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Billet de blog 27 décembre 2014

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Je le revois (7)

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Un petit train tourne sans relâche dans la vitrine d’un grand magasin, sous une débauche de lampes halogènes qui écrasent la nuit tombante de cinq heures. C’est déjà Noël, les enfants s’agglutinent pour regarder les automates, admirer les décorations animées des grands magasins. Les papas rêvent pendant que les mamans surveillent, ou bien l’inverse. Je regarde les petits trains, et, comme à chaque fois que je vois un petit train électrique, je baisse les yeux et m’en vais sans me retourner.

C’était il y a longtemps, dans un pays lointain, par delà les océans, à des milliers de kilomètres, accessible seulement par dix huit heures de vol ou quinze jours de mer. Nous avions vécu huit ans dans ce pays, qui serait plus tard un des premiers à légaliser le cannabis, à marier des homosexuels, à élire pour Président un ancien prisonnier politique, qui serait même félicité par le Président des Etats-Unis d’Amérique pour son intervention en faveur de Cuba. Le monde est si beau aujourd’hui.

Mais l’époque n’était pas à l’expérimentation politique, pas même à la nouveauté, le ciel était sombre d’arrestations, de tortures, d’enlèvements. Des femmes enceintes avaient été séparées de leurs enfants à la naissance, les bébés donnés à des femmes de militaires stériles en mal d’enfant. Epaulé par la CIA, un quarteron de soldats avait fini d’écraser un mouvement révolutionnaire d’extrême gauche. Costa-Gavras tournait Etat de Siège pour témoigner.

Nous étions partis depuis deux ans, chassés par l’armée qui allait bientôt prendre le pouvoir pour quinze ans. Mais F. était resté. Et comme les autres F. était tombé. A la souffrance physique, les militaires avaient ajouté la souffrance morale, le camp de prisonniers politiques se trouvait dans le village de Liberté. La prison s’appelait el Penal de Libertad, un nom qui rend fou. C’était d’ailleurs un ancien asile pour handicapés mentaux.

Mes camarades de classe l’ignoraient, mais à cette époque-là, mes vacances consistaient souvent à aller là-bas, faire la queue au parloir, pour lui parler quelques minutes, avec un téléphone en bakélite qui marchait mal, de part et d’autre d’une épaisse vitre, et encadrés par des soldats mitraillettes à l’épaule.

Les billets d’avion étaient trop chers, on ne pouvait pas payer pour toute la famille. Alors on nous avait envoyés, ma sœur et moi, seuls. Nous habitions chez des amis ; j’avais onze ans, elle quatorze.

Les visites au parloir duraient une demi-heure pas plus, et nous n’avions droit qu’à une ou deux visites par mois. Ça faisait peu, de faire dix mille kilomètres, avec tout l’argent de la famille, pour seulement une ou deux heures au parloir, à échanger quelques mots à travers une vitre. Le consul avait dit : vous pouvez peut-être obtenir des visites supplémentaires, compte tenu de la situation. Il faudrait que vous contactiez M. X., au Ministère de l’Intérieur, c’est lui qui distribue les droits de visite. On a dit d’accord. Et le consul a appelé M. X au Ministère ; et le consul est venu nous dire que M. X était d’accord pour nous recevoir, mais chez lui, au centre ville, pas au Ministère.

Pourquoi au centre ville ? Pourquoi chez lui ? J’avais onze ans, ma sœur quatorze, qu’est-ce que nous allions faire chez lui seuls, plutôt qu’au Ministère, et sans le consul en plus, et nos parents si loin?

Il nous attendait à midi. C’était pour déjeuner alors ? Que pouvions-nous faire d’autre que d’y aller, en se préparant au pire ? Et le pire, c’était ma grande sœur qui s’habillait avec le nœud au ventre, en pensant qu’elle allait être violée, pour obtenir peut-être une heure de visite en plus au Penal de Libertad.

Je ne sais plus qui nous a laissés devant l’entrée, près de la Plaza Independencia. Autour de la place, des immeubles typiques de l’architecture coloniale s’éloignaient en pâtés bien carrés, alignés sur des plans à l’américaine ; des taxis jaunes et noirs passaient en produisant une suie épaisse. Les portes d’entrée des immeubles ouvraient sur un couloir et un escalier qui séparaient les appartements du rez de chaussée et ceux de l’étage. J’ai revu plus tard ce genre d’immeubles, lors de mes pérégrinations dans les quartiers populaires de Bruxelles, comme rue du Viaduc, à Ixelles.

Nous avons sonné à la porte, nous tenant par la main, comme deux enfants envoyés pour une mission trop lourde pour chacun d’eux, mais sans doute possible ensemble, et seulement ensemble, avec une responsabilité plus grande pour ma grande sœur, celle de me protéger si ça tournait mal.

