En évoquant son souvenir aujourd’hui, nous avons passé en revue la bande de professeurs expatriés de l’Alliance Française de Montevideo, et le nom d’Alain Schwob est soudain remonté à la surface. Alain Schwob… mon père et lui étaient un peu rivaux : tous deux montaient des pièces de théâtre, l’un montait Ionesco, pendant que l’autre montait Racine. Il y avait quelques frictions, chacun voulant être le metteur en scène officiel de l’Alliance Française, ou se croyant tel.
Mais je me souviens de ses enfants. Le plus jeune, Michel, était de mon âge ou peu s’en faut ; nous avions environ huit ans. Le grand frère, Olivier, avait dix ans. Je ne sais plus si Michel était dans ma classe, mais je me souviens vaguement que je ne l’aimais pas beaucoup, c’était un garçon difficile.
Alain Schwob gardait chez lui une arme de poing chargée, de type revolver. Un soir qu’Alain Schwob était absent, Olivier et Michel sont allés piquer le revolver dans l’armoire où ils savaient qu’il était caché. Puis, ils ont joué à pan-pan t’es mort. Et le coup est parti. Michel s’est effondré avec une balle dans le ventre. Je me souviens ce soir-là, ou peut-être dans les jours qui ont suivi, de ces coups de téléphone et des mines consternées de mes parents. J’étais un enfant, et à cet âge-là on ne ressent rien d’autre que cette impression qu’il se passe quelque chose de très grave et d’inhabituel. On m’a dit qu’il avait sept perforations des intestins. Ce chiffre sept a longtemps résonné dans ma mémoire, et encore aujourd’hui, quarante cinq ans après, il a cette sonorité particulière. J’avais huit ans, et c’est ainsi que j’appris que les intestins sont un organe tout entortillé : une balle unique passant tout droit, peut provoquer sept perforations des intestins.
On m’a dit qu’il avait été opéré toute la nuit à l’Hopital Cuatro-Clinicas de Montevideo. Toute la nuit. Le petit garçon que j’étais était très effrayé par ces détails. Mais Michel Schwob, par miracle, a survécu. Quelques jours après l’opération, mes parents m’ont dit qu’on allait le voir à l’hôpital. Je ne sais pourquoi, mais je ne voulais pas y aller. Je crois que je ne l’aimais vraiment pas. Peut-être la visite était-elle seulement protocolaire ; les enfants sentent ces choses-là ; d’ailleurs ma mère et Suzanne Schwob ne s’entendaient pas du tout. Mes parents m’ont obligé à y aller. Pour couronner le tout, ma mère m’a obligé à rassembler mes légos et à les lui apporter à l’hôpital. J’ai fait un gros sac de mes légos, et nous sommes allés le voir à l’hôpital avec mes parents. Il était évidemment allité, sous perfusion, et vaguement en état de se réjouir de me voir et de prendre mes légos en disant merci. Je n’étais pas un enfant spécialement méchant, mais je me demande si à ce moment-là, je n’aurais pas préféré qu’il fût mort.
Cependant, dans la chambre de Michel Schwob, à l’hôpital Cuatro Clinicas, il y avait également, dans un coin, assis sur une chaise, Olivier, le frère de Michel, qui avait tiré. Et je le revois, assis sur cette chaise, prostré, écrasé sous le regard accusateur et néanmoins silencieux de tous, qui ne disaient rien, mais savaient tout.
Quelques semaines plus tard, Suzanne Schwob, la mère de Michel, est venue me rendre les légos. Je découvris avec horreur que Michel avait collé les pièces entre elles à la supercolle, pour que les montages tiennent pour de bon. Je ne réussis jamais à les décoller, et je lui en ai gardé une rancune tenace, malgré son malheur, et je me demande même si je ne lui en veux pas encore.
Quand à Olivier Schwob, j’appris bien des années plus tard, en le voyant à la télévision, qu’il était devenu un des plus grands avocats du barreau parisien. On m’a dit qu’il prenait des affaires difficiles. En le revoyant encore récemment au journal de vingt heures, je n’ai pas pu m’empêcher d’imaginer qu’à chaque fois qu’il se lève pour plaider, et se tourne vers le box des accusés pour défendre un criminel écrasé sur son banc, il se lève pour faire et refaire depuis trente ans la même plaidoirie, et prendre pour l’éternité la défense d’un petit garçon écrasé par les adultes et condamné à revivre sans fin sa condamnation. Un petit garçon dont l’identité est le secret le mieux gardé du barreau de Paris.
NB. Les noms ont été changés.