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Billet de blog 11 décembre 2021

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Pour le respect des engagements pris devant le peuple kanak

Pourquoi hâter un processus alors que le peuple autochtone, premier concerné par le référendum d’auto-détermination, déclare qu’il n’est pas en état de se consacrer à une campagne électorale et à un vote aussi important ? Contre un référendum maintenu de façon inconsidérée, nous partageons la lettre ouverte adressée au Président de la République.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Monsieur le Président de la République,

Nous avons l’honneur de vous écrire en qualité de Conseils d’électeurs inscrits sur la liste spéciale concernant la dernière consultation portant sur l’accession à la pleine souveraineté de la Nouvelle-Calédonie.

Le 3 décembre 2021, nous avons déposé un recours en référé-liberté devant le Conseil d’État au nom de 146 électeurs et de trois associations, demandant le report de la consultation devant avoir lieu le 12 décembre 2021, sur le fondement de la libre expression du suffrage et le principe d’égalité devant le suffrage.

Ce recours exercé pour servir l’ensemble des inscrits de cette liste référendaire a été rejeté par le Conseil d’État. Dès lors, il nous apparaît indispensable de vous faire part de ce qui suit.

La date de la consultation, qui ne faisait déjà pas consensus en juin 2021 lorsqu’elle a été annoncée, a été encore plus vigoureusement contestée depuis l’apparition de la Covid-19 en Nouvelle-Calédonie et la décision de l’État de maintenir la consultation alors même que le peuple kanak est aujourd'hui en deuil.

Parmi nos arguments, nous avancions tout particulièrement le respect des pratiques socio-culturelles et coutumières du peuple kanak. Le représentant du ministre des Outre-Mer n’a pas répondu à cet argument. Il ne lui a consacré que quelques lignes qui n’adressaient que le caractère général, voire mondial du deuil durant cette pandémie.

Pourtant, cet argument est crucial pour celles et ceux que nous représentons.

Une période de deuil d’un an a en effet été annoncée par le Sénat coutumier début novembre 2021. Or, comme le note M. Jean-Marie TJIBAOU, une figure politique du peuple kanak et négociateur des Accords de Matignon-Oudinot, en cas de décès, « chacun est obligé d’interrompre ses activités pour se rendre auprès de la famille en deuil ». Ainsi, pour ne vous donner qu’un exemple, sur l’île de Lifou, lorsqu’un clan est endeuillé il arrête tout, que ça soit les mariages ou les kermesses, car le temps s’arrête.

Le temps est seulement consacré à la période de recueillement et d’accompagnement des morts. Une veillée est organisée avec les clans alliés du père d’abord, puis les clans alliés des oncles maternels, qui viennent présenter leur respect au défunt. Les clans paternels préparent une « coutume » qu’ils réservent pour l’arrivée des clans des oncles maternels.

Ainsi des dizaines ou même des centaines de personnes se regroupent sur les lieux du décès puis se rendent dans le village ou l’île d’origine du défunt pendant toute une semaine, voire un mois en fonction du statut coutumier de la personne décédée. Un an après la mort et la mise en terre du défunt, la famille et les clans se retrouvent à nouveau pour lever le deuil.

Le non- respect de ces pratiques culturelles et sociales peut être vécu comme un traumatisme pour les proches.

Le temps n’est donc pas à la campagne électorale ou au vote mais au respect des morts à travers les pratiques socio-culturelles et coutumières kanak.

Il nous apparaît que le processus de décolonisation se fait au mépris du deuil, de l’identité kanak et de l’ensemble des effets occasionnés par la crise sanitaire.

La méconnaissance de l’identité kanak dans le cadre du référendum d’autodétermination est d’autant plus critiquable que l’Accord de Nouméa, qui prévoit cette troisième et dernière consultation, la reconnaît. Il convient donc ici de faire une analyse globale de l’Accord de Nouméa, et de prendre en compte la « pleine reconnaissance de l’identité kanak » dans l’organisation de la consultation.

Dans la culture kanak, la parole donnée prend elle aussi une place très importante. Ainsi, lorsqu’en octobre 2019 votre ancien Premier ministre, M. Edouard Philippe, a déclaré qu’une consultation entre septembre 2021 et août 2022 serait exclue, ses déclarations ont été considérées comme un engagement.

Pourquoi hâter un processus alors que le peuple autochtone, premier concerné par le référendum d’autodétermination, déclare qu’il n’est pas en état de se consacrer à une campagne électorale et à un vote aussi important ?

L’Accord de Nouméa autorise que la troisième consultation se tienne le 2 octobre 2022. Or rien, absolument rien, n’oblige l’État à maintenir cette consultation le 12 décembre 2021. Le processus démocratique et la stabilité de l’archipel seraient bien plus renforcés par un référendum accepté par tous et qui se déroule dans le calme.

Les calédoniennes et calédoniens vivent encore dans la mémoire des violents conflits entre l’État français et le peuple kanak, souvent liés à un refus d’entendre les représentants de ce dernier. Comme le soulève l’historien calédonien Louis-José Brabançon dans une récente tribune parue dans Le Monde, « un scénario catastrophe est toujours possible ».

Nous n’avons au surplus que pu remarquer la militarisation de l’archipel ces dernières semaines et l’arrivée en masse de gendarmes, de militaires, d’engins blindés et de juges pour permettre une réponse aux possibles troubles sécuritaires causés par le maintien de la consultation.

Or, plutôt que de répondre par la force, l’État pourrait apaiser la situation sur place et simplement prononcer le report de ladite consultation et instaurer les conditions pour permettre que le scrutin soit fidèle. Il en va de la démocratie, de la préservation de la paix et du respect des engagements pris devant le peuple kanak, tous les calédoniens, le peuple français et les instances internationales.

Nous faisons donc aujourd’hui appel à vous, Monsieur le Président de la République, pour vous demander solennellement le report de cette troisième consultation au 2 octobre 2022.

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Président, l’assurance de notre haute considération.

William Bourdon et Vincent Brengarth

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