Dans un précédent billet, j’ai illustré la densité de la pâte-monde par l’histoire de la pierre de Soleil d’Olaf le Grand. Cependant, dans le tout dernier billet, j’ai évoqué l’exposition de miniatures flamandes à la Bibliothèque Nationale, site François Mitterrand, qui nous donne une nouvelle occasion de mettre la main dans le pétrin.
L’exposition « Les miniatures flamandes du XVe siècle » présente une série d’ouvrages manuscrits, copiés et enluminés à la main par des scribes dans des scriptoriums, comme celui du Mont Saint Michel. Ces livres, fort coûteux, étaient commandés par de riches bibliophiles, pour la plupart des aristocrates de haut rang, voir le Roi en personne. Ainsi, l’un des principaux commanditaires de ces merveilleux ouvrages légués à la postérité et aujourd’hui visibles à la Très Grande Bibliothèque, est Philippe le Bon.
L’emblème personnel de Philippe le Bon est un « briquet » ou « fuzil », c’est-à-dire un morceau de métal agencé pour être frotté à un silex et produire des étincelles. La miniature suivante montre Philippe le Bon, et dans la marge, son emblème, le briquet.
Il avait ensuite donné ce briquet comme emblème aux chevaliers de l’ordre de la Toison d’Or. Et effectivement, le collier lui-même est un chapellet de briquets :
En gros plan :
Le mot « fuzil » a lui-même donné plus tard le mot français fusil, désignant les armes à feux. Mais le mot fusil a pour origine « fossile », le mot fossile désignant lui-même toutes les pierres au Moyen-âge, en particulier les silex (Note : on me fait remarquer en commentaire une intéressante confusion entre fossilis et focilis : fossilis étant pierre comme issue de la terre, et focilis contraction de focilis ou focaris petra, pierre produisant le feu, ainsi le silex est à la fois focilis et fossilis, ce qui ne fait qu'accroître la densité de cette pâte-monde]. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle que le mot fossile prend le sens contemporain de « restes biologiques pétrifiés ».
Le frottement du métal contre le silex produit des étincelles « chaudes », c’est-à-dire susceptibles d’enflammer quelque chose de fin et sec. Contrairement à une idée répandue, le frottement de deux silex entre eux ne produit pas d’étincelles chaudes, mais des étincelles « froides », qui ne permettent pas d’allumer un feu. Lors du frottement du silex contre le métal, les micro-escarbilles de métal sont physiquement décrochées et s’oxydent violemment à l’air en s’envolant ce qui dégage une forte chaleur. Ces « fuzils », c’est-à-dire des briquets fonctionnant par le frottement d’une arête de métal contre une arête de silex, sont probablement à l’origine de l’idée fausse que les hommes des cavernes produisaient du feu en frottant des silex.
Dans un précédent billet, j’ai montré un système de pêcherie néolithique, encore en usage en Normandie, et j’avais annoncé un billet sur le temps des mammouths, billet interrompu dans son élan par l’exposition de la BNF. Or de même que la pêcherie de Montmartin perpétue sur site une activité néolithique, il existe en France, dans le Périgord, une grotte préhistorique qui a été occupée jusque dans les années 1970, comme habitat troglodyte. C’est la seule grotte connue en France qui a servi d’habitat en continu jusqu’à l’époque moderne. Elle est moins connue que Lascaux ou les Eyzies, bien sûr ; c’est une grotte « privée », en sorte que vous n’y retrouverez pas de salles muséographiques tendues de velours où des écrans en haute résolution vous présentent les dernières productions de la Réunion des Musées Nationaux. En revanche, c’est une grotte où, pour attirer le chaland, on propose des ateliers de fabrication d’outils paléolithiques et… d’allumage du feu.
Ce dernier atelier est remarquable d’intérêt. On propose à un volontaire de venir allumer le feu à la façon de Cro-Magnon. Il se trouve toujours un mariole, souvent chercheur au CNRS, pour se proposer, suivez mon regard. L’allumage du feu à la façon des hommes des cavernes prend environ trois minutes.
Pour produire le feu, les hommes des cavernes frottaient deux morceaux de marcassite. Ce minéral est un sulfure de fer FeS, qui est une des formes de la pyrite. La pyrite est la forme macro-cristalline (« or des fous »), dont le nom signifie d’ailleurs « pierre à feu » en grec. La marcassite est une forme polycristalline de type « sphérulitique », c’est-à-dire un nodule irradiant de paillettes de façon centrifuge, qui vont partir en minuscules échardes au moment du frottement. Au passage, la science du frottement des solides entre eux s’appelle la tribologie, d’où le titre de ce post. Chacun sait que le frottement produit des effets « spéciaux », comme par exemple, l’allumage comme des sémaphores des pull-overs-en-viscose-qui-gratte au moment où on les enlève.
