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Billet de blog 7 juin 2017

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Kwassa-Kwassa

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

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Cette histoire s’est réellement produite. Pas exactement comme cela, pas exactement avec les mêmes personnes. Seuls les morts n’ont pas changé. Les vivants, finalement, ont peu d’importance.

C’était un conteneur maritime, un conteneur comme les autres, bleu, criblé de taches de rouilles, écrasé par un soleil de plomb, sur ce bout de bitume dérobé aux regards, au fond de la zone portuaire de Mamoudzou.

Il ne se distinguait des autres conteneurs que par le système de réfrigération qui le surplombait.

Le groupe qui attendait devant lui restait silencieux.

Arrivé la veille, abruti par la chaleur et nerveux à l’idée de ce qui m’attendait une fois que les portes du conteneur seraient ouvertes, je me taisais, moi aussi.

Longtemps après, j’ai hésité sur un terme approprié pour définir ce à quoi je participais. Sous des cieux plus policés, on aurait sans doute qualifié cela d’autopsie. Ici, cela tenait davantage de l’expertise, une expertise purement technique, portant sur un matériau humain.

La mort est une zone de contrat comme les autres. Elle est un marché et, comme tous les marchés, elle apporte son lot de contentieux, de jugements, d’expertises.

Le plus souvent, cela reste purement privé mais, parfois, il arrive que l’Etat ait à s’en mêler. Parfois, la mort cesse d’être un événement individuel et privé pour devenir collectif et public.

Kwassa-kwassa.

C’est le nom que l’on donne à Mayotte aux barques de pêche. Depuis plusieurs décennies, elles sont utilisées par les Comoriens quittant leur pays pour venir clandestinement à Mayotte.

Tous n’y parviennent pas.

Certains Kwassa-Kwassa, trop chargés, trop mal entretenus, aux moteurs trop vieux, se retournent et leurs occupants se noient.

Les corps, parfois nombreux, d’hommes, de femmes et d’enfants, s’échouent ainsi sur le sol de notre belle République.

Il faut bien les enterrer et, de temps à autre, comme dans toute activité humaine, des erreurs sont commises, des responsabilités sont recherchées, des procès sont engagés et des avocats se retrouvent avec une batterie d’experts sur un parking brûlé à attendre l’ouverture d’un conteneur frigorifié dans lequel se trouvent 12 hommes, cinq femmes et quatre enfants, décédés dix jours avant.

Par accident, ou par la volonté du gérant de l’entreprise de pompes funèbres – c’est ce que la procédure avait pour objet de déterminer – les corps avaient été stockés dans un conteneur qui semblait inadapté et pendant une durée très largement supérieure à celle que les prescriptions religieuses observées par les défunts imposaient.

Un responsable religieux s’était plaint. L’Etat en avait tiré argument pour excuser le paiement tardif d’anciennes factures et avait obtenu qu’un expert constate l’état des corps ainsi que l’adaptation du conteneur à son usage.

Tout cela avait pris un certain temps, durant lequel le conteneur avait vécu, seul et abandonné, dans cette aire du port fort peu utilisée. Personne ne s’en était d'abord vraiment plaint, puis un changement dans la direction du vent avait porté les effluves du conteneur vers la zone commerciale et les choses étaient soudainement devenues urgentes.

Le gérant de la société de pompes funèbres se joignit à notre groupe. C’était un homme grand et jovial, de toute évidence un ancien militaire, de ceux qui n’avaient jamais eu d’autre ambition, en entrant dans l’armée, que d’y trouver la dose d’adrénaline dont leur cerveau avait besoin. Il souriait, ne paraissant apparemment pas gêné par l’odeur. Celle-ci nous affligeait tous, alors que nous étions pourtant placés au vent. Elle semblait avoir imprégné le sol, s’être infiltrée dans les creux du bitume et ressortir juste sous nos pieds, exhalée par cette purée noire solidifiée que le soleil faisait déjà fondre par endroits et qui composait le sol de tout l’ensemble portuaire. Le gérant semblait n’y prêter aucune attention. L’expert, qui n’attendait que lui pour commencer, ouvrit sa sacoche et en sortit un sac plastique dans lequel il y avait une clé, puis un masque à gaz.

Tout le monde se regarda, effaré, mesurant la nature d’un tel objet et les conséquences qu’il impliquait. Certains cherchèrent soudain dans leurs poches un mouchoir, la plupart en vain.

L’expert était déjà devant la double porte du conteneur, son masque sur le visage et, en dessous, je l’aurais parié, un large sourire. Le gérant partit dans un grand rire et, entre deux hoquets, nous prodigua un conseil.

"Attention à vos pompes à trois mille, les enfants, ça risque de gicler sévèrement dans 3,2,1, Zéro."

La porte du conteneur s’ouvrit, brisant son relatif hermétisme et un monstre de chair en putréfaction, compact, solide, épais, se jeta dans toutes les directions. Avant même qu’il ne nous atteigne tout à fait, un jet de vomi se fit entendre sur le bitume.

J’ai passé une large partie de mon temps libre, étant enfant, sur des bateaux de pêche. L’odeur qui s’y exprime m’avait peut-être immunisé ? Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas vomi, comme les autres. J’étais à deux doigts de le faire, comme disent les anorexiques, mais cela n’est pas sorti.

J’en ai profité pour avancer de quelques mètres et me décaler, pour voir l’intérieur du conteneur, que la porte, seulement entrouverte, me cachait encore.

La mort est une chose curieuse. Elle ne nous enlève pas d’humanité. Au contraire, elle nous en restitue. Seule la vie est experte à nous ôter, si l’on ne résiste pas, le bloc d’humanité dont elle nous avait dotés au départ.

Ainsi, dans ce conteneur, ces vingt-et-un corps entassés comme des marchandises avariées dans un espace conçu pour neuf, étaient des Hommes à part entière, nobles dans la décomposition, dans ce qu’ils nous apprenaient sur notre devenir commun.

C’était un tas de chairs putréfiées, d’os et de mâchoires qui affleuraient déjà, qui révélait quelque chose que nous étions tous, que nous sentions tous, mais que la vie nous cachait.

Autour, mûs par nos intérêts vitaux, nous étions petits, mesquins, vulgaires, animaux.

Le gérant fut le premier à plaisanter; une blague sale, ignoble.

Les visages décomposés autour de lui esquissèrent un sourire, heureux que quelqu’un dissipe une partie du malaise qui les accablait.

Il y eut un gras éclat de rire, puis une autre plaisanterie et un autre éclat de rire et l’événement se réduisit à ses plus simples proportions, à ce qu’il était, en fait. Une bande d’irréguliers à enterrer au plus vite.

On plaisantait sur la mort d’autres êtres humains, on crachait sur leur mémoire, leurs espoirs et leurs combats et ça nous faisait du bien parce que, sinon, on n’aurait sans doute pas supporté ce que le Monde venait de nous jeter au visage.

On dégueulait sur leur humanité pour préserver ce qu’il nous restait de la nôtre.

L’autre jour, en entendant la blague de Monsieur Macron sur les Kwassa-Kwassa et les Comoriens, je me suis rappelé cette histoire.

Je me suis demandé quelle était la réalité terrible à laquelle Monsieur Macron pouvait bien vouloir échapper en crachant sur l’humanité des milliers qui sont morts, entre Mayotte et Les Comores.

Je me suis demandé aussi combien de conteneurs il y aurait encore sur le bitume fondant de la zone portuaire.

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