Ce matin dans ma boîte mail, je trouve une demande pressante d’un éditeur d’un journal scientifique me demandant de juger (« reviewer ») un article scientifique. C’est un article qui traite d’un sujet important en électronique « low tech » : la croissance de dendrites qui court-circuitent les électrodes. Tiens, j’y pense, ça pourrait avoir un rapport avec les explosions de batteries des voitures Tesla, qui ont été rapportées récemment.
Cependant j’ai quitté ce domaine il y a une dizaine d’années. Je me retrouve tiraillé entre deux devoirs du scientifique, celui de consacrer une partie de son temps à juger le travail des autres, mais aussi celui de s’occuper de son travail au quotidien : commandes, réunions de bureau, écriture d’articles, défense des projets des collègues devant le conseil de Laboratoire, recherche d’un financement pour prolonger le séjour d’un « post-doc » etc. Comme j'ai quitté le sujet il y a quelques temps, mon rapport risque d'être un peu long, faut que je me remette à jour. Mais les auteurs ont donné mon nom : donc je me tâte.
Je m’aperçois que je jugement, et la défense, des uns ou des autres, constitue ces temps-ci une partie importante de mon activité. Et cette réflexion me rappelle le jour où j’ai été convoqué pour être juré d’assises dans une affaire de meurtre.
C’était il y a quinze ans. A l’époque j’habitais Paris, et étais donc inscrit sur les listes électorales de mon arrondissement. C’est dans ces listes que sont tirés au sort les jurés d’assises. Je fus donc convoqué au Palais de Justice de Paris pour une session du tribunal. C’est un devoir de citoyen, les employeurs sont obligés de vous libérer.
Cependant, nombreux sont ceux qui, le jour des procès, sont récusés, ou présentent un mot d’absence (problème de santé etc.). Sur le nombre important de jurés présents, il est parfois difficile de réunir un jury complet. Je fus retenu pour le procès de H. jugé pour le meurtre de sa compagne.
L’histoire était très triste. Un jeune Martiniquais H., avait tué, de nombreux coups de couteaux, sa compagne, puis il avait tenté de se suicider, sans succès.
Les débats révélèrent que V. et H. s’étaient rencontrés à la Martinique pendant les vacances de V. H. était un jeune homme très talentueux avec les femmes, mais frappé d’une quasi infirmité : il avait jusqu’à plusieurs crises d’épilepsie par jour. De ce fait, il bénéficiait d’une petite pension d’handicapé. Après ses vacances, V., qui s’était attachée à H., lui avait demandé de venir s’installer à Paris. H. avait vendu toutes ses affaires pour pouvoir se payer le voyage, et était arrivé à Paris. Après quelques temps, ils s’étaient mis en concubinage, mais H. n’avait pas compris qu’en se mettant en concubinage, il perdait le droit à sa pension de handicapé ; il n’avait plus aucune ressource personnelle. Peu à peu, il était devenu complètement dépendant de V., sur tous les plans, étant à Paris sans travail, pratiquement handicapé mental.
Comme il s’ennuyait, il avait repris contact avec d’autres jeunes femmes, qui comme V., l’avaient fréquenté pendant leurs vacances en Martinique. V. s’en était rendu compte, et des scènes avaient commencé à éclater entre eux, à plusieurs reprises. Au cours d’une scène nocturne, plus paroxystique que les autres, H. dans un moment nébuleux, avait pris un couteau et tué V.
Les débats évoquèrent longuement la responsabilité de H. Un expert fut appelé à la barre pour dire si H. était dans un état de « conscience abolie » ou de « conscience altérée mais non abolie ». L’expert conclut devant la cour que H. était dans un état de « conscience altérée mais non abolie ». Je fis poser la question : « comment quantifiez-vous le degré de conscience, et quelle est la différence quantitative entre une conscience abolie ou altérée? ». L’expert eut cette réponse troublante (de mémoire) : « ces termes ne correspondent à rien sur le plan scientifique ; il n’y a pas de quantification de l’état de conscience. Simplement, dans la loi, figure cette formulation, qui n’a pas été choisie par les experts, et l’on demande à l’expert de se prononcer et de choisir entre les deux formulations, donc je donne simplement un avis en relation avec un texte de loi».
