Dans un billet récent, je préconisais que les intellectuels juifs français s’abstiennent de commenter le conflit israëlo-palestinien (au moins dans les médias français). On peut comprendre qu’ils en meurent d’envie, mais c’est une règle basique du vivre ensemble que de ne pas mêler ses sentiments personnels aux affaires de la cité. Il n’est pas question en l’espèce de sous-entendre un parti pris intentionnel encore moins un « lobby ». Simplement : comme on le sait bien, l’amour rend aveugle, et l’affection probablement un peu myope.
On a pourtant vu récemment Bernard-Henri Lévy commenter sur un plateau télé la mort des 500 enfants palestiniens à Gaza, cet été (été pourri, donc). Il répondait à une question d’un chroniqueur de la bande à Ruquier (Aymeric Caron). Coïncidence, j’avais écrit dans un billet au sujet du conflit d’intérêt : « Franchement quel sens ça a de demander à un Alain Finkielkraut ou à un Daniel Salvatore Schiffer ce qu’ils pensent des enfants morts à Gaza ?? ». Caramba, encore raté, ils ont posé la question à BHL. Mais BHL comme un autre, illustre le phénomène du conflit (d’intérêt), lorsque leur objectivité fond comme neige au soleil sous les spots des plateaux télés.
Pour mémoire voici un extrait verbatim de ce qu’a dit Bernard-Henri Lévy, à qui on demandait pourquoi il ne semblait pas très ému par la mort des enfants palestiniens, pas au point en tout cas de faire office de conscience humaniste auprès du gouvernement israëlien :
Je suis prêt à pleurer… mais qui sont les responsables de cela, le Hamas.
Je suis prêt à pleurer les enfants palestinients morts… mais pas avec n’importe qui… avec ceux qui sont descendus dans la rue pour pleurer les enfants Syriens, les Darfouris, les Tchétchènes et pour pleurer les civils Israëliens et je déteste le deux poids et deux mesures. Est-ce que vous savez que 160 enfants sont morts en creusant les tunnels ?
Aymeric Caron, s’il vous plaît ne recommencez pas… on a compris… stop…. On a compris…. Si vous voulez parler de chiffres, je vous répète que je suis prêt à pleurer les deux mille morts que vous évoquez avec ceux qui sont prêts à pleurer les 200 000 morts du Darfour avec ceux qui sont prêts à pleurer le million de morts du Soudan avec ceux qui sont prêts à pleurer les 300 000 morts de Syrie, or ceux qui sont descendus dans la rue, ces indignés d’un jour, ces hamasistes du dimanche ils ne sont descendus dans la rue pour aucune des causes dont je vous parle…. Pour la Tchétchénie on était quatre pelés et deux tondus avec André Glucksman et quelques autres… Je suis pour deux états.. je ne suis pas pour défiler avec des antisémites qui descendent dans la rue casser du juif….
Chacun de ces morts est inacceptable (les enfants palestiniens).
J’insiste, pour pouvoir mieux le descendre ensuite, que BHL a quand même dit que la mort des enfants était inacceptable. Cependant, il y a 4 aspects lamentables et révélateurs de la myopie de BHL dans cette circonstance.
1-La violence verbale. Nous sommes à Paris, sur un plateau télévision, or en ce lieu somme toute paisible, BHL donne le spectacle d’un homme énervé, emporté par ses passions. Où est passé le philosophe ? On se le demande. Il y a quelque chose de désagréable à ce spectacle, qui procède clairement des sentiments qu’il a pour Israël, et qui rendent ses prises de position irrationnelles.
2-BHL reprend en fait exactement l’argument israëlien de « c’est la faute au Hamas ». Il est peut-être vrai que le Hamas est, ponctuellement, davantage fautif qu’Israël dans le redémarrage des hostilités, cependant, la question n’est pas celle de la responsabilité du Hamas dans le déclenchement d’une guerre, ou dans le conflit Israëlo-Palestinien dans son ensemble, mais dans le choix des moyens pour tuer. Dès lors que des centaines d’enfants (et d’adultes civils aussi) meurent dans des bombardements aériens ou de blindés, la responsabilité, la « faute » en incombe à Israël. Il ne fait pas de doute qu’Israël sait parfaitement que sur le plan militaire, l’engagement de forces aériennes et blindées dans un terrain aussi urbanisé que Gaza, ne peut conduire qu’à une quantité très importante de victimes civiles, et notamment d’enfants. Par conséquent, la mort, par centaines, d’enfants palestiniens relève d’un choix tactique délibéré, et n’a absolument rien d’accidentel. Il va de soi que les alternatives à ce carnage existent (exemple : mettre le paquet pour bloquer les tunnels par leur sortie, au lieu de les bloquer par leur entrée). Comme entendu un jour, en admettant même que le Hamas utilise des civils comme boucliers humains, Israël a décidé de tuer les boucliers. (NB : dans Gaza, avec ou sans boucliers humains, les tirs à l’arme lourde feront des victimes civiles délibérément).
