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Billet de blog 21 octobre 2022

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Carnet de culture - Estelle Coppolani, poétesse réunionnaise

La littérature, lieu où se matérialise la transculturalité, est aujourd’hui le lieu d’expression de nombreux auteur.e.s partageant les valeurs du Tout-Monde. C’est à la poétesse réunionnaise Estelle Coppolani que la parole est donnée aujourd’hui. Estelle Coppolani nous dévoile dans cette interview son rapport à l’écriture, la culture et ses sources d’imaginaire.

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Le Tout-Monde, notion philosophique définie par Édouard Glissant, est ce point où convergent et s’enrichissent mutuellement toutes les cultures du monde. Sans effacement, chaque culture, chaque regard sur l’autre devient un moyen d’accomplissement. Une nouvelle forme de lucidité naît lorsque l’on conçoit son rapport à autrui par le partage et non la comparaison hiérarchique. L’identité propre à chacun se traduit en rhizomes culturels où chaque pensée, chaque acte, chaque perception devient une partition de notre individualité. Nous nous définissons par nos rapports au monde, au tout que forme le monde, et non comme le revendiquent certains en fonction de prétendues racines - qui elles-mêmes puisent dans la diversité.

Vincent Mathiot : Avant de découvrir plus en détail vos œuvres, pouvez-vous nous décrire dans quel contexte écrivez-vous ? Qu’est-ce qui vous pousse à prendre la plume ?

Estelle Coppolani : Je crois que l’écriture a du sens parce qu’elle côtoie d’autres gestes. Je ne me pose pas la question d’une raison isolée, dans le sens où j’aime inscrire la poésie au nombre des éléments de ma vie. Au cours de mes études, j’ai étudié la littérature à travers une histoire de l’art qui en observait et en déclinait les origines selon les époques ou les écrivain·e·s. Plus tard, en écrivant de façon plus régulière ou intense, je me suis aperçue qu’il me restait de mes années passées à l’université le souvenir d’une histoire des formes, non d’une histoire philosophique de l’écriture. C’est peut-être la raison pour laquelle lire des carnets ou des correspondances d’auteur·e·s me donne souvent plus d’indices sur ce qui nous pousse à écrire, à l’échelle de l’existence humaine, que lire des études. Ce qui est certain pour moi, c’est que l’écriture suppose une adresse, quel que soit le mystère de son éclosion. On fait offrande au ciel, à ce qui nous entoure ou aux mort·e·s, par exemple. On pose quelques mots comme on casserait une noix de coco sur une palme, à côté d’un collier de fleurs. Je vois dans l’écriture un geste de partage. C’est cette vocation qui rend nos textes situés enclins à excéder leur point de départ et à circuler dans des espaces inattendus, d’après moi.

Illustration 1
Estelle Coppolani © Marine Ferrari

V.M. : Certains de vos poèmes prennent forme autour de territoires insulaires. Avez-vous des lieux, des sensations, des imaginaires qui stimulent votre écriture poétique ?


E.C. : J’écris souvent à partir de mon île natale, la Réunion. Cette géographie est à la fois relative à mes souvenirs et totalement fictive. On pourrait commencer par dire que je n’ai pas grandi à la Réunion mais que j’allais y voir ma famille à peu près une fois par an, pendant l’enfance. Ma relation à l’île procède donc d’une imagination diasporique, travaillée par la distance, le manque et le fantasme. À cette disposition initiale s’ajoute mon goût immodéré des littératures caribéennes, avec lesquelles j’ai noué de puissants rapports affectifs. De temps en temps, ma Réunion est Martinique, Haïti ou Guadeloupe. Ces voyages imaginaires d’un océan à l’autre me nourrissent beaucoup et il me semble que ma parole est devenue réunionnaise grâce à ces compagnonnages. En France hexagonale, ma voix poétique s’est incarnée de plus en plus naturellement dans le voisinage d’autres voix diasporiques, issues des Antilles ou de l’Amérique du sud. Je crois que cet aspect choral me donne l’impression de pouvoir placer une voix juste, à côté de tant d’autres qui m’ont hantée et que j’admire, qu’elles soient allemandes ou russes, par exemple.

"ainsi le soir à lʼheure de sʼévanouir 


depuis la maison haut perchée


ma tante mʼappelle écoute


on entend le chant du gouffre


le tourment de la mer qui monte 


sa voix accède à la montagne 


écoute bien


le mouvement de la mémoire


a cette courbure ascendante"

E. Coppolani, Adossées à lʼocéan, Revue Pourtant, n°3, 2021

Illustration 2
Village de Cilaos © Estelle Coppolani

V.M. : Quelles sont vos influences littéraires et artistiques ? 


