Je m’en voudrais de quitter ce monde, sans avoir remercié quelques uns de mes professeurs et maîtres qui, pour certains, m’ont tout simplement sauvé la vie. Je songe en premier lieu à ma professeur d’anglais. Hésitant à donner son nom, je repense au moment le plus émouvant de la Recherche du temps perdu, où Proust écrit, à propos des seuls personnages réels de son œuvre : … persuadé que leur modestie ne s'en offensera pas, pour la raison qu'ils ne liront jamais ce livre, c'est avec un enfantin plaisir et une profonde émotion que, ne pouvant citer les noms de tant d'autres qui durent agir de même et par qui la France a survécu, je transcris ici leur nom véritable : ils s'appellent, d'un nom si français, d'ailleurs, Larivière.
Ainsi, ma professeur d’anglais s’appelait Mme Decesse. Elle était sévère, et exigeante. C’est grâce à elle que nous savons, sans doute, le prétérit des verbes irréguliers, moi et mes camarades des classes de 4e, 2de et de terminale, puisque nous l’avons eue trois fois au cours de notre scolarité. Elle ne tolérait aucune erreur. Je parle d’elle au passé, certain qu’elle est décédée aujourd’hui. Dans les derniers mois de notre classe de terminale elle a développé un cancer de l’œil qui, je pense, lui a été fatal. Cependant, si Mme Decesse était sévère et juste, je pense aussi qu’elle était profondément bonne, au motif de l’événement suivant.
J’avais dix-sept ans. C’était le printemps de l’année 1981, nous allions bientôt passer le bac ; tout le monde bûchait, les professeurs étaient plus exigeants que jamais. A la moindre incartade, Mme Decesse était du genre à lancer un : « mon garçon, tu me prends pour une imbécile ? ». C’était ça, Mme Decesse.
Il s’est trouvé au mois d’avril, que F. est arrivé de Montevideo. Il débarqua à Orly un Dimanche en fin d’après-midi. Je m’en souviens très bien. Ce n’est pas un souvenir si heureux que cela, car, pour une raison que je ne comprendrai jamais, on avait souhaité me tenir à l’écart, et l’on m’avait même menti sur la porte par laquelle il allait arriver. J’attendais donc stupidement dans une sorte d’alcôve en marbre avec quelques fauteuils en sky, lorsque soudain j’entendis le brouhaha dans mon dos. Il était arrivé par un autre endroit, et déjà la meute de journalistes s’était précipitée. J’essayais de le voir, mais les journalistes m’écartaient violemment, pour eux je n’étais qu’un badaud, un importun ; moi, je ne distinguais rien à travers la forêt de micros tendus. Dans la foule, je vis Jean-Edern qui pérorait en se pavanant, comme si vraiment il avait quelque chose à faire là.
J’entendis des choses ce jour-là que je ne peux toujours pas répéter sans que ma voix s’étrangle. Cependant, les minutes passèrent, l’agitation retomba, et nous pûmes enfin rentrer à la maison. Avec F., ma mère et ma sœur, nous fîmes arrêter le taxi qui nous ramenait d’Orly au café qui fait l’angle de la rue Saint-Jacques et des quais de la Seine, je crois que c’est le Quai des Grands Augustins à cet endroit. Notre-Dame se dressait devant nous, perforant le ciel de Paris, que F. n’avait pas revu depuis cinq ans.
Après un long café, nous rentrâmes dîner, puis parler, parler, parler, jusqu’à des heures tardives. Finalement F. dormit dans ma chambre, j’avais une sorte de second lit tiroir, ou gigogne, sous mon lit habituel. Il était très tard.
Le lendemain, au petit déjeuner, nous avons parlé et parlé, et parlé encore. Mais c’était un lundi, et j’avais cours avec Mme Decesse. Réalisant que j’avais laissé passer l’heure, je pris mes jambes à mon cou et me précipitai au Lycée. J’arrivai avec une dizaine de minutes de retard. Je montai à la salle d’anglais et frappai discrètement à la porte, puis l’entrouvris.
Fidèle à sa réputation Mme Decesse me regarda avec sévérité et me dit :
-C’est à cette heure-ci que tu arrives, mon garçon ?
Je répondis bêtement :
-Je suis désolé Madame, je n’ai pas pu partir à l’heure.
Au lieu de me virer, comme elle faisait d’habitude, Mme Decesse sentit quelque chose et me dit :
-Et tu vas me dire, mon garçon, que tu as une raison de vie ou de mort d’être en retard?
Pour la première fois de ma vie, je répondis en face à l'un de mes maîtres :
-Oui, Madame.
Il y eut un petit silence, qui me parut durer des heures. Toute la classe nous regardait. Comment était-il possible que je tienne tête à Mme Decesse?, se demandaient mes camarades, j’allais sans doute me faire réduire en charpie. Et Mme Decesse, sur un ton soudain très différent, comme maternel, me demanda :
-Ton frère est sorti de prison ?
-Oui.
-Va, tu peux aller t’asseoir, mon garçon.
Ainsi, j’allai m’asseoir au fond, à la stupéfaction de mes camarades, qui se demandaient maintenant s'ils avaient bien compris, et le cours continua comme s’il ne s’était rien passé. Mais j’avais compris que Mme Decesse savait depuis toujours quelle était la situation dans notre famille. Elle n’avait jamais fait aucune différence pour moi, m’apprenant l’anglais comme aux autres, dans la classe d’un lycée qui fut pour moi un îlot de protection, salvateur. Et aujourd’hui, je pense à elle et la revois, me disant avec infiniment d’humanité:
-Va, tu peux aller t’asseoir, mon garçon.