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Billet de blog 30 juin 2017

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La canne, l'alcool et la chance

Tous les avocats le savent, même si peu le reconnaissent. Le plus important, ce n’est pas la technique, ce n’est pas l’éloquence, ce n’est pas le dévouement, ce n’est pas l’abnégation. Tout cela, c’est utile, bien sûr, mais ce n’est pas essentiel. Le plus important, c’est la chance.

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Tous les avocats le savent, même si peu le reconnaissent.

Le plus important, ce n’est pas la technique, ce n’est pas l’éloquence, ce n’est pas le dévouement, ce n’est pas l’abnégation.

Tout cela, c’est utile, bien sûr, mais ce n’est pas essentiel.

Le plus important, c’est la chance.

Sans la chance, vous n’arriverez à rien.

Elle n’est pas juste, la chance. Elle n’est pas logique. Elle n’est pas explicable.

Sans elle, pourtant, les meilleures causes succomberont. Combien de destins judiciaires fracassés sur l’écueil de la poisse ?

Ce matin-là, dans le dossier que l’on venait de me confier, il y avait la photo d’un homme mort, gisant sur le sol d’un appartement.

Il était tout petit, cet homme.

On raconte que, voyant la dépouille du Duc de Guise à terre, Henri III aurait dit qu’il était plus grand encore, mort que vivant.

Lui, c’était l’inverse. Mort, il paraissait si petit qu’on avait peine à croire que, vivant, il eut pu l’être encore davantage.

Il était tout sec, aussi, comme si tout ce qui avait existé entre sa peau et son squelette avait été aspiré.

Il était si sec qu’il paraissait momifié alors que, pourtant, lorsque la photo avait été prise, il n’était pas mort depuis plus d’une heure ou deux.

Sur un côté du visage, un large hématome lui faisait comme une vilaine tache de naissance. Cela ne le rendait pas plus laid qu’il n’était déjà et, sur ce corps abîmé par les excès et le manque d’argent, ce corps de pauvre alcoolique, cette marque ne paraissait pas incongrue.

Un toussotement dans mon dos me fit lever la tête. Un gendarme me demanda poliment si j’étais bien l’avocat de la personne dont il tenait la laisse de menottes.

Sur ma réponse positive, il nous conduisit jusqu’à l’aquarium surchauffé qui faisait office de salle d’entretien.

Ma cliente était une femme entre deux âges, bistre de carnation, des cheveux très noirs, avec des yeux jaunes striés de rouge qui lui donnaient l’air malade.

Elle portait des vêtements qui, sur elle, déparaient. Ils la faisaient ressembler à une clocharde qui aurait dépouillé une princesse russe.

Elle transpirait un parfum étouffant, fait de musc, de cigarette froide et de sueur d’alcool.

Elle se tordait les mains si violemment qu’on craignait à chaque seconde de voir ses doigts se briser. Ses yeux roulaient dans leurs orbites, s’arrêtaient sur moi, sur le mur, sur le gendarme qui attendait derrière la vitre, puis repartaient, comme si son cerveau s’agitait trop pour que son regard puisse se fixer plus d’une seconde sur quelque chose.

Elle parlait aussi, beaucoup, de la voix pâteuse des alcooliques, la voix de ceux qui se réveillent avec la bouteille, l’agrippent tout le jour et ne la lâchent que contre leur gré, quand le sommeil les engloutit.

Elle disait les choses dans le désordre. Elle avait ce débit saccadé, né du sentiment d’urgence qui habitent ceux qui pensent que les mots peuvent les sauver.

Je n’eus pas tout de suite le courage de l’interrompre, même si ce qu’elle disait ne me paraissait pas très utile. Je sentais qu’il fallait qu’elle dégonfle son sac de mots.

Par ailleurs, elle avait très certainement dû accabler de sa logorrhée tous ceux qui l’avaient prise en charge jusque-là et je ne voulais pas qu’elle entende encore quelqu’un d’autre lui dire de se taire.

Alors, je l’écoutai en regardant discrètement ma montre. A un moment, il allait bien falloir que je trouve quelques instants pour lui expliquer ce qui allait se passer, comment fonctionnait la justice et ce qu’elle devait en attendre, ce qu’elle devait, surtout, en redouter. Je la laissai donc déballer son histoire, sans logique mais pas sans émotion.

Elle me dit sa vie depuis sa naissance jusqu’aux faits qui lui valaient de comparaître, pas chronologiquement mais, au contraire, en multipliant les allers-retours.

Elle allait ainsi de l’Afrique, où son père était aide de camp d’un dictateur local à son vieil ami étendu sur le sol, sans vie, en passant par ses liaisons tarifées avec les membres des ambassades à Paris des Etats dans lesquels son père avait exercé ses talents.