E.C. : Difficile de répondre… Mes influences sont nombreuses et éparpillées. Je fonctionne par cycle, avec des obsessions qui durent souvent plusieurs années. Avec le temps, je lis de moins en moins et avec de plus en plus d’attention. J’aime laisser un texte résonner longtemps en moi et accueillir le silence qui peut être propre à son mouvement final. Je crois que j’ai aussi perdu quelques qualités d’absorption et de remémoration qui m’ont longtemps autorisée à lire beaucoup et vite. Mon appétit littéraire s’est considérablement amoindri, en même temps que j’ai commencé à me sentir de plus en plus inspirée par des œuvres musicales ou plastiques. J’écris parfois en écoutant des râga indiens ou de la vieille musique iranienne. Je considère aussi mes visites au musée comme des préliminaires à l’écriture. Les rêveries que m’inspirent ces balades m’accompagnent lentement dans la création. Je me sens de moins en moins capable de prêter attention à l’actualité littéraire. L’abondance me réjouit et m’effraie dans le même temps. Depuis un ou deux ans, j’ai fait un pas de côté – ce qui me permet de faire exister certaines voix ou certains personnages rencontrés dans l’écriture et qu’un grand appétit de lecture absorbe et fait disparaître, dans mon cas. Il faut aussi avouer que je relis plus que je ne découvre puisque j’oublie fréquemment. J’ai beaucoup relu Édouard Glissant depuis le début de l’année, par exemple. Il y a aussi des rencontres humaines qui agissent comme des déflagrations artistiques. Les œuvres plastiques de Julien Creuzet ou le design décolonial d’Ambre Maillot font également partie de mes belles stimulations récentes. 


V.M. : Défendez-vous des engagements lorsque vous écrivez ?


E.C. : J’aurais tendance à penser qu’il faut plutôt se demander s’il est possible de se désengager dans l’écriture. À partir du moment où une parole est située, le travail le plus assidu de mise à distance ou de neutralisation ne permet jamais tout à fait l’extraction d’un corps social. Bien entendu, certaines formes embrassent des engagements avec plus de vigueur ou d’évidence que d’autres. À cet égard, l’expression de « responsabilité de la forme » de Roland Barthes me parle beaucoup. J’ai tendance à penser que cette conscience diffère du militantisme programmatique auquel une lecture hâtive l’assignerait – sans quoi nous ne serions peut-être plus dans le domaine de la littérature tel que j’ai pris l’habitude de l’entendre. Je prête toutefois une attention passionnée aux actualisations linguistiques et littéraires très concrètes de ce que la conscience de l’engagement peut signifier aujourd’hui. Je suis notamment certaines plumes ou certaines maisons d’édition féministes, qui activent à la fois de nouvelles syntaxes, orthographes et histoires. Je pratique aussi l’écriture inclusive selon mes textes. Il me semble qu’en prenant le relais de la tradition poétique réunionnaise, on ne pourrait de toute manière se soustraire à une histoire de la violence coloniale. Le premier chant était de plantation. Les chants de plaine ou les chants de ville gardent l’époque de la canne à sucre en mémoire. Il revient à chacun de situer sa voix dans ce réseau de bruit et de silence, où la violence a été déterminante.

« Dans la ronde des époques, la fertilité des sols volcaniques n’aura eu d’égale que leur fragilité, chaque instant menacée par l’éboulement ou l’éruption. »

E.Coppolani, La genèse ou le soufre, Revue Mozaïk, 2021

V.M. : Vous définissez-vous comme une poétesse de la créolité et du Tout-Monde ?

E.C. : C’est une expression que j’accepte volontiers si elle m’est accordée à bon escient. Les écritures et les figures se métamorphosent sans cesse et c’est ce qui me semble important à retenir. Je ne souhaite pas qu’une telle présentation soit associée à quelque réduction, ni de mon travail ni de celui qui est porté par les littératures de la créolité ou du Tout-Monde en question. Une partie de la France hexagonale persiste à mépriser les paroles issues des Outre-mer et les traditions artistiques qui sont propres à ces territoires. Se présenter en poète ou poétesse de la créolité consisterait à la fois à prendre la mesure d’un certain rapport littéraire et politique à l’ancien empire et à penser le lien entre lieu unique et mondialité. D’une certaine façon, certaines écritures font ce travail sans pour autant être liées à l’émergence des peuples créoles. J’imagine alors que cette dénomination a plus de valeur quand elle est pensée en termes de continuité ou de rupture avec les générations précédentes, qui ont elles-mêmes popularisé le vocable de créolité. J’ai beaucoup d’admiration pour Patrick Chamoiseau, surtout pour le romancier, mais je commence à me sentir plus appelée par la discrétion théorique de Maryse Condé, par exemple (dont les essais n’ont tout simplement pas été réédités en français). J’aime penser que les rêves collectifs nous lient, quels que soient les mondes dans lesquels on circule. C’est dans cette économie que le mot de créolité peut prendre un sens que je trouve ouvert, non définitif – qui diffère sûrement de celui qu’il avait à la parution de L’éloge de la créolité dans les années 1980. À la Réunion, c’est un terme qui est parfois devenu un piège, notamment quand il a été réduit à son association aux politiques publiques. Il y a une histoire passionnante des liens établis entre littérature et politique à propos de la créolité mais il me semble qu’on se méprend tout à fait quand on pense que les œuvres consolident les identités. Je crois au contraire que les œuvres désagrègent ce qui en nous relève d’une aspiration à l’immobilité. Les œuvres altèrent, remuent et bien souvent, elles ruinent. Elles n’établissent guère de fondations qui ne soient fragiles. C’est d’ailleurs là toute leur splendeur. 
Une deuxième partie de ma réponse doit être consacrée à la déclinaison féminine du terme de poète. En usant d’une sorte d’euphémisme, je peux dire que j’ai autant de défiance envers l’idée d’une identité créole qu’envers celle d’une identité féminine. En ce qui me concerne, j’affectionne les tournures masculines neutralisantes, sans toutefois rechigner à être appelée « autrice » ou « poétesse ». J’aurais envie d’inventer un espace d’écriture semblable à celui que Claude Cahun a inventé dans le champ photographique. Il faut toutefois avouer que je tire un plaisir certain à me présenter comme poétesse dans des espaces traditionnellement masculins. À la Réunion comme en beaucoup d’endroits, les autrices ont particulièrement été bridées et elles ont été associées à des cercles moins prestigieux que leurs confrères. Il faut souvent établir un vrai travail de fouille pour avoir accès à des textes d’autrices. C’est une des histoires que contient l’usage du mot de poétesse aujourd’hui et, à mon sens, ce qui en fait l’éclat. Je l’endosse avec autant d’ambiguïté que possible, dans le souvenir de Monique Wittig.

