Les amateurs de livres anciens se sont rués sur l’exposition de livres enluminés de la Bibliothèque Nationale de France. Cependant, les bibliophiles avertis se seront arrêtés dans cette exposition devant une petite vitrine singulière située peut-être exprès, au centre parfait de l’exposition. C’est la vitrine la plus modeste, elle ne paie pas de mine, comme le Saint Graal des Aventuriers de l’Arche Perdue.
Alors que tout autour de soi, on peut admirer les riches enluminures de livres uniques, peints sur commande, et pendant de longs mois par de courageux et talentueux enlumineurs, on ne verra dans cette vitrine qu’un livre un peu terne, présentant des lignes successives formant une liste. A la vue de ce document, le bibliophile ressent les premiers spasmes de la snobite. En effet, ce document extraordinaire est le catalogue, dressé par David Aubert en 1469 de la bibliothèque ("librairie") de Philippe le Bon, à la demande de son fils Charles le Téméraire.
Le catalogue est le livre ultime, le méta-livre ayant précédé l’internet. Il est l’objet de toutes les fascinations, et particulièrement, des auteurs et des bibliophiles. Ainsi, le digne chevalier des lettres qu’est Pierre Assouline, ne manque pas de tomber en pâmoisson devant le catalogue d’une vente aux enchères (voir ici : http://passouline.blog.lemonde.fr/2012/04/27/pepites-de-catalogue/).
Et d’ailleurs, si les commissaires de l’exposition ont détourné un mètre carré d’enluminures, pour montrer juste le catalogue de la bibliothèque de Philippe le Bon, ce n’est pas par hasard.
C’est évidemment Borgès qui, en littérature, a sacralisé le catalogue dans sa nouvelle la Bibliothèque de Babel. Extrait :
Comme tous les hommes de la Bibliothèque, j'ai voyagé dans ma jeunesse ; j'ai effectué des pèlerinages à la recherche d'un livre et peut-être du catalogue des catalogues; maintenant que mes yeux sont à peine capables de déchiffrer ce que j’écris, je me prépare à mourir à quelques courtes lieues de l'hexagone où je naquis. Mort, il ne manquera pas de mains pieuses pour me jeter par-dessus la balustrade : mon tombeau sera l'air insondable ; mon corps s'enfoncera longuement, se corrompra, se dissoudra dans le vent engendré par la chute, qui est infinie. Car j'affirme que la bibliothèque est interminable. Pour les idéalistes, les salles hexagonales sont une forme nécessaire de l'espace absolu, ou du moins de notre intuition de l’espace ; ils estiment qu'une salle triangulaire ou pentagonale serait inconcevable. Quant aux mystiques, ils prétendent que l’extase leur révèle une chambre circulaire avec un grand livre également circulaire à dos continu, qui fait le tour complet des murs ; mais leur témoignage est suspect, leurs paroles obscures : ce livre cyclique, c'est Dieu... Qu'il me suffise, pour le moment, de redire la sentence classique : la Bibliothèque est une sphère dont le centre véritable est un hexagone quelconque, et dont la circonférence est inaccessible.
Ce catalogue fait l’objet également de paradoxes Gödeliens en mathématiques (les catalogues des bibliothèques doivent-ils se mentionner eux-mêmes ? existe-t-il un catalogue des catalogues ? Existe-t-il un catalogue des catalogues qui ne se mentionnent pas eux-mêmes ? etc.)
Mais revenons au catalogue de Philippe le Bon. Ce catalogue est construit en mentionnant quelques particularités physiques du livre, ainsi que la première et la dernière phrase, ce qui nous donne une série de paragraphes oulipiens, qui ne fera jouir que les bibliophiles avertis. Exemple :
Ung autre grant livre de Valerius Maximus couvert de velours noir à clouz de letton dorez commançant au sencond feullet de mémoires dignes et au dernier la table Maxedoine audits Romains.
A travers les siècles, le catalogue de Philippe le Bon résonne avec le livre Passages d’encre d’Edouard Graham (Ed. Gallimard. Paris 2008 546 p. br. In quarto avec rabat). Ces Passages d’encre sont « supposés » être une sorte de catalogue de la bibliothèque de Jean Bonna.
Riche banquier suisse, Jean Bonna collectionne depuis sa jeunesse des livres extraordinaires, dont la particularité est d’être pour la plupart des envois d’un auteur à un autre. De ce fait, les livres rassemblés dans sa célèbre bibliothèque constituent une sorte de réseau social matérialisé dans une bibliothèque, qui projette la vie des écrivains dans un univers physique éternel. Chacun des livres contient une adresse, un prière-d’insérer, une dédicace personnalisée. Par exemple ici un exemplaire de Madame Bovary, dédicacé à Charles Baudelaire par Gustave Flaubert himself.
Les livres de Philippe le Bon constituent des ouvrages souvent de commande, en sorte que la bibliothèque du roi semble à raison, avoir été conçue pour lui. Dans une certaine mesure, les livres de Jean Bonna semblent avoir été écrits pour lui, et c’est presque confirmé, par des élans comme ceux d’Apollinaire, déclarant de son livre qu'il fera le bonheur des bibliophiles.
Invité à dresser l’inventaire de la bibliothèque de Jean Bonna, Edouard Graham invente un nouveau genre d’hyper-livre. Passages d’encre est censé être le catalogue d’une bibliothèque. C’est en réalité un livre en lui-même, d’une folle érudition. Chaque entrée du catalogue fait l'objet d'une petite nouvelle retraçant les liens entre les auteurs concernés (l'auteur du livre, le dédicataire) qui en rendant vie à tous les personnages qui se sont écrit les uns les autres, soit qu’ils s’aimaient, soit qu’ils se méprisaient, réanime en fait le petit lieu physique où les livres sont rangés.
Cependant, Passages d’encre contient également des descriptifs de livres, qui se lisent comme du Pérec, ainsi que le catalogue de Philippe le Bon. Exemple, s’agissant du Madame Bovary sus-cité :
Tel le Dieu de l’Œdipe Argentin, Edouard Graham joue avec les lettres, dans tous les sens du terme, sous les auspices souriants d’un ange à gros nez. Comprenne qui pourra.