-          Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi, je n’ai pas voulu le tuer. C’est de sa faute. Tous les jours, je lui disais qu’il fallait qu’il aille voir un médecin. Mais cette tête de mule, il n’écoutait rien. Ca me rappelle le consul X. A l’époque de mon père, il était chef de la sécurité du Président. Lui non plus n’écoutait rien.  Je n’ai rien à faire en Prison, je ne supporterai pas. J’ai toujours été la princesse de mon père. Depuis qu’il a disparu, je suis déboussolée. Je ne peux pas aller en prison. Mon Dieu, mais qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi je l’ai frappé comme ça ? Il était gentil. Et j’en ai connu des pas gentil.

Pendant qu’elle parlait, je tournai les pages du dossier. Celui-ci racontait une histoire qui aurait pu être parfaitement banale - celle de l’alcool et de la violence aveugle qu’il peut induire - mais qui, pourtant, par ses protagonistes, se distinguait de la masse.

Elle, tout d’abord, avait un profil particulier. Elle aurait vécu dans le luxe, en Guinée-Bissau les vingt premières années de sa vie, sans avoir à se soucier de rien d’autre que de la couleur de la robe qu’elle porterait le soir ou du nom du cocktail qu’elle siroterait l’après-midi.

Et puis, un jour, tout cela s’était arrêté. Son père disparut soudainement, sans que personne ne sache s’il avait servi de nourriture aux animaux de la jungle ou si, comme cela arrive parfois, il avait trouvé plus élégant de partir refaire sa vie sans en avertir personne.

Comment, du luxe de la Françafrique, elle avait abouti à un petit deux pièces aux fins fond du 19ème et des cocktails servis frais au bord de larges piscines à de la bière tiède bue affalée au fond de vieux canapés, elle tenta de me l’expliquer, mais je ne l’écoutais plus. Le récit de la déchéance est presque toujours identique, quels que soient ceux qui le déroulent.

Je l’orientai doucement sur ce qui s’était passé, un peu plus de 48 heures auparavant.

Elle commença de me raconter la soirée, l’alcool dans les bars, les premières disputes, si fréquentes entre eux qu’elles ne surprenaient personne, le retour à l’appartement, la brève accalmie, à peine suffisante pour finir la bouteille de bière qu’ils avaient ramenée et un fond de whisky qui trainait dans la cuisine, puis, de nouveau les mots durs, les injures et, enfin, les coups.

Dans cette dernière phase de leurs querelles, elle avait systématiquement l’avantage, face à ce petit homme de moins d’un mètre soixante, qui pesait à peine plus qu’un gros animal de compagnie. Alors, elle avait fait comme d’habitude. Elle avait tenté de le faire taire. Mais, cette fois, il s’était rebiffé. Il avait levé sa canne, celle qu’il ne quittait jamais et il l’avait menacée avec. Ca l’avait énervée encore davantage et elle avait empoigné l'objet. Dans la bagarre, elle en avait donné un coup à la tête de son adversaire. Pas un gros coup, hein, Maître, disait-elle. Juste un petit coup. Ca n’a pas pu le tuer, ce n’est pas de ma faute. Je ne sais pas ce qui s’est passé.

Bref, son compagnon de beuverie, celui qu’elle adorait détester, s’était effondré, le crâne en sang. Il ne s’était jamais relevé.

Je n’étais guère optimiste sur mes chances de lui éviter la prison. Elle avait quand même tué un homme et, comme si ce n’était pas déjà suffisant, le parquet, disant qu’ils avaient été vus, dans les heures précédant le drame, se hurlant dessus dans différents bars du quartier, voulait qu’elle soit mise en examen pour assassinat.

C’était ridicule. Au vu de son taux d’alcoolémie le soir des faits, mettre un pied devant l’autre avait déjà été pour elle un exploit. Planifier un meurtre aurait relevé du miracle.

Mais il semble qu’à certaines occasions, le parquet ne se laisse pas arrêter par le ridicule. Et parfois, les juges le suivent. L’absurdité est un vent puissant.

Je n’étais en conséquence pas très confiant.

Mais la chance était là. Je ne le savais pas encore mais elle avait étendu ses grandes ailes au-dessus de nos têtes. Elle nous protégeait.

Elle fit souffler sa petite brise d’abord chez le juge d’instruction.

Non, en réalité, elle le fit souffler bien avant, en nous amenant jusqu’à lui.

C’était un honnête homme. Il ne voyait pas en elle une meurtrière, encore moins un assassin ; seulement une femme qui avait tué un homme.

Il jugeait moins qu’il ne cherchait à comprendre et à trouver une solution adaptée.

C’était un juge comme on doit, à mon sens, en être un.

Il l’écouta, l’ex petite fille chérie, tombée dans le ruisseau. Il ne lui coupa pas la parole, l’entendit, la comprit et ne prit pas son désarroi pour une posture.

Il m’écouta, moi aussi, moi qui lui plaidait le seul coupable, le seul meurtrier, l’alcool.