« Mais la créolité est bien plus intéressée par l’idée de régénération que par celle de conservation. Le régime temporel créole agirait avec la logique de la plante menacée d’extinction et que l’urgence oblige à déployer des stratégies de survie, tandis que le régime temporel colonial suivrait la logique de l’herbier assuré de sa longévité et obsédé par la conservation. »

E.Coppolani, La genèse ou le soufre, Revue Mozaïk, 2021

« La créolité ne peut au mieux désigner qu'un agrégat d'individus ensemble mixtes et lacunaires. La carence définitoire d'un tel groupe ne saurait se résoudre par un bilan historique (non entamé à ce jour) ou par une indemnité territoriale. La plupart des physionomies créoles font penser à des sortes de plantes vénéneuses surgies de fissures que la Terre aurait insinuées dans son bouillon de lave originel. Beaucoup s'épanouissent après la faille où leur croissance prend pied, et leur visage est beau d'être raviné sans considération d'âge. J'ai croisé plus d'une fois ces bêtes solides pareilles à des bidons de pluie de la taille d'un homme où l'eau peine à monter, goutte par goutte, pour finir par s'effondrer généreusement à l'occasion d'une bourrasque. À la fin, c'est là l'écho le plus juste d'un tel tintouin : l'impossible coïncidence d'une foule de corps avec ces quelques pièces de miroir fendues par le milieu. » 

Coppolani, Ilots, Revue Indigo, n°3, 2018.

V.M. : Selon vous, la littérature réunionnaise et du Tout-Monde mérite-t-elle plus de lumière ? Par la lumière nous ne parlons pas seulement de la lumière médiatique, nous pensons également à la lumière scolaire et universitaire. 


E.C. : Il y a de toute évidence une carence à l’endroit de ces littératures dans le système éducatif français. On pourrait arguer que d’autres silences sont inadmissibles, à commencer par celui des langues étrangères. Ce à quoi j’aurais envie de répondre : pourquoi ne pas enseigner a minima lesdites littératures dans les départements et territoires concernés ? Je ne m’explique pas que ce ne soit toujours pas le cas. En grandissant à la Réunion, il faut aller jusqu’à l’université pour avoir l’occasion d’étudier la littérature réunionnaise (tant que le poste en question est pourvu). Quel dommage ! Heureusement que la poésie, le fonnkèr sont présents sous des formes orales très populaires. La musique ne connaît pas d’égale à la Réunion. Mes poètes préférés sont d’ailleurs des chanteurs ou des chanteuses, comme Zanmari Baré, Frédéric Joron ou Maya Kamaty. La poésie des mots existe en dehors des livres d’une façon que je ne retrouve pas en France. Cette considération m’est d’une grande consolation – car il est vrai que les librairies sont fréquentées par quelques personnes que l’on finit par rencontrer souvent, d’un endroit à l’autre de l’île, de telle sorte qu’on se demande forcément si l’on ne finit pas par avoir une sorte de lectorat immuable. Néanmoins, dès lors qu’on prête un peu attention à la façon dont le fonnkèr circule, on saisit combien la poésie est pratiquée et répandue dans l’île, souvent en dehors des livres, dans les jardins, les maisons, les temples, les forêts ou les ravines. Mon attachement au format du livre est donc un défi particulier, que je mets de plus en plus en relation avec des pratiques poétiques non textuelles propres à la Réunion ou à des territoires que j’imagine arpentés par mes ancêtres. J’espère nouer des liens de plus en plus forts entre lettre et image mais aussi entre papier et silence – car je crois que c’est une des qualités du livre que de proposer cette forme de retrait ou de méditation, à laquelle je suis profondément liée.

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