
Le 30 juin dernier, un Airbus de la Yemenia s'abîmait au large de Moroni avec 153 personnes à son bord, principalement comoriennes et françaises. Pour l'utilisateur régulier de la compagnie que je suis depuis 2003, la sidération et la tristesse ont peu à peu cédé la place à un malaise diffus, comme si l'affaire devenait peu à peu irréelle. Une sorte de « Ça n'arrive qu'aux autres », direz-vous... Et puis au cours du mois de juillet, lors d'un passage à Marseille parmi la communauté yéménite, je découvre que l'on n'y parle que du drame. Bien évidemment, les Yéménites sont avant tout horrifiés par l'ampleur de la tragédie, mais le lynchage médiatique de la compagnie nationale ne passe pas. Surtout comparé au naufrage de l'Airbus Rio-Paris, moins d'un mois auparavant, qui aura à peine terni le panache d'Air France. Un tel acharnement cache forcément quelque chose, et les rumeurs vont bon train dans la communauté : on commence à chuchoter que l'avion aurait été abattu par les exercices de tirs de la marine française qui stationne dans les eaux comoriennes. Voilà donc que le crash de Moroni vient alimenter la théorie du complot impérialiste contre l'islam! Mon oreille d'ethnologue est piquée par ces théories délirantes, dont j'ai appris qu'elles ne sont jamais totalement dénuées de fondement. Alors je replonge dans mes souvenirs de voyages - car pour ma part, je n'ai jamais eu conscience de voyager dans des « avions-poubelle »...
Dans cette affaire, les journaux ont surtout brodé à la hâte sur les « méfaits de la dérèglementation » et du « capitalisme sauvage » : comme si les journalistes, par leurs incantations, avaient le pouvoir d'expliquer les catastrophes aériennes, sans même avoir besoin d'aller repêcher les boîtes noires. Pourtant la Yemenia n'a en rien le profil d'une compagnie low-cost : elle est la compagnie nationale historique, le fleuron de la jeune République et l'emblème de la modernisation en marche, dont on s'arrache dans tout le pays les magnifiques calendriers en papier glacé. C'est la compagnie d'un pays pauvre, certes, mais qui place depuis longtemps ses espoirs dans le développement du tourisme et qui ne lésine pas sur les moyens de sa promotion – d'ailleurs la compagnie est financée pour moitié par le riche voisin saoudien. Comment les journaux français en sont-ils arrivés à un tel contre-sens?
Dans les premières heures suivant le drame, les dépêches étaient relativement prudentes : une catastrophe aérienne avait frappé la communauté comorienne de France, par mauvais temps, à l'approche d'un aéroport difficile... – comme si le nom de la compagnie, inconnue au bataillon, n'apportait aucune lumière supplémentaire. Puis en quelques heures, le « drame de Moroni » est devenu le « crash de la Yemenia », et l'évocation des « avions-poubelle » s'est répandue comme une traînée de poudre. Une déclaration de la secrétaire d'Etat aux Transports laissait entendre que l'avion avait été interdit du ciel européen, information démentie officiellement seulement quatre jours plus tard (l'avion avait opéré une liaison avec Londres la semaine précédente). Cela a suffi pour que la compagnie devienne suspecte d'un véritable « commerce triangulaire » : on a lu que, passé un vol Marseille-Sanaa confortable, les Comoriens étaient parqués dans des « hangars », puis embarqués « de force » dans de vieux coucous.
Dans cette affaire, donc, la mauvaise foi des autorités françaises est avérée – le gouvernement s'est surtout montré soucieux de protéger l'image du constructeur européen. Mais il y a eu aussi l'effet médiatique désastreux de toutes ces anecdotes recueillies auprès d'usagers Comoriens... Bien entendu, je ne suis pas en mesure de contester la véracité de telle ou telle anecdote – je serai même tenté de dire que des histoires de « gilet de sauvetage qui pendouille », on les entend sur toutes les lignes aériennes. Je les ai aussi entendues, ressassées dans les files du check-in et dans les couloirs des avions : c'est le genre de genre de lieux-communs auquel je prêtais une oreille plutôt distraite, avant que ne survienne l'accident. Je ne suis pas technicien de la sécurité aérienne, bien sûr, mais je suis assez sociologue pour savoir ce que ces inquiétudes ont de structurel, et ce qu'elles doivent à une situation particulière.
Par le hasard des politiques commerciales, la viabilité de la ligne Paris-Marseille-Sanaa repose sur les Comoriens : hors saison, j'ai pris des avions qui transportaient 20 Yéménites et 5 touristes en partance pour le Yémen, pour 100 Comoriens retournant au pays. Forcément, leurs commentaires sont moins complaisants que ceux des ethnologues. Mais la communauté comorienne à Marseille est organisée : depuis que la Yemenia dessert Moroni, elle a engagé d'âpres pourparlers avec la compagnie, qu'il s'agisse de la fréquence des vols desservant Marignane, du volume bagage autorisé ou des tarifs pratiqués. Comme dans toutes les communautés émigrées du monde, on ne parle que des avions et des retours réguliers au pays : chez les Yéménites de Marseille - et j'imagine qu'il en est de même du côté comorien - le petit folklore des vols de la Yemenia est de loin le meilleur sujet de conversation. Car la ligne Marseille-Sanaa de la Yemenia est le théâtre constant de querelles de voisinage entre les deux communautés, alimentées par les différences culturelles. De leur côté les Yéménites râlent aussi : « ça fait de la queue au check-in, forcément, avec leurs énormes paquets bleus et rouges, les Comoriens remplissent la soute à eux tous-seuls ! » « Et puis les Comoriens discutent entre les rangées de sièges et dans les couloirs, c'est toujours un peu la foire... » (alors que les Yéménites, surtout s'ils voyagent en famille, sont plus réservés). D'un côté, la fierté d'une petite communauté exilée qui emprunte sa compagnie nationale ; de l'autre, le sentiment d'humiliation de Français autrefois colonisés réduits à emprunter cette compagnie obscure, et qui le vit comme une relégation supplémentaire. Tout cela ne va pas chercher très loin, et ce n'est pas ça qui a causé le crash de l'avion, mais ces querelles ont été invoquées pour expliquer la tragédie : « Ça devait arriver ! ».
La communauté comorienne, traumatisée, s'est déplacée en masse dans les aéroports pour en appeler à la France et à son président, dans une surenchère où chacun craignait - à tort ou à raison - que le drame des Comoriens ne reçoivent l'attention des Français « comme les autres ». Dans ce lynchage médiatique qui fait suite au drame de Moroni, la Yemenia paie pour Airbus, mais au fond elle est aussi prise en otage par les non-dits des rapports entre la France et son ancienne colonie. Or dans cette affaire le Yémen perd gros, lui qui attend depuis une vingtaine d'années le véritable essor de son industrie touristique. Son gouvernement a raison d'en faire une affaire diplomatique, d'exiger des éclaircissements et de brandir la menace de représailles économiques. De son point de vue, c'est d'abord une question d'honneur - mais la voix du Yémen est encore une fois bien démunie face aux vents qui soufflent sur la planète médiatique.
(texte écrit début août 2009)