« …Nous, les anciens, nous savons comment nous en sommes arrivés là. Je me souviens de mon père, lisant les Quatorze Points au petit déjeuner et s’exclamant : “Mince alors ! Ils vont leur accorder un armistice décent, une paix décente !”, ou quelque chose dans ce goût-là. Et je me souviens aussi de ce qu’il proféra lorsque le traité de Versailles fut finalement signé. Je m’abstiendrai de répéter ses propos, qui sont impubliables. Alors, vous voyez, moi, je sais plus ou moins comment nous en sommes arrivés là… » (26:08)
Gregory Bateson, « De Versailles à la cybernétique »,
conférence du 21 avril 1966 à l’Université de Californie – Sacramento,
reprise dans le deuxième tome de Vers une écologie de l’esprit (Seuil 1980), pp. 269-278.
Enregistrement audio sur le site California Revealed.
Un an plus tôt en 1965, les Etats-Unis s’étaient engagés militairement au Viet-Nam dans l’opération Rolling Thunder, campagne massive de bombardements aériens qui fut abandonnée deux ans plus tard, après avoir fait tomber sur le Viet-Nam autant de bombes qu'il en était tombé sur toute l'Europe de l'Ouest lors de la Seconde Guerre mondiale. Pour autant, Bateson s’exprime avec la distance d’un anthropologue, et cette actualité n’apparaît pas explicitement dans le texte :
« Ce qu’il nous faut faire lorsque nous regardons l’Histoire, c’est distinguer entre l’étiologie - comme diraient les médecins - et les symptômes. Les gens meurent de symptômes, bien sûr ! Et pour les historiens, les civilisations meurent de symptômes. Mais si vous voulez comprendre l’Histoire, il faut regarder l’étiologie. Et celle-ci agit continuellement de différentes manières, liées aux différentes époques auxquelles les gens font leur entrée sur la scène de l’Histoire. Ceux qui ont vécu Versailles ont une vision d’ensemble différente de ceux qui sont venus après, qui se sentent fous dans un monde fou, sans savoir comment ils se sont retrouvés là. » (36:08)

Agrandissement : Illustration 1

Notice de l’Institut Gregory Bateson de Liège :
« …La jeunesse de Gregory Bateson va être marquée par la mort violente de ses deux frères. En 1918, un obus allemand explose aux pieds de John, le tuant sur le coup, et Martin se suicide d’une balle dans la tête en 1922, le jour de l’anniversaire de son frère aîné. A ce moment-là, pour la première fois, toute l’attention des parents Bateson se tourne vers Gregory, qui commence ses études de zoologie au St John’s College de Cambridge… »
Développements à lire sur le site Taez.fr :
Conclusion
Dans cette conférence prononcée en Californie en 1966, Gregory Bateson évoque la dé-moralisation de l’Allemagne, dont il analyse cybernétiquement les circonstances. De cette pensée cybernétique, il souligne ensuite la dimension morale, avec le mince espoir d’une re-moralisation de la Civilisation. Il entrevoit aussi le risque d’une dé-moralisation généralisée de la cybernétique, dont il n’imagine pas encore la forme (il craint surtout la course aux armements), mais dont il sait qu’elle exclurait toute possibilité de rédemption.
Aujourd’hui, la dé-moralisation de la cybernétique est une réalité évidente. J’ai voulu suggérer dans ce texte que les musulmans avaient une part de responsabilité dans ce processus, et surtout qu’ils continuent d’en avoir conscience, quand beaucoup d’autres ne savent simplement plus comment ils sont arrivés là. De manière subconsciente, l’islam sait qu’il n’a pas vraiment joué son rôle, eut égard à sa place antérieure dans l’histoire des idées ; qu’il a répondu à l’appel du « droit des peuples à disposer d’eux-même », mais sans tout à fait prendre en charge les responsabilités associées, à l’égard du monde. Ou dit autrement, que la corruption de l’Europe a entraîné sa propre corruption.
Mais l’année 2011, dans le monde arabe, a représenté le sursaut d’une conscience morale indépendante du rapport postcolonial. Et nous sommes entrés depuis dans un nouveau cycle, avec le repli de chaque région sur ses ressources morales propres. Dans ce contexte, le désarroi des élites européennes est le principal facteur de déstabilisation géopolitique. Il produit cette guerre civile larvée au plus haut niveau de l’administration américaine depuis 2016, qui fait peser sur l’ensemble du monde une incertitude considérable, et dont découle cet enlisement terrible à Gaza.
Nous Européens devons résister à la tentation de croire que le problème se situe « là-bas dehors » : tentation d’affirmer sa conscience intellectuelle et morale, sans prendre en compte sa propre implication dans le système cybernétique, dont le piège se refermerait alors sur nous tous. La focalisation actuelle sur le Proche Orient doit au contraire nous renvoyer vers nous-mêmes, vers les ressources d’un sursaut que le monde attend.