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Billet de blog 23 octobre 2023

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"Propos de comptoir" : Chez le frituriste

Quand se chercher un cornet de frites ne va plus de soi... Une situation ordinaire pour comprendre que l'éreintement de la classe moyenne engendre une société traversée par le ressentiment.

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Qu'est-ce concrètement que la crise ? La crise c'est avant tout la perte du lien, la distance qui s'installe entre les gens. Alors certes, la crise c'est aussi par ailleurs créer du lien, lorsque par exemple, l'on se mobilise, l'on se coalise, lorsque l'on sort de sa torpeur. Mais pour sortir de sa torpeur, il faut bien, auparavant, y être entré. Alors comment fait-on pour entrer dans cette torpeur? 

On y entre à marche forcée, petit à petit, au travers d'actes du quotidien, pris dans des évènements sommes toutes assez triviaux. Comme lorsque l'on va se chercher une portion de frites, trop paresseux que l'on est, trop fatigué, trop las, pour cuisiner. On va chercher sa portion de frites et du même mouvement, on se fait la réflexion, période covid étant passée, que peut-être, le traditionnel cornet de frite et sa sauce, serait désormais réservé à la classe moyenne. Bien sûr, on a mauvaise conscience d'avoir cette pensée. Oui car le friturier, lui, doit résoudre la quadrature du cercle. Il n'a pas augmenté ses tarifs de gaieté de cœur. Il sait bien que s'il ne le fait, il ne rentre pas dans ses frais ; Il sait bien que le faisant, il va exclure de son commerce une partie de sa clientèle, la plus fragile, la plus précaire, celle pour qui il était encore possible de "manger à l'extérieur" à l'occasion, sans trop sacrifié sur d'autres postes.

Et pourtant, il n'en reste pas moins qu'il est toujours malaisant d'entrer dans un commerce dans une ville qui n'en est plus vraiment une, dans un boui-boui (sans connotation négative aucune), de faire le pied-de-grue devant un food-truck, et de se trouver petit, minable ; de ressentir que l'on ne consomme pas assez, que l'on n'est "pas assez bon client". Certes, le frituriste, en face de vous ne vous le dit pas ; il cherche même à ne pas vous le faire sentir,...mais sous savez, malgré tout, qu'il le pense. Vous savez que venant chercher un cornet de frite et sa sauce, voyant que vous êtes seul devant le comptoir, à l'heure où les estomacs en demandent ; vous savez qu'il vend à perte, qu'il ne rentrera pas dans ses frais, qu'il rentrera chez lui la boule au ventre, presque fâché d'avoir travaillé. Vous vous rendez compte que ce visage qui vous sourit un peu, est aussi une personne qui accumule les factures et qu'il ne saura pas les payer toutes, ou pas entièrement. Vous intuitionnez que, peut-être, dans six mois, sa devanture sera fermée, que vous ne pourrez plus vous réjouir d'entrer dans ce lieu, qui bien qu'éclairé par des néons blafards, vous dépanne, vous réchauffe, vous "sauve", vous le banlieusard un rien aisé

Et c'est ainsi que nait le ressentiment. Vous savez que vous êtes un rien aisé, mais aussi à peine aisé. Vous sortez juste la tête hors de l'eau, mais vous pouvez, sans trop y penser, passer à la librairie où il fait bon se montrer, régler à la caisse les quelques livres qui vous ont tapé dans l'œil, puis passer du temps à arpenter l'un de ces livres dans une brasserie spécialisée en bières spéciales. Vous savez vous faire tous ces petits plaisirs sans trop sourciller. Pas tellement plus, mais assez que pour être à la fois courtisé et détesté, par tel ou tel commerçant, tel ou tel friturier, qui malgré tout, vous trouve "pas assez bon client". 

Voilà qu'il vous en veut de "ne pas consommer assez" ; au fond, d'être presque une charge pour lui. Et vous vous lui en voulez d'avoir augmenté ses tarifs, car vous ne pouvez non plus être philanthrope pour toute la ville et c'est fin de journée. Vous vous sentez donc, en fin de journée un peu minable, juste un peu. Car vous savez aussi qu'il devait les augmenter, ses tarifs. Alors, avec un rien de mauvaise foi, vous lui en voulez, de vous mettre vous dans une situation quasi embarrassante, qui vous charge de culpabilités et qui vous donne à penser, que peut-être, la prochaine fois, il serait mieux de ne pas se montrer, de rester sagement chez soi.

La crise c'est quand la classe moyenne, celle qui peut un rien consommer plus pour faire vivre ceux qui bossent dur pour pas grand chose, c'est quand cette classe moyenne, devient médiocre car plus assez "moyenne",  quand elle devient objet de ressentiment tout autant qu'elle cultive elle même du ressentiment. La crise, essentiellement parlant, c'est l'inscription au cœur de la Cité, du ressentiment.

La crise c'est cela, une distance qui s'installe, sournoisement, pour pas grand chose, pour un rien de trop peu, ce trop peu qui devient de trop, cette torpeur qui s'installe et nous rend à tous le moins distant, quelque peu méfiant, parfois irrité, qui nous rend un peu moins humain... 

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