équipe de France black-blanc-beur. On a eu la violence des colleurs d’affiche du FN : l’insécurité, c’est eux qui la créaient. On aurait donc pu. Mais le bras a tremblé…
La seconde stratégie est de monter une autre guerre, qui oppose d’autres camps. Qui crée d’autres clivages donc, ce qui ne permet plus au camp ennemi de rester uni. Une guerre plus importante, plus pertinente, plus motivante. Il faut que la polarisation créée autour de cette nouvelle bataille soit telle que l’ancien camp de l’ennemi explose pour se répartir dans l’un ou l’autre des nouveaux camps. D’où l’importance que les nouveaux clivages ne recoupent surtout pas les anciens.
Le Front de gauche, fort opportunément, a lancé une bataille de cette nature. Les camps qu’il cherche à reconstruire, ce sont les camps des ouvriers, paysans, employés, petits patrons, chômeurs et autres victimes d’une société qui a essayé de dissoudre le pouvoir du peuple, le pouvoir de la démocratie, sous couvert d’économisme, d’expertise, de mondialisation. Dans cette guerre, la couleur de peau et la religion ne comptent pas. Qu’il y soit servi de la viande hallal ou pas, l’important est que la cantine de l’école reste ouverte, et qu’on ne s’amuse pas à la privatiser pour le plus grand bonheur des actionnaires de la Sodexho.
Il faut donc accueillir avec enthousiasme l’énergique et salutaire combat engagé par Jean-Luc Mélenchon, et saluer comme il se doit son beau discours de Marseille unissant les deux rives de la mer méditerranée. Le terrain qu’il a choisi, ancré dans la République, c’est celui de la liberté, de l’égalité et de la fraternité, comme l’a si joliment souligné sa profession de foi du 1er tour des présidentielles. C’est un bon angle, mais cela peut-il suffire à cliver jusqu’au point où chacun, dans l’actuel camp FN, sera poussé à devoir choisir son nouveau camp ?
14 mai 2012