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Billet de blog 5 avril 2023

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  • Mais enfin, Monsieur, pourquoi mentirait-elle ?

Hervé se demanda à combien de reprises encore on lui poserait cette question. Depuis qu’il avait été arrêté, il l’avait entendue des dizaines, sinon des centaines de fois. Elle était installée au-dessus de son existence comme une nuée d’orage sur l’océan, tellement présente qu’il devenait difficile d’imaginer que quelque chose d’autre puisse exister, que derrière la barre noire qui lui bouchait l’horizon, il y avait encore un ciel, du soleil, du vent, de l’air pur que l’on pouvait respirer, autre chose que cette sempiternelle question qui n’appelait, au fond, aucune réponse.

Cette fois-là, elle était empreinte d’une commisération feinte, d’un étonnement surjoué, faux, mesquin et hypocrite, qui disait autant sur le talent d’acteur de celui qui la posait que sur ses qualités humaines. Mais l’intonation avec laquelle elle était prononcée avait varié au cours des jours passés, des différents interrogatoires et des nombreux interlocuteurs qu’il avait eus en face de lui. Il l’avait entendue menaçante, inquiète, narquoise, faussement innocente, furieuse, lasse, incrédule ou comminatoire, mais chaque fois, il avait su que la réponse n’importait à personne, parce que ce n’était pas une question, c’était un argument, une massue avec laquelle on lui tapait sur le crâne, en espérant sans doute que par l’une des brèches que l’on y ferait, la vérité en sortirait. C’était surtout une forme de légitimation réitérée de ce qu’on lui faisait. Ils avaient raison parce que, pourquoi mentirait-elle ?

  • Je ne sais pas, articula-t-il d’une pauvre voix. Je ne peux pas savoir. C’est à elle qu’il faut poser la question.
  • Oh, mais ce sera fait, Monsieur, répondit le juge. Ce sera fait. N’ayez aucune inquiétude. Mais en attendant, moi, ajouta-t-il en posant une nouvelle fois son sophisme nimbé de fausse évidence sur le tapis, je ne vois aucune raison qui la pousserait à mentir.

Hervé hocha la tête, les yeux dans le vide. Son avocat, assis à côté de lui, soupira fortement, s’attirant un regard peu amène du juge.

Depuis maintenant deux mois qu’il était en prison, c’était la première fois qu’il le voyait. 63 jours exactement. 63 interminables jours et nuits, dans le trou métallique où on l’avait enterré. Il avait trouvé ça très long, mais son avocat, avec un air résigné et un haussement d’épaules fataliste lui avait dit que ce n’était pas tant que ça. Le temps judiciaire, avait-il dit, n’est pas le temps commun. Chez nous, rien ne va vite. Il ne savait pas pourquoi ça n’allait pas vite. Il supposait que l’explication était à chercher dans la faiblesse des moyens mais il se disait aussi que, sans doute, c’était parce qu’il n’était pas important. Il avait toujours noté que l’on ne s’empressait guère de se soucier du négligeable.

La communication du dossier, non plus, n’allait guère rapidement. Il avait fallu plus d’un mois avant que son conseil n’en dispose et qu’il puisse en discuter avec lui. Il n’avait pas eu lui-même le droit d’en avoir une copie. Le juge s’y était opposé. Un appel était en cours, mais, pour l’instant, il devait se contenter d’une information indirecte, au gré des parloirs et des courriers de son avocat. Hervé se demandait si c’était fait exprès, si l’on attendait un certain bénéfice de cette incertitude dans laquelle on l’avait placé, si c’était une technique courante que de faire avouer les mis en examen en les laissant dans l’ignorance de ce qui leur était précisément reproché.

Bien sûr, il n’était pas complètement dans le flou. Il savait que Marion le désignait comme son violeur. Il savait quand. Il savait où. Mais il éprouvait devant ses accusations la même envie que n’importe qui devant un menu, au restaurant. On pouvait bien lui annoncer le nom des plats proposés, tant qu’il n’avait pas lu par lui-même, il n’était pas certain qu’ils existent réellement.  Il avait l’impression que, s’il pouvait avoir accès à ce qu’on lui reprochait, s’il pouvait lire ce que Marion disait de lui, il serait en mesure de convaincre n’importe qui de son innocence, d’expliquer qu’en réalité, tout cela n’était qu’un énorme et tragique malentendu.

