En science, on aime bien faire des généralités. Comme disait Jean Perrin, on ne demande pas à la physique de prédire l’existence de chaque galet sur une plage, mais au moins d’expliquer pourquoi la présence des galets sur une plage est possible. L’épistémologie étant une science, la science du progrès scientifique, elle cherche à tirer des lois de la marche du progrès scientifique. Cependant, il s’agit, au fond, de lois s’appliquant à des activités humaines. Or, si personne n’est irremplaçable, ce n’est pas faire de la démagogie que de rappeler que chacun est unique. En guise de quoi, la science de la science est une sorte de science de cas particuliers, ce qui pose un problème. (La science des cas particuliers étant parfois appelée la pataphysique).
Voici donc trois cas particuliers, tous trois uniques, donc trois cas uniques formant une famille générale de cas uniques, qui sont intéressants en ce qu’ils révèlent de certains soubresauts inattendus dans le progrès scientifique.
Trois cas uniques : NOIR.
Entre les deux guerres (14-18, 39-45), l’astronomie connut un essor prodigieux, en raison d’une part de progrès techniques foudroyants dans l’optique des grands télescopes (Mont Wilson, Mont Palomar etc.), et d'autre part de progrès théoriques d'envergure (relativité, théorie du Big Bang etc.). Des investissements colossaux, surtout aux U.S.A., permirent à Edwin Hubble de mesurer le décalage vers le rouge des « nébuleuses » (en fait, les galaxies), et d’en déduire que l’univers était en expansion. C’est la naissance de la cosmologie moderne.
Edwin Hubble, le grand astronome « père » du Big-Bang travaille au mont Wilson, sur la côte ouest des Etas-Unis, près de Los Angeles. C’est un chercheur déjà âgé et reconnu, lorsque les signes avant-coureurs de la guerre de 40 approchent. Avec le déclenchement de la guerre, Edwin Hubble cherche à aider son pays essayant même de se faire recruter dans l’infanterie. Contre toute attente, Hubble est « embauché » par l’armée américaine, mais dans l’artillerie et avec lui beaucoup d’astronomes, car l’astronomie a un vague rapport avec la balistique. (Quand on comprend bien le mouvement des planètes, on comprend bien la gravité, et la balistique, ce n’est que ça). Or, Hubble a parmi ses collègues un astronome allemand Walter Baade, qui travaille avec lui au Mont Wilson. Baade essaie entre autres de mesurer les étoiles lointaines, et pour cela cherche des « trous » dans notre galaxie, permettant de voir le plus loin possible. Il trouvera notamment la désormais fameuse « fenêtre de Baade ».
Cependant, Baade est allemand ; il a cherché à se faire naturaliser Américain en 1931, mais a perdu tous les certificats pour sa naturalisation au cours d’un déménagement. Avec l’attaque de Pearl Harbour, et l’entrée en guerre des Etats-Unis d’Amérique, les autorités américaines vont demander à ce que Walter Baade soit arrêté et assigné à résidence dans un camp, comme nombre de citoyens allemands pris au piège aux U.S. Cependant, Hubble va intervenir pour que Baade échappe à ce sort funeste. Les autorités Américaines cèderont à une condition : que Walter Baade ne quitte pas l’observatoire du Mont Wilson. Walter Baade, astronome, va se retrouver emprisonné pendant trois ans dans un télescope. Cas unique dans l’histoire des sciences.
Assigné à résidence dans cet observatoire, et tous ses collègues mobilisés par la guerre, Baade va conduire des recherches uniques dans l’histoire, avec à sa disposition le plus grand télescope de l’époque, de 2m50 de diamètre. Plus extraordinaire encore, la défense passive va infliger aux citoyens Américains des coupures de courant sur toute la côte Ouest, la nuit, en raison de quoi Baade bénéficiera des nuits les plus noires que l’Amérique n’ait jamais connues. Sans ce concours de circonstances extravagant, jamais les travaux de Baade sur les populations d’étoiles de type I et II n’auraient pu avoir lieu. Seul dans son télescope, la nuit, Baade va obtenir les premières images résolues en étoiles individuelles des galaxies d’Andromède et de bien d’autres ; et le premier catalogue d’étoiles de type II, étoiles lointaines permettant de calibrer les distances de galaxies par analyse des luminosités. Son nom est gravé dans l’histoire de l’astronomie ; ces travaux sont reconnus comme les travaux en astronomie les plus importants, qui aient été conduits aux Etats Unis pendant la période 40-45.
Trois cas uniques : BLANC
Quand le jeune chercheur Japonais Ukishiro Nakaya eut passé sa thèse de physique, il partit à la recherche d’un poste. Malheureusement, la conjoncture était mauvaise et Nakaya n’obtint un poste qu’à Hokkaido, non loin de Sapporo, dans le nord du Japon. Ainsi, jeune physicien du solide, Nakaya se retrouva à monter des expériences pratiquement seul, dans une université de province un peu déshéritée (au Japon, c’était un peu comme en France, en 1933). Or, la région de Hokkaido est fameuse pour la rigueur de ses hivers (rappelez-vous des jeux Olympiques d’hiver à Sapporo), et Nakaya se décida à étudier la neige, qui était le seul matériel scientifique à peu près gratuit et en quantité illimitée. C’est ainsi que Nakaya bâtit peu à peu une nouvelle science, pratiquement à lui tout seul : la science de la croissance des cristaux de neige. Il passa de longues années à les observer sous toutes les coutures, et à en prendre de remarquables photographies qui constituèrent le monumentale ouvrage « Snow crystals, natural and artificial », pièce unique de l’histoire des sciences par l’immensité et l’originalité du travail produit par un seul homme.