Le chargé d’affaires du Ministère de l’Intérieur, M. X est venu ouvrir la porte, il nous a dit bonjour. Il souriait, et nous sourions aussi, à travers la peur mêlée de haine et de rage, à un salopard au service de la dictature. Et nous sommes entrés.

Je ne peux plus effacer ce couloir de ma mémoire. Il était jaune. A deux ou trois mètres de l’entrée, il y avait une sorte de fauteuil, et sur le fauteuil, une vieille dame en robe de chambre, la tête appuyée sur sa poitrine, bavait. M. X a écarté le fauteuil, fait taire la vieille dame qui râlait en bavant, et nous a dit de le suivre. On s’est regardés, ma sœur et moi, avec des yeux pleins de sous-entendus, comme nous savions faire depuis que nous devions cacher nos pensées, au parloir, dans les queues devant les magasins, dans les courriers caviardés et maintenant avec le représentant du Ministère de l’Intérieur. Nous avons abandonné la vieille folle sur son fauteuil et nous avons suivi M. X, plus dans le fond de son habitation. Jusqu’où allait-il nous emmener ? Nous ne le savions pas. A quel moment allait-on parler des visites au Penal de Libertad, aux heures en plus que nous espérions avoir, qui justifieraient d’avoir payé ces billets d’avion hors de prix ? Des  visites qui, peut-être, permettraient à F. de tenir, même si, nous l’avons su plus tard, les militaires l’emmenaient à la baignoire après, pour lui faire payer les visites de sa famille.

M. X s’est retourné pour nous dire encore de le suivre, et nous l’avons encore suivi, avec un peu plus de peur au ventre. Il est entré dans une autre pièce plus au fond encore. Et là nous avons vu. Il y avait un train électrique. Un train électrique qui occupait toute une pièce, une grande pièce que j’évalue rétrospectivement à dix ou quinze mères carrés, même si, comme on le sait bien, les souvenirs d’enfance agrandissent les espaces.

Le train électrique montait, descendait, tournait dans la pièce, en s’arrêtant à de fausses gares, en passant sous des tunnels factices, franchissant des maquettes de ponts. Dans les coins de la pièce, du matériel traînait en désordre: des générateurs, des transfos, des boîtes vides, des arbres en mousse. Et le M. X du Ministère de l’Intérieur, que nous étions venu voir pour obtenir une visite ou deux en plus au parloir s’est mis à quatre pattes pour nous montrer son train. Pendant un temps qui m’a semblé infini, il nous a montré le train, poussant les wagons, associant ou désassociant des locomotives qui marchaient ou ne marchaient pas, je ne sais plus. Ma sœur et moi, nous tenant par la main, nous avons regardé ce malade jouer avec son train, et essayer de nous y intéresser, dans le temps de midi, où nous avions pensé soit que nous allions déjeuner, soit qu’il allait nous violer.

Et puis il  commencé à se faire tard, le Monsieur du Ministère de l’Intérieur a fini par reposer ses jouets, il nous a ramenés dans le couloir, près de la dame qui bavait toujours sur sa robe de chambre. Il nous a tendu nos vestes, car c’est l’hiver austral au mois d’août à Montevideo, et nous a poussés dehors, en nous disant qu’il allait nous obtenir une autre visite, pour voir F., et en nous quittant il m’a demandé si je pouvais lui faire envoyer des wagons depuis Paris, parce qu’il avait du mal à en trouver, et j’ai dit oui. Et nous sommes partis comme des robots, nous tenant par la main, sans avoir ni mangé ni bu pendant tout ce temps.

Nous avons marché un peu dans la rue, puis pris un taxi jaune et noir, et puis nous sommes rentrés.

Et depuis quarante ans, à chaque fois que je vois un train électrique, dans les décorations de Noël au rayon « jouets » des grands magasins, je repense aux complices de la dictature, qui réduisaient en bouillie les souvenirs des enfants, et je le revois, jouant au train électrique devant le petit frère et la petite sœur venus seulement pour obtenir une heure de visite de leur grand frère Tupamaro au parloir du Penal de Libertad.

Post Scriptum : Ce 23 décembre 2014, la justice argentine a condamné le médecin Norberto Atilio Bianco à 13 ans de prison,  et la sage-femme Yolanda Arroche à 7 ans de prison, pour avoir soustrait des enfants à la naissance, à des femmes emprisonnées qui accouchaient attachées et les yeux bandés, et pour avoir remis ces enfants volés à des militaires. Le général Santiago Omar Riveros et le général Reynaldo Bigone, déjà condamnés à perpétuité pour crimes contre l’humanité, ont été condamnés respectivement à 30 ans et 16 ans de prison pour leur responsabilité dans ces crimes.

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