Les débats continuèrent, et il fut notamment et longuement question de la sincérité des tentatives de suicide de H. Après le meurtre, en effet, H. se pendit à un anneau de plafonnier, qui s’effondra. Se relevant, il alla dénuder des fils électriques d’une prise, puis les enroula sur son bras, et se coucha dans une baignoire, ce qui fit simplement sauter les plombs. Enfin, il se trancha la gorge avec le couteau qui avait servi à tuer sa compagne. Un expert légiste fut appelé à la barre pour savoir si la blessure qu’il s’était infligée pouvait être feinte. La béance de la gorge était de 12 centimètres, mais aucune artère n’avait été touchée. Le policier qui avait découvert la scène suite à un appel, fit part de son horreur découvrant H. vautré dans son sang, le cou largement ouvert. Cependant, c’est un fait médical, que l’on peut s’ouvrir la gorge en profondeur avec un couteau affûté, sans que cela ne cause aucune douleur, et sans que la blessure ne soit mortelle, car les artères sont très protégées.
Je fis demander comment H. avait procédé pour s’électrocuter. On découvrit qu’il avait dénudé puis enroulé les fils des deux polarités sur le même poignet, afin d’utiliser sa main libre pour brancher le fil. Dans cette situation, le courant passe directement par la peau du pôle + au pôle -, en ne circulant pratiquement pas dans le corps, puisque les fils sont proches. Il était donc normal que H. n’ait eu que le poignet brûlé, et ne soit pas mort d’arrêt cardiaque. Quand je fis cette remarque, le président me fit immédiatement taire avec ce mot : « on ne commente pas les réponses de l’accusé ». Cependant, cette remarque, évidemment, laissait entendre que H. avait réellement essayé de se suicider, car compte-tenu de son niveau intellectuel, il ne pouvait pas savoir qu’il allait se rater avec l’électricité. C’est sans doute cette remarque qui me valut d’être récusé pour les autres jugements de la session d’assises.
J’avais très peur de ce procès, je l’avoue, peur de ne pas tenir le choc psychologiquement. Pendant la déposition du médecin légiste ayant pratiqué l’autopsie de la victime, on entendit un grand « boum » dans les bancs des jurés. A ma droite, de l’autre côté du Président du Jury, un membre du Jury s’était évanoui. Je n’étais donc pas le plus émotif.
Le procès continua, avec les dépositions des familles, des enfants, de l’ex-mari de V. Au fil des échanges, il devint assez évident que H. était un pauvre garçon, écrasé par son handicap, et qui avait commis ce crime dans un accès de folie meurtrière. Il répondait avec peine aux questions, d’une voix très basse, ratatiné dans son box, son esprit était très embrumé. Il fut jugé, et les débats du huis clos étant secrets, je n’en dirai rien.
Cependant, le Président du Tribunal fit l’énoncé de la condamnation, et je vis le jeune avocat commis d’office, qui avait été d’une humanité rare, tenir la main de H. Puis H. s’approcha du micro et commença à parler. Mais le micro ne fonctionnait pas, et après qu’il eut répété ce qu’il venait de dire, dans un micro qui ne fonctionnait toujours pas, le Président du Jury interrompit H. et le fit évacuer rapidement par les gendarmes. Et je vis ainsi H., complètement ahuri, se laisser emporter, avec un dernier regard d'incompréhension vers son avocat.
Moi, qui étais le plus proche de son banc, j’avais entendu en son direct les mots inaudibles qu’il avait prononcés, et j’étais le seul, avec son avocat, qui l’avait entendu demander pardon.