Lorsque l’on frotte des marcassites entre elles, des échardes de marcassite sont éjectées qui « s’enflamment » au contact de l’air et de l’humidité ambiante, en produisant une réaction chimique très exothermique qui va oxyder le sulfure en soufre.
Plus généralement, les mines renferment des composés instables à l’air, comme les sulfures, qui vont spontanément se transformer chimiquement au contact de l’air ou de l’eau, pour former des sulfates, sels acides à l’origine par exemple du vitriol naturel, ou des lacs bleus de solution de sulfate de cuivre naturel ; ou bien en formant des sulfures, dont principalement le sulfure d’hydrogène ayant l’odeur d’œuf pourri H2S. Une autre exploitation des sulfures est la fameuse cinabre, sulfure de mercure HgS, qui était exploitée depuis l’antiquité. Dans les lapidaires Grecs, Théophraste explique comment les mineurs transformaient la cinabre en vif argent (mercure métal), en broyant la cinabre dans du vinaigre, et en l’écrasant avec un pilon en bronze. C’est la description d’une réaction d’oxydo réduction classique, elle produit du mercure métal par réduction du sel dissous, et oxydation du bronze, en solution acide (le vinaigre).
Dans le même ordre d’idées, c’est la réaction de la pyrite sur l’humidité ambiante qui est la cause pour une large part de l’odeur d’œuf pourri du métro parisien, la pyrite étant un des composés présents à l’état de traces dans les sols calcaires. Certes, l’odeur d’œuf pourri du métro parisien est pittoresque, ce qui l’est moins, c’est le syndrome chinois : des entreprises du bâtiment chinoises ont livré aux Etats-Unis 60 000 tonnes de plaques de plâtres de type « BA13 », truffées de pyrite. La conséquence est que les maisons construites avec ces plaques de plâtre ce sont mises, sous le simple effet de l’humidité ambiante, à dégazer du sulfure d’hydrogène et des sulfates, provoquant des maladies respiratoires chroniques chez les habitants, sans parler de l'odeur de pet constamment diffusée dans leur logis.
Pour revenir à notre marcassite (FeS), au moment du frottement, elle laisse échapper des escarbilles de sulfure qui s’enflamment à l’air. Il suffit alors de placer sous la marcassite, dans la direction de chute des étincelles, une sorte de papier très fin et sec, qui s’enflamme à la moindre étincelle. Un tel matériau existe à l’état naturel, c’est l’amadou, produit par l’amadouvier, un champignon du genre « langue de bœuf », dont les canaux situés sous le « chapeau », sont très fins et secs, et s’enflamment à la moindre étincelle.
Ainsi, pendant des milliers d’années, les humains ont allumé du feu en frottant des marcassites contre de l’amadou, puis en plaçant rapidement l’amadou ainsi enflammé dans une botte de paille.
Je vous garantis que ça prend 3 minutes pour allumer un feu de cette manière. Si vous ne me croyez pas allez visiter la Grotte du Roc de Cazelle (http://www.rocdecazelle.com/), et suivez bien la démo, ça vaut le coup.
« Hibernatus », le chasseur mort à la préhistoire et retrouvé congélé dans les glaces autrichiennes en 1991 portait sur lui de l’amadou et de la marcassite, preuve que le « briquet » ou « fuzil » naturel était d’un emploi très courant.
De l’âge des cavernes au métro parisien, en passant par la toison d’or, la chimie des sulfures a joué un rôle crucial pour l’humanité. Et l’on finira ce billet en rappelant que dans l’expression « miniatures flamandes », le terme miniature ne vient pas de « minus » qui voudrait dire petit, mais de minium, qui vient lui-même de mine, le minium étant un tétraoxyde de plomb Pb3O4,de couleur rouge, à l’origine du rouge carmin dans les a-plats des miniatures (ça aurait été encore plus amusant qu’il s’agisse d’un sulfure, mais bon, les boucles ne bouclent pas toujours parfaitement).
Voilà, je sais que vous avez d'autres choses à penser en ce moment, mais ça vole tellement bas que ça change un peu les idées, trois minutes d'intérêt sincère pour la chose humaine.