Vincent Koebel
Lecteur-correcteur
Abonné·e de Mediapart

4 Billets

0 Édition

Billet de blog 21 févr. 2019

Vincent Koebel
Lecteur-correcteur
Abonné·e de Mediapart

Quand la redondance invite au doute

Au lendemain de l’acte XIII des Gilets jaunes, au cours duquel une voiture du plan Vigipirate avait été brûlée à Paris, M. Castaner, invité sur BFM TV, a transmis des renseignements concernant la personne interpellée. Celle-ci appartiendrait (le conditionnel a été ajouté) à une « mouvance anarcho-libertaire ». La redondance invite au doute.

Vincent Koebel
Lecteur-correcteur
Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On ne se demandera pas ici pour quelle raison un ministre s’autorise à faire d’un suspect un coupable. Nous nous arrêterons sur la déclaration suivante : la personne en question appartiendrait à une « mouvance anarcho-libertaire ». Alors… non.

Pierre-Joseph Proudhon est l’inventeur du mot anarchisme (dérivé du grec ancien « ἀναρχία », « anarkhia ») avant que ce mouvement politique ne soit bien défini. Joseph Déjacque est le créateur du néologisme « libertaire ».

Entre Pierre-Joseph et Joseph tout était fait pour « matcher ». Pourtant, la rédaction par le premier du livre mysogine De l'Être-Humain mâle et femelle va mettre le feu aux poudres et nourrir les dictionnaires d’un mot nouveau.
Nouvelle-Orléans, 1857, Joseph Déjacque lui répond par une lettre pamphlet de onze pages intitulé De l'Être-Humain mâle et femelle - Lettre à P. J. Proudhon, dans laquelle il qualifie ce dernier d’ « anarchiste juste-milieu, libéral et non libertaire ».
Dans les milieux socialistes de l’époque la formation adjectivale en (t)aire est courante : égalitaire, communautaire, fraternaire, etc. Déjacque revendique dans ce pamphlet la libération des femmes et la liberté du désir. Pour appuyer sa défense des libertés individuelles et collectives il fabrique ce néologisme et en fait, dans cette lettre, un adjectif d’anarchiste. En 1858 il imprime à New-York le premier numéro du journal Le Libertaire. Cette publication disparaît en 1861, et le mot, bouteille à la mer, gagne l’Italie.

En 1876 la combinaison des mots « communisme » et « libertaire » est revendiqué par la Fédération italienne de l’Association internationale des travailleurs (dominée par les anarchistes). Mais, parce qu’il considère le mot « liberté », et donc « libertaire », trop souvent dévoyé, l’Italien Carlo Cafiero, militant de cette fédération, écrit en 1880 dans Anarchie et communisme : « Nous plaçons donc, à côté de ces deux termes : liberté et égalité, deux équivalents dont la signification nette ne peut pas prêter à l’équivoque, et nous disons : nous voulons la liberté, c’est-à-dire l’anarchie, et l’égalité, c’est-à-dire le communisme. »

En France cette fois-ci, les 11 et 15 décembre 1893 et le 28 juillet 1894 sont votées des lois (dites scélérates) ayant pour objet « de réprimer les menées anarchistes » (le mouvement anarchiste subissait déjà les lois contre les « attentats aux bonnes mœurs », qui permettaient, notamment, d’envoyer des personnes en prison parce qu’elles vivaient en couple hors mariage). Les militantes et militants de ce mouvement retrouvent alors trace du mot « libertaire », et l’emploient pour continuer à faire vivre leurs idées, publications et organisations.

Ces lois anti-anar ne seront abrogées qu’avec l’adoption du nouveau code pénal du 16 décembre 1992 ! Ce qui n’empêche pas certains, aujourd’hui encore, d’utiliser la vieille rengaine du complot libertaire ou celle du loup solitaire anarchiste.
En tous cas, en français correct, et au moins depuis 1893, il n’y a pas plus de « mouvance anarcho-libertaire » que de ministre issu de la mouvance « financière-capitaliste ». C’est une redondance.

Pour aller plus loin :

En France, aujourd’hui, la Coordination des groupes anarchistes se revendique du communisme libertaire autant que de l’anarchisme social et révolutionnaire. Quant à la Fédération anarchiste, vous trouverez sur son site internet des références à « la révolution sociale et libertaire », à « l’éducation libertaire », à « l’organisation fédérale anarchiste » sur fond de A cerclé.

Définition :

Alternative libertaire, organisation politique et journal mensuel définit le mot « libertaire » ainsi : « une société qui a pour objectif et pour condition l’émancipation de la société, des travailleurs et des individus, qui passe par l’égalité économique et la démocratie de bas en haut de la production et de toute la société. »

Dans Le Robert :
Libertaire, 1858 : Qui n’admet, ne reconnaît aucune limitation de la liberté individuelle en matière sociale, politique.
Anarchisme, 1834 : Conception politique qui tend à supprimer l’Etat, à éliminer de la société tout pouvoir disposant d’un droit de contrainte sur l’individu.

Dans la neuvième édition du dictionnaire de l’Académie française :
Libertaire : Qui tient pour idéale une société où n’existeraient aucune loi ni aucun pouvoir constitué, ou aucun frein ne serait mis à la liberté individuelle. Les anarchistes se réclament d’une doctrine libertaire.
Anarchisme :
Doctrine politique qui rejette toute autorité au nom du droit de l’individu à une entière autonomie, et prône l’abolition de l’État ; mouvement qui professe cette doctrine.

Il y a donc bien redondance dans la formule du ministre de l’Intérieur.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Bienvenue dans Le Club de Mediapart

Tout·e abonné·e à Mediapart dispose d’un blog et peut exercer sa liberté d’expression dans le respect de notre charte de participation.

Les textes ne sont ni validés, ni modérés en amont de leur publication.

Voir notre charte