3-Bernard-Henri Lévy met sur le tapis toutes les manifs auxquelles il a participé, voire qu’il a organisées. Ses engagements sont certes respectables, mais ces arguments sont aberrants. Depuis quand faut-il des certificats de manifestation, comme il y a des permis de conduire, pour aller manifester en faveur des uns ou des autres ? Qu’en sait-il d’ailleurs de la présence ou non des manifestants aux autres manifestations ? En quoi le fait d’avoir été à peu près seul à une manifestation pour la Tchétchénie lui permettrait-il d’insulter les manifestants pro-palestiniens (« hamasistes du dimanche »)? On pourrait rappeler que, si les combats de BHL sont nombreux voire respectables, ils sont aussi rendus possibles par des moyens personnels que pourraient envier les intellectuels occupés surtout à gagner leur croûte et élever leurs enfants. Porter en bandoulière ses engagements politiques m’a toujours semblé un peu vulgaire.
4- Bernard-Henri Lévy met sur le tapis tous les morts des autres conflits pour lesquels il s’est engagé. Mais que signifie cette comptabilité ? Elle dégage une mauvaise haleine intellectuelle ; d’une part elle voudrait culpabiliser les auditeurs ou stigmatiser les manifestants pour la sélectivité de leurs indignations, d’autre part elle semble chercher à minimiser les exactions israëliennes, dans un monde tellement plus horrible que le conflit israëlo-palestinien, n’est-ce pas ? A titre personnel, j’ai assez peu d’avis sur la Tchétchénie ou le Darfour, ne sachant à peu près même pas où ça se trouve, et en ai pourtant un sur le conflit israëlo-palestinien. Il n’est quand même pas difficile de comprendre que nous avons été collectivement « bercés » depuis notre naissance par ce conflit, que nous avons des amis de tous les bords, voire des connaissances ou amis en Israël. Que par ailleurs, un mort en Israël (de quelque bord qu’il soit) a plus d’impact en France, et plus largement sur la situation du Monde que, sans doute un nombre grand-X de morts au Darfour. De même, je sais que mes billets de blogs sont lus en Israël, pas au Darfour. Ainsi, cette petite prise de position, aujourd’hui, pourrait avoir un minuscule effet, qu’un billet sur le Darfour ou la Tchétchénie n’aurait même pas. Il en va de même de la présence à une manifestation pour le Darfour, vs une manifestation pour Gaza. L’argument de BHL est donc inepte.
En règle générale, on mesure la mauvaise foi, ou en tout cas la submersion d’un intellectuel par ses affects, quand les arguments employés deviennent particulièrement idiots, voire inhumains. Par exemple, lorsqu’on demande à BHL ce qu’il pense des enfants morts à Gaza, il peut répondre : « …. Si vous voulez parler de chiffres, je vous répète que je suis prêt à pleurer …. avec ceux qui sont prêts à pleurer les 300 000 morts de Syrie », le deuil de ces enfants n’est pas qu’une question de chiffres, évidemment, mais il convient aussi de rapporter les chiffres aux populations, et la mort de 2000 personnes à Gaza, dans une ville de 400 000 habitants est équivalente à 150 000 morts en Syrie, avec cette différence qu’il ne s’agit pas d’une guerre civile (encore que, avec la profondeur historique, on puisse trouver un aspect fratricide à ce conflit).
De toutes façons, il me semble qu’on doit pleurer ces enfants, sans commencer par y mettre toutes sortes de conditions, qui dispensent visiblement BHL de pleurer. On surprend en fait Bernard-Henri Lévy faisant de la rhétorique avec la mort de ces enfants, ce qui est particulièrement bas.
Bref, les cris d’indignation de Bernard-Henri Lévy tournent dans le vide, d’abord en tant que cris (pourquoi crier ?), en second lieu parce qu’ils ne veulent plus rien dire rationnellement, enfin par leur bassesse intellectuelle.
Au final, le cri du cœur de BHL est simplement « STOP ! ». Pourtant, le devoir d’un philosophe n’est pas de faire taire les autres, mais de les convaincre.
M. Bernard-Henri Lévy s’est engagé pour beaucoup de conflits, c’est bien. Qu’il laisse les débats sur Israël-Palestine à d’autres, il a de quoi bien s’occuper ailleurs.
Ce n’est pas parce qu’il peut témoigner d’un juste engagement pour d’autres conflits, qu’il s’exprimera avec la même justesse sur Israël-Palestine. Au contraire, l’impression générale est que ses engagements passés, servent en fait d’alibi pour proférer des énoncés tordus sur Israël-Palestine, et essayer de faire taire ses contradicteurs.
NB : Comme d'habitude s'agissant de tout ça, je ferme les commentaires.