Il m’entendit lorsque je lui dis qu’il ne fallait pas la prison, qu’il ne fallait pas prendre la voie facile, qu’il fallait au contraire retrousser nos manches, travailler, s’appuyer sur cette mort pour tenter de reconstruire une vie, qu’il fallait croire que ma petite princesse abîmée pouvait changer, qu’il fallait lui laisser l’opportunité de prouver qu’elle pouvait le faire.

Et il fit quelque chose de courageux, car il faut plus de courage pour libérer un être humain que pour le mettre derrière des barreaux. Il la laissa libre, libre de prouver qu’elle pouvait changer, libre de démontrer qu’elle n’était pas mariée à l’alcool, libre de se délivrer de la bouteille comme on rejette un amant violent, libre de devenir quelqu’un d’autre, libre de reprendre sa vie en main.

A charge pour elle de rapporter, chaque mois, les preuves de ses efforts.

La chance éclairait ce dossier. Elle aurait pu arrêter là de nous dispenser ses bienfaits.

Mais sa lumière continua de briller.

Le parquet, pour des raisons qui m’échappent encore aujourd’hui, ne fit pas appel de cette décision du juge.

Peut-être un substitut réfléchit-il ? Peut-être l’ordonnance du juge d’instruction fut-elle enfouie sous un tas de paperasses inutiles ?

Je ne sais. Je n’ai pas cherché à savoir. J’avais peur que le moindre mouvement rompe le charme. Je me suis seulement contenté d’attendre sans respirer. Rien n’est venu.

L’instruction s’est déroulée comme on voudrait que, toutes, elles se déroulent.

Ma cliente arrêta de boire, changea de visage, de ligne, d’élocution. Elle trouva un travail, et un amour aussi.

L’enquête démontra que le petit homme et ma cliente étaient sincèrement amis, qu’on ne les voyait jamais l’un sans l’autre et qu’ils ne commençaient à s’insulter qu’une fois l’alcool venu. L’autopsie révéla un problème cardiaque préexistant. Le petit homme était aussi pauvre qu’elle et rien de crapuleux ne vint donc au jour. Il n’y eut, dans ce dossier, aucune mauvaise surprise, aucun détour violent vous ramenant vers la prison, aucune mauvaise nouvelle ni aucun remous.

Lorsque nous arrivâmes aux assises, non plus pour assassinat, comme le parquet l’entendait au départ, mais pour coups et blessures volontaires ayant entraîné la mort sans intention de la donner, ma cliente était une autre personne.

Seule l’angoisse qu’elle éprouvait et ses mains, qu’elles tordaient si nerveusement que l’on se demandait comment il y demeurait un os encore intact me rappelaient celle que j’avais rencontré au sortir de sa garde à vue.

Les débats furent à l’image de l’instruction : souples, sans heurts et menés dans la meilleure direction que l’on puisse espérer, doucement poussés par la petite brise de la chance, qui soufflait encore derrière nous.

Le Président était humain, impartial, intelligent. L’avocat général était construit sur le même modèle et ses réquisitions, doucement articulées de sa voix un peu nasale qui faisait siffler le cheveu qu’il avait sur la langue, n’auraient pas déparé dans la bouche d’un avocat de la défense.

Elles avaient, en réalité, recommandé la poursuite de l’œuvre entreprise par le juge d’instruction.

Elle serait condamnée, bien sûr. Elle avait tué un homme. Mais cette peine serait prononcée avec sursis et ce sursis ne la protègerait de la prison que si elle continuait de démontrer ce dont, pendant les deux années, elle avait fait la preuve, que la femme qui avait tué ce petit homme était morte avec lui.

Il demanda cinq ans, pendant lesquels elle serait mise à l’épreuve et devrait prouver qu’elle n’empruntait pas de nouveau les chemins qui l’avaient menée jusqu’à ce petit homme étendu, mort.

J’avais, dans ma plaidoirie, approuvé la peine demandée avec la prudence de celui qui doit poser la dernière allumette au sommet du château et craint à chaque instant qu’un geste malheureux ne vienne réduire à néant l’harmonie fragile de la construction.

Le verdict fut rendu rapidement, conforme à ce que l’accusation et la défense, pour une fois réunies, avaient estimé être une peine juste.

Nous sortîmes ensemble de la Cour d’assises, ma cliente et moi, tous deux libres, tous deux heureux.

Il faisait nuit et nous allâmes prendre un café. J’étais soulagé, j’étais fier de la justice, de ma robe, de l’humanité. Elle était juste heureuse.

Nous nous quittâmes au coin du quai de l’horloge et du boulevard du palais et, pour la première fois, nous nous serrâmes dans les bras l’un de l’autre.

La chance nous regarda partir chacun de notre côté.

Après quelques pas, elle nous retira doucement son souffle et s’en alla le poser sur les épaules d’un autre, un autre qui en avait alors plus besoin que nous.

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