Depuis Lamarck et les naturalistes du XVIIIe siècle, on a tendance à associer forme et fonction.
La fonction créerait l'organe.
Il faut évidemment beaucoup de matériel biologique pour faire un organe, et ce matériel biologique en quelque sorte précède la fonction. Cependant, il est largement vrai que la fonction est capable de changer les organes, au point qu'on peut dans bien des cas énoncer que "la fonction crée l'organe".
Par exemple : le coeur est un tuyau, qui se développe et s'auto-stimule, par le fait de l'écoulement qu'il s'inflige à lui-même. Le simple fait de faire du sport change progressivement la forme de votre coeur (enfin, le votre c'est pas sûr, mais celui d'un grand champion, oui). Le mécanisme de cet ajustement de la forme à la fonction passe par le truchement de "facteurs de croissance", qui sont sensibles aux forces mécaniques. Comme il faut exercer des forces pour changer une forme, et comme une fonction nécessite le plus souvent l'exercice d'une force, forme et fonction sont reliées, et la rétroaction de la fonction sur la forme, sculpte la forme.
Le coeur est un cas particulier d'énorme tuyau. Cependant, les petits vaisseaux sanguins également, sont sculptés par le fait même que le sang s'écoule dedans. Non seulement l'écoulement sculpte les vaisseaux individuellement, mais la propagation de l'écoulement dans toute la tuyauterie est pour une large part responsable du fait que les tuyaux présentent une architecture globale en arbre. Le mécanisme est semblable à l'eau qui ruisselle sur une plage, et creuse progressivement des canaux d'érosion arbustifs : c'est l'écoulement qui crée les canaux, par où l'écoulement lui-même s'écoule. La fonction a auto-créé la forme nécessaire à elle-même.
Cette rétroaction est tellement vraie, que c'est grâce à cela qu'on peut reconnaître les traces d'eau anciennement présente sur mars : en identifiant les canaux consubstantiels des écoulements.
Un autre exemple est celui des articulations : les surfaces de contacts entre cupules et rotules cartilagineuses sont pour une large part "mises en forme" par le mouvement même des jambes pendant le développement, d'où de nombreux travaux en biomécanique sur la formation des cartilages. On remarquera que les personnes qui naissent avec des sortes d'ailes (1 cas sur 300000), ont automatiquement des os fins et grêles, du fait que les membres ont du mal à bouger in utero. Ces personnes ont un voile de peau sur le membre, semblable à une aile de poulet, j'ai déjà évoqué dans un précédent billet cette anomalie du développement appelée ptérygia (de ptérys, oiseau). Ainsi, les deux faits d'avoir une grande peau sur le membre, et des os fins, semblent venir ensemble (ce qui est pratique pour voler...).
Un autre exemple est donné par les glandes arborisées, comme le rein, ou le poumon, dont la fonction est de faire rentrer et sortir une grande quantité de fluide (étant entendu que l'air est un fluide). Ces organes ont une forme d'arbre, réputée très efficace pour leur fonction. En réalité, leur forme est largement le résultat d'une morphogénèse, qui consiste à pousser du fluide, pendant le développement, dans les branches. Sous l'effet de cette poussée, les branches, gonflées de liquide de l'intérieur, s'étendent et l'arbre fait de plus en plus de branches.
En réalité, pendant son développement le poumon respire de l'eau. Si on empêche le poumon de respirer de l'eau, in utero, le poumon est atrophié.
Un cas particulièrement débattu est celui du cerveau :
la pensée a-t-elle elle-même une rétroaction sur le développement du cerveau, en sorte qu'il existerait un mécanisme d'amplification auto-catalytique de son activité?
Une hypothèse est que ce cas est semblable à la formation des vaisseaux sanguins. Contrairement à ce qu'on peut penser, un organe doit d'abord être fonctionnel, avant que d'exister... C'est ainsi que les premiers vaisseaux sanguins sont simplement constitués d'un réseau poreux (dit "plexus"). C'est la fonction qui progressivement fait mûrir ce plexus en arbre. Ainsi, même peu fonctionnel, le plexus vasculaire peut asurer le minimum de fonction, avant d'être progressivement optimisé par la fonction. Même sans coeur, les petits vaisseaux sont utiles : sous le simple effet du déplacement de l'animal, le sang circule dans de nombreux invertébrés qui n'ont que des capillaires. De même dans les intestins, le mouvement de digestion contribue à faire circuler le sang. Chez les méduses, le battement de la méduse fait avancer le liquide dans ses vaisseaux. On comprend donc que le préalable à la transformation d'un lacis capillaire en bel arbre, est la présence d'un lacis ou petit réseau fin comme une résille. Dans le cas des canaux d'érosion vus plus haut, c'est la porosité du sol qui assure le drainage de l'eau, avant que l'eau progressivement n'élargisse les canaux par auto-organisation, en donnant l'impression finale que l'arbre de tuyaux a été calculé à l'avance.
Dans le cas du cerveau, un mécanisme semblable paraît ou pourrait être en action :
en réalité, les premières connexions nerveuses sont surnuméraires, en grand excès. Des projections neuronales sont mises "en trop", et ça fonctionne à peu près, avec des cablages dans tous les sens. L'activité neuronale elle-même, en sélectionnant les synapses réellement actifs, amplifie peu à peu un pattern de connexions plus fonctionnel, qui donne l'impression d 'avoir été pensé à l'avance, sélectionné.
Ceci plaide pour un effet de la fonction, à l'échelle des neurones. Cependant, il existerait également un effet de la fonction à l'échelle du cerveau. A l'échelle de la forme pliée "comme une serviette".
Les plis du cerveau rendent certaines fonctions plus simples, en mettant en contact des régions cérébrales qui, sans les plis, seraient trop éloignées. A contrario, les personnes qui ont trop de plis dans le cerveau (polymicrogyria, ci-dessus), ou pas de plis (Lyssencéphalie) ont de lourds handicaps cognitifs.
Certaines hypothèses en morphogénèse du cerveau avancent que les connexions nerveuses s'établiraient à grande distance, et que les neurones, en se contractant, contribueraient en fait à plier le cerveau et à rapprocher certaines parties (effet "ruflette"). Ainsi, c'est la présence des neurones déjà installés qui conditionnerait l'établissement de plis utiles pour leur fonction, et non l'inverse. J'y crois pas trop, mais c'est une idée tellement contraire au sens commun, qu'elle est intéressante : la fonction du cerveau irait même jusqu'à froisser le cerveau de la façon qui le rend plus fonctionnel. (C'est une idée de Van Essen).
La morale de cette histoire, c'est que les relations entre forme et fonction sont généralement plus subtiles que ce qu'on croit, et qu'il est toujours bon de retourner un peu les concepts, pour voir s'ils marchent aussi à reculons.