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Billet de blog 18 juin 2017

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Le juge, la fourchette et le temps

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les stylos de prix et l’agenda à la couverture de cuir pourpre étaient méticuleusement alignés sur le bureau.

Une mesure précise n’aurait pas donné plus d’un millimètre entre chacun de ces accessoires.

Les surplombant, le menton ramassé au-dessus de ses mains jointes, en une prière judiciaire n’excluant pas un certain agacement, le juge attendait.

Son temps était précieux et les lenteurs de la permanence criminelle en abusaient d’une façon que, quoique trop policé pour l’exprimer ouvertement, il trouvait détestable.

Tout son être exprimait, derrière la courtoisie de façade, une répugnance aussi discrète que certaine à l’idée de se trouver là, dans ce bureau aussi laid que malcommode, à voir défiler devant lui des délinquants qu’il méprisait, assistés de conseils pour lesquels il n’avait, le plus souvent, pas davantage de considération.

Monsieur le Président – ainsi l’appelait-on – était quelqu’un d’important. Ce n’était pas l’un de ces juges anonymes dont l’histoire ne garde d’autres traces que celles laissées par leurs signatures au bas des ordonnances qu’ils prennent. Non, c’était un juge connu, de ceux dont on parlait dans la presse, de ceux qui frayaient avec le politique, de ceux que l’on voyait prochainement occuper de prestigieuses fonctions, de ceux que l’ambition tenaillait et qui suivaient avec talent le sens du vent.

Monsieur le Président était tenu d’être là.

Les magistrats sont comme des marins. Chacun, à tour de rôle, doit prendre son quart et surveiller le grand navire répressif afin qu’il puisse proprement traiter tout ce que ses filets lui rapportent quotidiennement.

En son for intérieur, Monsieur le Président considérait que son talent était ainsi gaspillé. Ce temps perdu à embastiller des imbéciles, des drogués et des clochards, il l’eut bien plus utilement employé à disséquer proprement les circuits de blanchiment de quelque escroc international, à écrire un article savant émaillé de quelques flèches assassines à la provocation savamment dosée ou à cultiver ses relations politiques. 

Son intelligence, sa puissance de travail, cette indifférence pour tout ce qui ne pouvait le servir, tout cela l'avait amené à devenir l’un des meilleurs, celui dont on parle, celui que l’on craint et, pourtant, en dépit de cela, il était assis derrière cette table crasseuse, à attendre cet imbécile qui avait tenté de tuer sa mère à coups de fourchette.

Le Monde était parfois insensé.

Il était dans cette attitude – et très certainement dans ces réflexions – lorsque le gendarme nous ouvrit la porte, après avoir respectueusement toqué à l’huis.

Le gendarme entra d’abord, trainant mon client par la laisse attachée à ses menottes. Ce dernier le suivait comme un petit chien.

Certains arrivent à garder un semblant de dignité quand ils sont trainés ainsi. Mon client, lui, offrait l'image de quelqu'un pour qui la situation était familière, qui s’en accommodait, voire qui y trouvait plaisir.

Son attitude donnait cette impression. Courbé, la tête rentrée dans les épaules, un sourire stupéfait, il ressemblait davantage à un veau qu’à un Homme.

A sa décharge, il était faible d’esprit.

Comme souvent, cela allait de pair avec une profonde gentillesse, même si, parfois, à la faveur de l'oubli de l’un ou l’autre des cachets qu’on lui faisait prendre quotidiennement, des voix envahissaient sa tête, lui ordonnaient de torturer le chat des voisins ou l’emportaient dans des colères folles dont sa mère, qui était sa seule compagne, était toujours l’objet.

Cette fois-ci, il l’avait plantée à coups de fourchette car elle ne retrouvait pas l’un de ses jeux vidéo. Cela aurait pu être pour la couleur des petits pois ou l’insuffisance de chocolat au fond de la tasse.

Au fond, le motif n’avait guère d’importance. Un des boutons de la camisole chimique qui le protégeait, ainsi que ses proches, avait sauté et il y avait glissé un bras pour frapper l’extérieur, sans malice aucune, seulement parce qu’il n’avait pas pu faire autrement.

Son père, qui le calmait facilement – sans doute parce qu’il était plus souvent absent – n’était pas là.

Sa mère avait crié quand la fourchette s’était enfoncée dans son avant-bras. Elle s’en voulait aujourd’hui. Ses cris avaient alerté les voisins, qui avaient appelé la police ; et la police avait emmené son enfant.

Elle avait crié, avait hurlé qu’ils le lui laissent. Elle s’était presque arraché le visage avec les ongles, les avait suppliés. Rien n’y avait fait. Ils étaient partis avec lui. Sa mère ne pouvait oublier le regard qu’il lui avait lancé lorsqu’il avait passé la porte, les mains menottées dans le dos, le même regard que celui qu'il avait eu pendant toutes ces années, ce regard qui la faisait le prendre dans ses bras et lui caresser doucement ses cheveux.