Notons d’abord que Nakaya fabriqua la première machine à créer des flocons de neige artificiels, et notons également que l’étude, en particulier photographique, des flocons de neige est un art très fin, dans la mesure où le flocon fond, si on l’éclaire trop, et que la glace condense dessus si on le refroidit trop. Maintenir un flocon de neige dans son état « frozen », c’est le cas de le dire, le temps de prendre une photo est particulièrement sioux (« sioux » est une expression d’argot scientifique pour dire « intelligent », à prononcer sioucse, si vous prononcez siou, vous parlez réellement des indiens).
Aujourd’hui, le Japon est en pointe en météorologie, et en particulier dans l’étude de la neige, grâce aux travaux pionniers de Nakaya, qui fonda entre autres le laboratoire de basses températures de l’université d’Hokkaido. Anecdote amusante : alors qu’il mettait la dernière main aux épreuves de ce qui serait un jour son monumental ouvrage « Snow crystals », la maison d’édition fut bombardée par les américains et toutes les fontes de son livre furent perdues. Un seul jeu d’épreuves circulant parmi les correcteurs fut rescapé du bombardement, et c’est à partir de cet unique jeu d’épreuves qu’une reproduction fut faite en fac-simile.
Voir le site http://www.its.caltech.edu/~atomic/snowcrystals/photos3/photos3.htm pour des flocons de neige très beaux.
Trois cas uniques : FAUVE.
Ce cas-ci est un peu différent, car il ne concerne pas directement de la recherche scientifique, mais plutôt de l’enseignement. Au Kenya, dans les années 50 vivait une célèbre famille de paléontologues, le plus célèbre d’entre eux étant le père : Louis Leakey, découvreur de nombreuses espèces d’hominiens, dont le très important homo habilis. Le fils de ce grand paléontologue est Richard Leakey, lui-même paléontologue de renom, ayant poussé l’exploration de l’est de la vallée du rift, et notamment du lac Turkana où fut découvert entre autres le « Turkana boy », un homo ergaster retrouvé dans la région du lac Turkana (découverte attribuée à son assistant Kamoya Kimeu). Or, si Richard Leakey est un grand paléontologue, il le doit en partie à ses connaissances en anatomie comparée. Comment M. Leakey a-t-il appris l’anatomie comparée ? Pas en restant assis sur des bancs d’une école, ni en analysant toutes les collections du muséum d’histoire naturelle.
Dans un de ses livres R. Leakey raconte qu’en 1955, une sécheresse très importante sévit au Kénya, qui tua une proportion très importante d’animaux de la réserve dans laquelle il vivait avec ses parents (façon Daktari). Pour se faire de l’argent de poche, Leakey Jr ramassa les cadavres d’animaux au fur et à mesure qu’ils crevaient, et les mit à bouillir pour les décharner. Après ce traitement, Leakey récupérait au fond de la casserole les ossements des animaux, qu’il remontait avec du fil de fer en position physiologique. Ensuite il fixait les squelettes sur des présentoirs en bois, et les proposait à la vente à des départements d’anatomie comparée du monde entier, grâce à quoi il se fit une belle tire-lire.
Pour faire vite, il cuisait plusieurs animaux d’espèces parfois différentes, en même temps dans ses marmites, en raison de quoi il devait trier les os intelligemment à la fin, pour ne pas mélanger les pinceaux, si j’ose dire. C’est ainsi que Richard Leakey devint expert en anatomie comparée d’à peu près tous les animaux africains. Grand paléontologue s’il en est, Richard Leakey ne parvint jamais à obtenir de diplôme universitaire bien qu’il fût incollable notamment, en anatomie animale. Il tenta de reprendre des études classiques à l’université mais échoua et retourna dans sa brousse faire les recherches à sa façon. Il reste néanmoins l’un des principaux paléontologues de son temps, sans aucun diplôme. Sa vie fut par la suite très mouvementée, Richard Leakey se lançant dans la politique. Il fut également la cheville ouvrière des opérations de sauvetage des éléphants d’Afrique (interdiction du commerce de l’ivoire etc.)
Ces trois exemples démontrent que la vie n’est pas un long fleuve tranquille. L’histoire des sciences est une discipline qui, comme toutes les autres, essaie de dégager des principes, mais en matière humaine, et fort heureusement, les aventures individuelles jouent encore un rôle primordial.
Références
Igor Novikov et Alexander Sharov, Edwin Hubble, Flammarion 1995.
Richard Leakey, La 6e extinction, Flammarion 1997.
Vincent Fleury, Arbre de Pierres, Flammarion, 1998.