L’information, c’est parfois la simultanéité d’événements qui fait sens. Or ces jours-ci a lieu le procès en appel de Jean-Marie Messier, et avant-hier avait lieu une grotesque conférence intitulée « Hello Orange ».
Ces événements laissent entrevoir une nouvelle fois pourquoi la France va si mal, et pourquoi ce n’est pas près de s’arranger. En effet, une particularité du système américain, par ailleurs sûrement critiquable, est d’avoir généré des Bill Gates, des Steve Jobs, des Larry Page des Mark Zuckerberg etc. Ces jeunes gens, dans leur garage souvent, ont produit des « objets intellectuels » devenus ensuite voire rapidement, des objets marchands, qui ont à la fois révolutionné la planète et monstrueusement enrichi leurs géniteurs.
Une des habitudes de ces nouveaux gourous, est de donner des "keynotes lectures", au cours desquelles ils présentent leurs résultats, leurs nouveaux produits, leur vision. La grande messe de Steve Jobs délivrant la bonne parole d’Apple était mondialement connue (Souvenez-vous de ce nom : Jobs.). A moins d’habiter la planète Mars, chacun en aura entendu parler.
La Frrrâââânce, elle ne produit pas de Bill Gates, ni de Steve Jobs ni de Steve Wozniak ni de Mark Zuckerberg ni de Larry Page etc. Elle produit certes des ingénieurs, d’un niveau excellent, mais dans un système colbertiste qui au fil des ans rabote l’esprit d’entreprise et l’imagination. Le but des « meilleurs » est de faire une grande école, « de rang A » puis de passer par les ministères, pour finir dans une grande entreprise privatisée où pantouflent d’anciens corpsards, inspecteurs des finances et autres conseillers de cabinets ministériels.
Et l’on sait où cela a conduit Jean-Marie Messier, du Capitole à la Roche tarpéïenne, de la gloire à la déchéance, du sommet au tribunal. Et son entreprise presque à la faillite. Présenté comme le summum de la réussite, voire du génie, ce grand entrepreneur français n’avait tout simplement rien inventé. Il brassait du haut de la pyramide Vivendi les fusions et acquisitions, rebattant les cartes du monopoly en donnant l’illusion d’être une sorte de Bill Gates français.
A la vérité, ce système de formation donne des signes avant-coureurs de son écroulement, certaines grandes écoles très réputées commençant à dégringoler dans les classements des DRH, au motif de l’inadaptation et du manque d’imagination des diplômés. (Et je ne parle même pas des recruteurs qui ne prennent « surtout pas » ce type de profil) ; d’autres écoles formant directement après le bac présentent comme un argument publicitaire (dans leurs plaquettes remises au Salon des Grandes Ecoles, par exemple) le fait-même de ne pas passer par le presse-purée des classes préparatoires (dans ce pays à l’esprit tellement tordu, que si une école forme ses diplômés directement après le bac, comme partout au monde, elle est présentée comme « une école avec prépa intégrée »).
Je parlais plus haut de simultanéité des événements : le procès de J-M Messier coïncide avec une conférence de Stéphane Richard, PDG d’Orange. Cette semaine Stéphane Richard a présenté une « keynote », comme il l’a dit lui-même sur France-info, une sorte de grand-messe d’Orange présentant les nouveaux produits de la marque. « Ils » ont décidé de s’y mettre chez Orange, et d’imiter les « keynotes » de Steve Jobs. On peut y accéder ici : http://hello.orange.com/
Après un démarrage amphigourique, on y voit un Stéphane Richard mal à l’aise, débitant en Français, micro au coin de la joue, dans la Salle de la Mutualité du quartier latin (!), un texte appris par cœur vantant la panoplie des produits Orange. Et nous annonçant surtout l’intention d’Orange de devenir le premier acteur de l’internet. C’est presque pathétique.
Qui est Stéphane Richard ? Un ancien « Messier boy », ancien des cabinets ministériels, monté en grade suite au scandale des suicides chez Orange, peut-être provoqués par une politique délibérée de harcèlement, la justice le dira. Et d’où sort Stéphane Richard ? de HEC et de l'ENA. Belle et grande école française, qui forme au management. Ainsi, Stéphane Richard, n’a rien fait. Il n’a rien fait au sens où Bill Gates, Steve Jobs ou Larry Page ont fait quelque chose. C’est un brillant, brillantissime produit du système scolaire français, manager d’une grosse boîte qui lui fera de beaux émoluments (1,5Meuro/an); c’est bien à l’échelle de notre beau mais petit pays qui se ratatine de jour en jour, d’avoir un groupe mondial comme Orange, mais la « keynote » de l'inspecteur des finances sorti de l'ENA est la touche de ridicule qui tue.
Il y a une quinzaine d’années, je dînais avec un camarade polytechnicien, m’annonçant fièrement qu’il allait prendre un poste important chez France Telecom, comme cadre à « alapage.com », qu’Orange venait de racheter. Or il se trouvait, par hasard, qu’un ami proche du site en question m’avait fait la veille le récit de la création et de la vente d’alapage.com. Alapage.com avait été créé par le fils de l’éditeur Roger Magnard (celui des fameux manuels scolaires), Patrice Magnard. Ce jeune homme aidé sans doute par les moyens de sa famille, avait travaillé directement après le bac. Dans un sous-sol, il avait créé d’abord quelques sites pour minitel, puis des logiciels pour Mac, puis au moment du démarrage de l’internet, le site alapage.com, qu’il revendit 300 millions de francs de l’époque, en 1999, (50 millions d’euros) à France Telecom. La taille de sa boîte, quelques dizaines d’employés, avait dépassé la taille qu’il pouvait diriger seul.
Après le rachat, les cadres sups des grandezécoles vinrent mettre de l’ordre là-dedans. Et l’on sait ce qu’il en fut, quelques années après, alapage.com, qui était une pépite de l’internet, créée par une sorte de Larry Page français qui n’avait que le bac, se mit à perdre progressivement de plus en plus d’argent, puis le site disparut totalement, racheté à vil prix par Rue-du-commerce.com, et tous les salariés furent mis au chômage en 2012. (voir par exemple http://fr.wikipedia.org/wiki/Alapage). Voilà une belle occasion perdue, pour les cadres d’Orange de « devenir un acteur de l’Internet », plutôt que de planter le premier site de vente en ligne français.
Pour finir, on remarquera que les grands gourous contemporains de la sphère high tech ont donné leur nom à quelque chose : Bill Gates, paradoxalement à Windows (portes=> fenêtres), Steve Jobs au moins à un film, et Larry Page, au fameux algorithme de classement des pages par Google qui a fait l’immense gloire de ce moteur de recherche : the Page rank, qui n’est pas comme on croit souvent simplement « le rang de la page », mais aussi le « rang de Page », c’est-à-dire, « inventé par Page ». Stéphane Richard ne laissera son nom à rien, du moins je l’espère. Je n’ose pas imaginer ce que serait le produit intitulé le Richard, film ou algorithme.
Quant à moi, je ferais aussi bien d’aller essayer de faire vraiment quelque chose, vu que je suis si petit devant tous ces gens-là.
Références
http://fr.wikipedia.org/wiki/St%C3%A9phane_Richard