Lorsqu’elle était venue me voir, à l’entrée de la galerie des juges d’instruction, elle parlait vite. Elle avait des milliers de choses à dire et, à la plupart d’entre elles, je ne comprenais rien. Elle se tordait les mains. Son mari était à côté d’elle, moins angoissé en apparence, mais, paradoxalement, plus pessimiste qu’elle.

Elle n’avait quasiment jamais quitté son appartement depuis qu’elle était arrivée de Pologne et sa vie n’avait jamais consisté qu’à s’occuper de son fils.

Il était son Monde, son centre et son équilibre et, à ses yeux, n’avait jamais grandi. On ne pouvait lui retirer son enfant. On ne pouvait pas. C’était contre nature. On allait le lui rendre. Elle ne concevait pas d’autre issue et ne s’inquiétait que de la peur qu’il avait éprouvée pendant ces quelques heures où ils avaient été séparés.

Le père, lui, qui travaillait en France depuis plus de quinze ans, averti de la façon dont notre univers fonctionnait, savait que son enfant était adulte et qu’il risquait dès lors d’être traité comme tel. Il savait aussi qu’ils n’étaient pas assez riches ni assez puissants pour que la justice hésite à s’essuyer les pieds sur leur enfant.

Il avait rassemblé, pendant que sa femme pleurait, les pièces du dossier médical de leur fils. C’était une épaisse liasse d’expertises, de rapports d’hospitalisation et d’ordonnances. Tous disaient la schizophrénie sévère, la nécessité de suivre un traitement rigoureux, la difficulté de ses parents, leur angoisse, leur amour aussi, surtout.

Le réquisitoire introductif parlait de tentative de meurtre, ce qui paraissait aussi incongru que d’accuser un enfant de vol et de recel pour avoir chapardé un bonbon. Pourtant, c’était ce dont leur fils était accusé.

Tout cela semblait absurde et, en entrant dans ce bureau, j’étais persuadé que chacun le voyait, comme moi, que la justice allait réaliser que la place de ce grand enfant était avec ses parents, sous le contrôle de la médecine et que s’il y avait un lieu dans lequel il ne devait pas se retrouver, c’était bien la prison.

J’avais, comme tout le monde, entendu parler de mon juge.

Comme je l’ai dit, son nom était dans tous les journaux.

Je n’avais pas, à son égard, d’a priori négatif. Pour dire la vérité, je l’envisageais même sous un jour favorable. Il en était à la période où, pour se faire un nom, il jouait à paraître aussi imperméable aux menaces qu’aux promesses et où il menait à leurs termes des dossiers que d’autres, plus timorés, auraient laissé s’enliser. Je le croyais courageux.

Il nous fit asseoir d’un signe de tête et, toujours sans ouvrir la bouche, indiqua au gendarme qu’il devait retirer les menottes au mis en cause.

Le gendarme se tortilla sur place et marmonna qu’il pouvait être dangereux. Monsieur le Président réfléchit, ouvrit son dossier, tourna quelques pages et, après m’avoir regardé en hésitant, demanda quand même au gendarme d’ôter les menottes à mon client.

Celui-ci obtempéra mais ne s’éloigna pas de plus d’un pas de la chaise, prêt à bondir à la moindre manifestation d’agressivité.

Monsieur le Président, désireux d’aller aussi vite que possible, commença à poser à mon client les questions usuelles. Sa tâche s’en trouva grandement compliquée par le fait qu’en face de lui, il n’avait pas le mis en cause habituel, stupide, certes, mais pas au point de ne pas comprendre les questions qu’on lui posait et, par ailleurs, suffisamment habitué au processus judiciaire pour jouer, face au juge, sa partition en rythme, sinon avec talent.

Non, devant lui, il avait un enfant déguisé en adulte et Monsieur le Président, manifestement, ne savait pas parler aux enfants.

Pietr – c’était le nom de ce grand enfant calme et perdu – me regardait sans cesse lorsque Monsieur le Président lui parlait. Dans ses yeux, je lisais l’incompréhension et une confiance absolue. Il faisait partie de ces êtres qui, frappés par une malédiction telle qu’elle les isolait définitivement du Monde, avaient néanmoins eu la chance d’avoir, à leurs côtés, un amour si inconditionnel et si protecteur que l’idée même de l’existence du mal ne les avait jamais effleurés.

Personne ne lui avait jamais parlé violement, personne ne l’avait jamais frappé, tout lui avait toujours été pardonné et aucune des erreurs qu’il avait commises n’avait jamais eu d’autres conséquences qu’un surcroît d’amour. Aussi avait-il traversé l’existence, convaincu que tous ceux qui l’approchaient méritaient sa confiance.

Cette confiance, il me l’avait donnée dès la première seconde de notre entretien, dans ce box étroit où la justice offrait aux mis en cause et à leurs conseils une intimité toute relative.

Il me l’avait offerte sans raison, seulement parce que je lui avais souri, que j’avais mis dans mes yeux un peu de bienveillance et que je lui avais parlé de ses parents.

Cette confiance, je ne savais qu’en faire. Elle m’encombrait. Elle était trop absolue, trop entière. Elle me mettait dans la peau d’un escroc. J’aurais voulu pouvoir lui dire que je ne décidais de rien, que je n’étais, dans ce grand théâtre judiciaire, que le porteur de hallebarde côté jardin, en aucun cas le premier rôle.

