C’est la soirée d’inauguration du Salon du livre, porte de Versailles. Un événement que je n’affectionne guère, mais j’ai eu une invitation et Elle voulait venir. Je circule dans les allées, il y a du monde partout, des petits fours aux stands les plus connus. Ici ou là, quelques auteurs en vue trinquent avec leur éditeur, ou bien avec quelques badauds comme moi. Je croise des secrétaires d’édition qui m’ont écrit, une lettre type de refus d’un de mes manuscrits. Plus loin, une éditrice qui vient de changer de maison, et insiste qu’elle est beaucoup mieux là où elle a atterri. Dans mon dos soudain un brouhaha, c’est le ministre qui passe, et on ne le voit même pas tant la foule est compacte. Dans les hauts parleurs, une chaîne nationale annonce le début du direct, un plateau inaudible depuis le Salon du livre.
Je marche encore dans les allées, quelques chips en bouche, et soudain je le vois. Il est là-bas sur un stand très coté, celui de son éditeur. Je l’ai reconnu tout de suite. J’ai suivi sa carrière, de loin en loin, avec parfois même un peu d’envie. Il est devenu un écrivain en vue, presque adulé. Je ne l’ai pas vu depuis trente ou quarante ans. Il s’appelle Santiago A., et il est là vingt ou trente mètres devant moi, avec une coupe de champagne dans la main. Des visiteurs s’arrêtent pour le saluer, lui demander une dédicace; pourtant ce n’est pas le jour, il signera demain sur le stand de la maison. Je n’ose pas m’approcher. Je ne suis qu’un anonyme dans la foule, venu sans but précis, voir une minute ou deux des éditeurs, par ci par là, qui me donneront peut-être une traduction, un conseil condescendant sur un prochain livre.
Mais je m’approche quand même attiré magnétiquement. Comme il est beau. Son regard n’a pas changé. Il semble avoir grandi; une magnifique crinière déjà grisonnante entoure ses lunettes, l’éclat de son regard. On me dit qu’une amie, X., est sortie avec lui, ça ne m’étonne pas, il doit faire chavirer les cœurs. Mais je n’envie pas ses conquêtes, plutôt son style, son écriture, celle d’un grand écrivain français contemporain, peut-être, l’avenir le dira. En tout cas il a beaucoup de succès, il est l’un des grands espoirs de la littérature française, quand il ne perd pas son temps à écrire pour la télé. On m’a dit qu’il gagne sa vie en écrivant des scénarios de téléfilms, Navarro, je crois. Il n’y a pas plus français, n’est-ce pas ?
Alors, enhardi par l’idée que je ne le reverrai sans doute jamais, qu’il sera encore plus inaccessible lorsqu’il sera devenu très célèbre, je m’approche, j’entre sur le stand, attends qu’il soit moins entouré, mais le temps passe, et la muraille humaine ne s’écarte pas. Alors je m’approche encore un peu, avec cet espoir de midinette, et soudain il se retourne, par hasard, et il me voit. Nous ne nous sommes jamais revus, depuis trente ans, depuis sa fuite d’Argentine avec sa famille, ses parents partis en maillots de bains directement depuis la plage, dit la légende, quand les militaires avaient cerné leur maison, et leur arrivée à Paris en plein hiver, dans le dénuement le plus complet.
Sa main a écarté la coupe de champagne de sa bouche, son regard a quitté la meute d’éditeurs ou d’admirateurs autour de lui, il m’a regardé, devant ou plutôt à travers tout le monde et dit simplement : « Ah Vincent... C’est ta mère qui m’a appris le français ». S’il y avait une chose importante à dire, après toutes ces années, c’était sans doute celle-là, et je l’en remercie. J’ai dit seulement : -bonjour, Santiago. J’ai bafouillé quelques mots stupides, puis je suis parti, l’ai laissé à ses obligations.
Et aujourd’hui, qu’on chasse de France des jeunes adolescents qui espéraient faire leur vie ici, je revois ma petite chambre dans l’appartement minuscule que nous habitions avec ma mère, et je revois le lit gigogne que nous avions acheté au BHV, et que nous tirions le soir, pour que Santiago puisse dormir dans ma chambre à mes côtés, après avoir pris sa leçon de français avec ma mère, afin qu’il puisse faire une scolarité la plus normale possible, dans le pays d’un exil sans retour, avant que n’ouvre la chasse aux enfants.