C’est à la rentrée que sortent les livres. Malgré les malheurs actuels et les menaces de guerre mondiale, on pourra lire le livre de Sébastien Rongier 78. A vrai dire, on pourra le lire non pas malgré les menaces et les horreurs, mais peut être pour supporter ces horreurs. 78 met en mots un café de Sens, un soir, en 1978, ses clients, son patron, le cuisinier algérien survivant d’une ratonade, l’amicale lepéniste qui se réunit là fortuitement, le clochard de Sens que l’on retrouvera mort, une femme mûre et seule qui n’attend plus, une jeune fille qui veut partir, fuir un mariage arrangé.

Et surtout, un enfant, laissé là par un homme qui est parti depuis plusieurs heures. L’enfant est toujours là, jouant sur le comptoir, noué sans doute d’angoisse, attendant que cet homme vienne le chercher. Il faudra lire le livre pour savoir pourquoi cet enfant est là, et s’il rentrera chez lui à la fermeture. Ou bien pas. Et pendant que cet enfant attend que son destin se joue, la vie d’un café de l’Yonne se déroule, avec ses petitesses et ses grandeurs, cet inventaire d’une époque de transition, entre la France du passé, celle de la Résistance et des guerres coloniales, qui se délite, et la France moderne qui coïncide avec la « crise », avec les jeux d’arcade et le premier Star Wars (eh oui, sorti en 1977…).
Le livre de Sébastien Rongier s’inscrit dans la littérature aux côtés des livres d’Annie Ernaux, racontant sa vie de famille dans un café d’Yvetot, et aux côtés aussi, de la biographie déguisée de Bérégovoy, 1993, par Yun Sun Limet. La figure commune de ces livres est l’enfance dans un café, une enfance d’avant-guerre dans un café d’avant-guerre pour Pierre Bérégovoy, d’une enfance d’après-guerre pour Annie Ernaux, d’une enfance de 78 dans une brasserie, pour Sébastien Rongier. Dans l’art plus généralement, le livre de Sébastien Rongier évoque immédiatement Edward Hopper et particulièreent Nighthawks. Il n’y a pas d’histoire, et il n’y a que des histoires, de nombreuses histoires, toutes intéressantes et saisissantes, par leur humanité. Des vies sans étendue, et pourtant universelles.

On trouvera d’autres points communs entre l’œuvre d’Annie Ernaux, et celle de Sébastien Rongier, comme la richesse de la langue, la beauté des phrases simples qui résonnent comme le cristal des verres qu’on lave et essuie. On trouvera aussi, et fort heureusement, d’importantes différences. Ainsi, le récit d’enfance présente souvent cette figure de la sortie de l’enfance, qui exige pour se réaliser, une sortie physique du lieu de l’enfance. Dans le cas d’Annie Ernaux, la sortie de l’enfance et la sortie de son milieu relèvent d’une volonté inouïe, d’une violence au moins verbale contre la société (l’école, la rue, les bonnes sœurs, etc.), son enfance est associée à une image infernale de la condition féminine et en sortir c’est bien quitter l’enfer. Pour Sébastien Rongier, la situation est moins claire, et dans cette ambiguïté réside l’intérêt fondamental du livre. Car l’enfance peut être à la fois le lieu du paradis (perdu) et celui de l’enfer à quitter. Dans 78, la petitesse des gens est à la fois médiocre et tendre, l’auteur est à la fois cinglant et affectueux. L’enfant qui attend est apeuré, mais il joue. La frontière est extrêmement ténue entre le paradis et l’enfer, et ce petit garçon qui attend le retour de l’homme qui l’a laissé là incarne la minceur de cette frontière : tout peut arriver pour lui, l’enfer ou le paradis, et les nighthawks de la brasserie peuvent être autant des oiseaux de mauvais augure que des anges gardiens. Cette ambiguïté de la situation, implicitement mais merveilleusement rendue par Sébastien Rongier, forme un miroir avec la littérature d’enfance, voire avec l’enfance, toute enfance, elle-même : écrire cet épisode, c’est revenir dans l’enfance, c’est donc dire ce qui ne nous a pas quittés, que l’on porte encore en soi, et donc certainement que l’on aime ; à moins que les mauvais souvenirs installés se soient rancis, et que l’on porte en soi une charge de malheur. En cela, cette double lecture, cette tension, est congruente de l’universalité des enfances, partagées, tendues, entre le souvenir heureux et, pour beaucoup, le malheur. Elle se résout, évidemment, par le dénouement, le sort qui est véritablement celui de cet enfant, et qui l’attend à la fin du livre. Sur internet on trouve des photos actuelles de Sébastien Rongier. Mais 78 doit se lire avec en tête la photographie qu’il a donnée à ses élèves, pour un journal scolaire.

Celle d’un enfant, peut être encore et pour toujours assis dans une brasserie, attendant dans la nuit le retour de quelqu’un.
78, de Sébastien Rongier, éditions Fayard.