Il ne croyait pas vraiment son avocat, lorsque celui-ci lui disait que les accusations de la partie civile étaient sérieuses, qu’elles étaient à interpréter, bien sûr, mais que c’était courant dans ce type d’affaires, que Marion pouvait mentir, bien sûr, mais que l’on ne pouvait considérer que ses accusations n’existaient pas. Il était persuadé que l’extérieur ne pouvait pas comprendre ce qui lui arrivait, que sa vie était importante et complexe et que la justice n’en saisissait pas les ressorts, que c’était à lui de les révéler et que, une fois cela fait, tout s’arrangerait.

  • Il y a une autre question à laquelle il est difficile de répondre, Monsieur, reprit le juge, constatant qu’il n’allait rien ajouter de plus. Je me la pose depuis que j’ai pris connaissance de ce dossier. Alors, bien sûr, Maître, vous allez me dire que c’est peut-être une posture morale, et je veux bien l’entendre. Mais tout de même, expliquez-moi, Monsieur, puisque vous nous dites que la relation que vous avez eue avec cette jeune fille était consentie, ce qu’elle vous a trouvé ?

Il garda le silence en braquant sur lui un regard interrogateur, puis voyant que sa question le laissait pantois, il se mit en devoir de la préciser.

  • Monsieur, vous avez plus de quarante ans. Vous n’êtes pas un Apollon, permettez-moi de vous le dire, ajouta-t-il en stoppant d’un mouvement furieux de la main les protestations que son avocat s’apprêtait à élever. Qu’est-ce qui fait que cette jeune fille est tombée sous votre charme ? Dites-le-moi. Je suis curieux de le savoir, parce que, très honnêtement, je me demande ce qui a pu pousser une jeune fille de 17 ans dans votre lit. Bien plus, d’ailleurs, parce que, si l’on vous écoute, c’est elle qui a fait le premier pas. Dites-nous, Monsieur, le secret de votre charme.

Hervé ne répondit rien. Il n’y avait rien à répondre, comme d’ailleurs à la plupart des questions qu’il posait, qui n’avaient pas pour ambition de faire progresser le débat, mais exclusivement de souligner l’absurdité de sa défense en pointant ce qui apparaissait, pour le juge mais aussi certainement pour tout regard extérieur se posant sur la situation, comme une évidence. Une jeune fille comme Marion, belle, riche, intelligente, ne couchait pas volontairement avec quelqu’un comme lui.

Ce fut son avocat qui répondit, passant outre la main une nouvelle fois levée du juge, tentant de lui intimer le silence.

  • Monsieur le Président, on ne peut dire ce genre de choses, on ne peut tout simplement pas. C’est insupportable.
  • Maître, je dirige l’interrogatoire, répondit le juge, dressé sur les ergots de sa susceptibilité, trouvant scandaleux qu’on puisse le couper lorsqu’il faisait observer que si, lui, magistrat, avec une situation enviable, ne pouvait rêver de coucher un jour sans la forcer avec une femme plus jeune et plus belle que lui, il n’y avait aucune chance que cela puisse arriver à un type comme le mis en examen. Vous n’avez pas à m’interrompre. Vous ferez des observations à la fin, si vous le souhaitez.
  • Jusqu’à présent, je me suis tu, poursuivit la robe noire, s’échauffant au son de ses propos, mais je ne peux pas entendre cela. Ce n’est pas le travail d’un juge d’instruction que de poser des jugements de valeur sur le charme ou les attraits de l’un ou de l’autre. Votre travail, notre travail, c’est d’examiner un dossier et pour vous, de l’instruire, et pas seulement à charge et surtout pas en prenant comme point de départ qu’il est impossible que des relations consenties aient lieu entre des personnes d’âge, de physique ou d’extraction différents.
  • Je vous ai entendu, Maître. Vous avez votre avis. J’ai le mien. Chacun d’entre nous a le droit de l’exprimer. Mais, ajouta-t-il précipitamment en voyant qu’il s’apprêtait à reprendre la parole, puisque vous voulez que l’on s’intéresse aux faits, allons-y. Monsieur, vous avez déclaré que les relations que vous avez eues avec la plaignante étaient consenties. Dans ce cas, comment expliquez-vous la présence d’hématomes sur ses avant-bras, sur son cou, ainsi que la déchirure vaginale constatée par les urgences médico-légales ?
  • Je ne comprends pas, bafouilla Hervé. Je n’ai jamais été violent. Ce n’est pas moi. Jamais je…
  • Pas si vite, Monsieur, l’interrompit le juge avec un claquement de langue agacé, irrité de constater que, comme tous les autres, il ne prenait pas en considération les contraintes de son cabinet et voyant dans cette logorrhée qui ne suivait pas le rythme de sa greffière une nouvelle preuve du manque d’éducation du mis en examen et, partant, de sa probable culpabilité. Il faut que ma greffière puisse tout noter.