Pourtant, à force de me le répéter, j’étais parvenu à me convaincre que, dans ce cas précis, je ne lui mentais pas en lui disant qu’il avait une chance d’échapper à la détention.

Plein de cette certitude, je tentai d’intervenir dans le dialogue de sourd qui menaçait de s’instaurer entre un juge pour qui se faire comprendre consistait à répéter les mêmes mots compliqués en détachant chaque fois davantage les syllabes et un mis en cause qui se trouvait à des années-lumière de concevoir le motif de sa présence ici.

Je me fis vertement rabrouer dès que j’ouvris la bouche.

                       - Maître, laissez votre client répondre, je vous prie.

Je ne me laissai pas décourager et, rapidement, avant d’être interrompu de nouveau, je déballai à Monsieur le Président la situation psychologique de mon client, dont il n’était manifestement, pas informé.

Cela le fit réagir et, en dépit de l’agacement qu’il éprouvait à voir un avocat prendre la parole sans y avoir été expressément autorisé, il me laissa terminer et s’empara des documents que je lui tendis.

Il les feuilleta rapidement et, pendant qu’il tournait les pages d’un index professionnel, encouragé par ce premier succès, je continuai à lui exposer la situation de Pietr, en insistant sur le fait que, pour lui davantage que pour n’importe qui d’autre, la prison serait la pire des solutions.

Il ne m’écoutait visiblement que d’une oreille, mais je ne me décourageai pas et me mit en devoir de lui exposer la stratégie que j’avais concoctée en attendant que l’interrogatoire commence.

Elle était en réalité assez simple. L’hôpital plutôt que la prison ; sortir de l’autoroute de la détention provisoire pour emprunter la petite nationale de l’hospitalisation d’office et offrir ainsi à Pietr ce dont il avait besoin : des soins et non pas une sanction.

Un instant, je crus l’avoir convaincu. Les yeux de Monsieur le Président fixaient un point sur le mur derrière nous et cet instant de réflexion ne me paraissait pouvoir revêtir qu’une seule signification. J’avais réussi à lui faire entrevoir une autre solution que celle vers laquelle il se dirigeait.

Puis, il posa une question, une seule, qui fracassa immédiatement les fragiles espoirs que je nourrissais.

                         - Quelle heure est-il ?

Il regarda sa montre dans la foulée. Une belle et large montre, de celle qui sont moins là pour donner l’heure que pour dire quelque chose de celui qui la porte.

  • Il est déjà presque 17 heures, Maître.

C’était définitif. C’était souple, sans affect, mais tellement brutal que je restais sans savoir quoi lui dire. Cette phrase anodine élevait un mur infranchissable entre mes espoirs et leur réalisation, entre mon client et l’hôpital, entre l’administration et la justice.

Il était déjà, effectivement, presque 17 heures. Cela signifiait que, s’il fallait aller chercher le chemin de traverse qui éviterait la cellule de prison à Pietr et la remplacerait par une chambre d’hôpital, la nuit serait déjà tombée depuis bien longtemps lorsque l’on arriverait à destination.

Les chemins détournés du judiciaire, ceux qui écartent certains hommes de la sanction pour les conduire vers les soins, sont encombrés d’obstacles, de racines, de branches qu’il faut écarter une à une.

Cela prend du temps, beaucoup de temps. Trop, me disait sans me le dire vraiment Monsieur le Président, trop pour qu’il puisse espérer terminer son service à l’heure, trop pour qu'il puisse assister à son dîner, ou à la pièce de théâtre ou au concert ou au ballet auquel il avait prévu de se rendre, trop, tout simplement. Cela demande des efforts aussi, trop, là encore, beaucoup trop au regard de ce que cela peut apporter comme récompense.

C’est trop long, c’est trop dur, c’est sans espoir d’en tirer quelque chose.

C’est tout cela qui passa dans ce bref regard sur cette grosse montre et dans la courte phrase qui le suivit.

Les choses, ensuite, s’enchaînèrent rapidement. Pietr fut mis en examen, placé en détention et, vers 20 h 30, je sortis du Palais de justice pour aller dire à ses père et mère qu’il dormirait en prison.

Sa mère pleurait en se tordant les mains et son père entourait doucement les épaules de sa femme, absorbant ses sanglots dans de doux murmures qu’il lui souffait dans le cou ;

Je leur promis qu’il sortirait bientôt, parce qu’il fallait bien que je dise quelque chose mais, au fond, je n'en étais alors plus si certain.

Je tins parole, pourtant, et plus vite que je ne le pensais.

10 jours plus tard, il sortit.

Un autre juge avait repris le dossier et n’avait pas jugé utile de laisser Pietr en prison.

C’était un juge moins important, de ceux que l’on ne voit pas à la télévision et à qui on ne confie pas les dossiers les plus sensibles.

Il n’avait pas, devant lui, de stylo impeccablement alignés.

Il n’avait pas d’agenda à la couverture de cuir pourpre.

Il n’avait pas de montre.

Mais il avait un peu plus de temps.

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