Coupé dans son élan, Hervé resta suspendu, comme un sauteur dont on aurait brisé la perche, incertain de trouver l’énergie de mener une nouvelle tentative jusqu’à son terme. Lorsque le juge lui redonna la parole, il demeura silencieux, conscient soudain de la vanité de ce qu’il pourrait répondre.

  • Oui, Monsieur ? Vous disiez.
  • Rien, murmura Hervé, d’une voix éteinte. Je ne lui ai rien fait.
  • Vous avez couché avec une mineure, tout de même. Ce n’est pas rien, ça, Monsieur.
  • Si elle était consentante, ce n’est pas pénal, intervint l’avocat. Je ne vous apprends pas que l’âge de la majorité sexuelle, c’est quinze ans.
  • Je vous remercie, Maître, de votre cours de droit pénal. Mais je note que vous semblez trouver normal qu’un homme de quarante-deux ans couche avec une fille de dix-sept. Je ne suis pas sûr que ce soit la meilleure défense à bâtir, mais enfin, évidemment, ce n’est que mon avis.

Sans laisser à l’avocat fulminant — qui semblait considérer qu’il était personnellement attaqué par cette impossibilité affirmée qu’un homme mûr puisse mettre dans son lit des femmes plus jeunes que lui — le temps de répondre, il enchaîna immédiatement sur une nouvelle question à l’attention d’Hervé.

  • Et vous, sa jeunesse, ça ne vous a pas gêné, Monsieur ? Coucher avec quelqu’un qui avait l’âge d’être votre fille, ça ne vous a pas gêné ?
  • Je me suis posé souvent la question, répondit Hervé, trébuchant sur les mots. Je me suis demandé comment je verrais la situation si ce n’était pas moi, et je me disais que ce n’était pas quelque chose à faire. Mais elle était belle et elle était toujours tout près de moi. Je ne pensais qu’à elle.
  • C’est de sa faute, en quelque sorte ? C’est bien ça que vous voulez dire, Monsieur ?
  • Ce n’est pas du tout ce qu’il a dit, bondit l’avocat.
  • Ça suffit ! glapit soudain le juge. Je mène cette audition comme je l’entends et si vous persistez à la perturber par votre comportement, je vais devoir l’interrompre !
  • Je ne perturbe rien. Je ne veux tout simplement pas que vous lui mettiez dans la bouche des propos qu’il n’a pas tenus.
  • Bien, puisque c’est comme ça, dit-il en refermant violemment la chemise cartonnée dans laquelle les côtes du dossier s’entassaient en un mille-feuilles judiciaire, je suspends l’audition. Gendarme, ajouta-t-il en faisant un signe à l’escorte qui se tenait dans un coin du cabinet, veuillez-vous retirer avec Monsieur et son conseil, le temps que j’imprime le procès-verbal.

L’avocat ouvrit la bouche pour protester mais, soit qu’il se fut rendu compte que cela ne servirait à rien, soit qu’il eut estimé qu’il ne méritait que son mépris, ou soit encore qu’il vit avec plaisir cette interruption qui lui offrait la fin de son après-midi, la referma sèchement, ramassa ses affaires et quitta la pièce sans un mot.

Hervé, abasourdi par la réaction du juge, et ne comprenant pas les conséquences que cela pouvait entraîner, lançait des regards effarés à droite et à gauche pendant que le garde refermait de nouveau les branches des menottes autour de ses poignets et, d’une traction sur la laisse accrochée à l’anneau central de la chainette, le tirait vers l’extérieur.

Dehors, sur l’un des bancs alignés le long d’un mur sale, il s’assit à côté de son conseil, qui ne contenait pas son irritation mais réussissait à la combiner à la réponse aux messages qu’il avait reçus sur son téléphone et fixa son regard sur la trouée de ciel bleu qu’il voyait défiler dehors, par la vitre grise, entre deux nuages gris et lourds.

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