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Billet de blog 6 mai 2016

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Primaires aux Etats-Unis, où en est-on ?

D'ores et déjà un bilan d'effondrement pour l'ordre politique établi nord-américain.

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L'Indiana et l'entrée en crise de l'institution des primaires.

La double primaire de l'Indiana, mardi 3 mai, a vu un événement ultra médiatique et un autre événement, dont l'importance politique est au fond comparable, à peu près passé sous silence.

Coté Républicains, la large victoire de Donald Trump a été suivie du retrait de la course de son principal adversaire, le fondamentaliste chrétien Ted Cruz, qui a jeté l'éponge non sans avoir une fois encore qualifié Trump de « menteur pathologique », « narcissique » et « coureur de jupons en série ». Dés ce moment là les commentateurs et principaux médias US ont admis que Trump serait, de facto et sauf chute de météorite, le candidat du parti républicain, poussant son dernier rival, John Kasich, à se retirer à son tour deux jours plus tard.

L'autre événement, dont les mêmes forces sociales s'échinent à faire un non-évènement, est, côté Démocrates, la victoire de Bernie Sanders dans l'Indiana.

Nous avons assisté à l'entrée en crise du système des primaires nord-américaines.

Ce système, consacré par la coutume depuis un siècle et demi et très rodé, peut être envisagé comme une extension de la constitution américaine, dans l'esprit de celle-ci : un mécanisme fait de très nombreux freins et contrepoids et visant à associer, à faire participer, des forces sociales très diverses, y compris issues du mouvement ouvrier, du mouvement noir ou d'autres mouvements d'émancipation, tout en permettant la plus large expression et le plus large lobbying des différents groupes d'intérêts capitalistes, Wall Street, chambre de commerce, Fed, grandes banques d'affaires, fonds spéculatifs, complexe militaro-industriel, lobby du pétrole, agro-business …

Une grande foire susceptible de prendre, dans tel ou tel Etat, comté ou localité, des aspects très démocratiques et massifs, mais qui invariablement doit se conclure sur le sacre des deux candidats prédésignés par les hautes sphères du capital et de l'Etat.

Ce qui a toujours marché … jusque là.

Car le milliardaire Trump n'était pas prédésigné, mais banni et exclu, par ces sphères. Une double démonstration a donc été faite : quand on est milliardaire on peut, contre l'establishment et avec un soutien populaire, conquérir le parti républicain, ou plus exactement le dynamiter de l'intérieur et recevoir, semble-t-il, son investiture ; et quand on est socialiste, on peut, contre l'establishment et avec un soutien populaire, dynamiter le parti démocrate de l'intérieur mais on ne peut pas avoir son investiture. Il est temps, en effet, de faire le bilan d'étape du phénomène Sanders et de discuter de ses perspectives ; nous reviendrons ensuite à Trump, car la lame de fond Sanders doit être analysée pour comprendre les enjeux.

Où en est Sanders ?

On nous dit de tous côté que Sanders, c'est terminé, et qu'il continue pour la gloire, éventuellement par souci démocratique (les californiens, derniers à voter aux primaires, ont le droit de se prononcer, assure-t-il), mais que c'est réglé, ce sera Clinton.

Or, sans même parler des mouvements qui apparaissant parmi ses partisans en faveur d'une candidature indépendante – voir l'appel lancé par Socialist Alternative ainsi que plusieurs groupements indépendants qui se font jour, ou qui affirment qu'ils ne peuvent pas plus voter Clinton que Trump – Sanders, qui quant à lui a toujours dit, mais sans y insister, que contre Trump il faudrait voter Clinton, a actuellement pour discours dominant la volonté affirmée d'aller jusqu'à la convention démocrate de Philadelphie, fin juillet, et d'en faire une « convention disputée ».

Qu'est-ce à dire ?

Si l'on s'en tient aux informations généralement données dans la presse, surtout en Europe, il aurait perdu d'avance mais ferait le teigneux jusqu'au bout, c'est tout. Et ce faisant, commencent à ajouter certains, il fait le jeu de Trump car Hillary Clinton, elle, doit déjà se projeter dans l'affrontement final. C'est ainsi que la ministre du gouvernement français et membre du présidium de ce qui s'appelle encore « Internationale socialiste » (dont les Democrat Socialists of America, d'où Sanders est issu, sont pourtant la section américaine, mais non représentée dans ses instances mondiales), Ségolène Royal, s'est déplacée ces derniers jours aux Etats-Unis pour appeler à voter Clinton contre Trump, en faisant comme si Sanders n'existait pas, le vrai but de ses déclarations étant justement de le minimiser.

Il faut considérer ici l'argumentation de Sanders lui-même.

D'abord il reconnaît comme « difficile, mais pas impossible » de passer devant H. Clinton en voix dans les primaires restantes – Virginie occidentale, Kentucky, Oregon, Puerto Rico, et final le 7 juin avec le Montana, le New Jersey, le Nouveau-Mexique, le Dakota du Sud, le Dakota du Nord, et la Californie (plus le district fédéral le 14 juin).

Admettons que ceci doit dit pour la forme, bien que Sanders ait été depuis le début, et plus encore que Trump en réalité, « la » surprise » puisqu'il ne devait percer nulle part au delà du Vermont, en tant qu'hurluberlu progressiste et bisounours gauchiste, et qu'on a pourtant vu ce qu'on a vu ; mais admettons.

Reste donc une salve impressionnante d'arguments démocratiques en faveur d'une convention disputée, c'est-à-dire d'une convention qui décide elle-même du meilleur candidat démocrate, en prenant en compte les résultats mais pas seulement. Sanders aurait donc le culot incroyable de laisser entendre qu'il pourrait être le meilleur candidat démocrate même avec moins de voix que Clinton ?

Hé bien oui, et ce n'est pas si outrecuidant que cela si l'on veut bien regarder ce qui est, en envisageant non pas un par un, mais pris dans leur ensemble, les faits qui suivent.

Au jour d'aujourd'hui, 6 mai, Sanders totalise 9 447 707 voix dans la primaire et Clinton 12 558 569, ce qui fait 42,93% des voix pour Sanders, un résultat en lui-même tout à fait extraordinaire, puisque tout l'appareil démocrate, ainsi que la direction de l'AFL-CIO qui, depuis des décennies, a bloqué tout pas vers un parti ouvrier indépendant aux Etats-Unis, les médias, l'establishment, étaient contre lui et ont régulièrement travaillé à convaincre qu'il ne servait à rien de voter pour lui puisqu'il était écrit qu'il devait perdre. Ceci dit il est évidemment second.

Mais dans plusieurs primaires, surtout les primaires fermées (car Sanders est en tête parmi les électeurs non inscrits comme démocrates qui peuvent voter dans les primaires ouvertes, et souvent en tête aussi dans les caucus où se tiennent des assemblées publiques de votes), il y a de fait contestation.

Le pompom est détenu par New York où ce serait trois millions de personnes qui n'ont pu voter, les inscriptions étant closes depuis le 9 octobre 2015, quand la masse des gens n'avait guère entendu parler de Sanders. De sorte qu'à New York, les militants pro-Sanders allant démarcher les électeurs démocrates n'étaient souvent eux-mêmes pas inscrits à la primaire.

L'étrangeté d'une campagne dans laquelle le candidat qui réunit les plus gros meeting, et de loin, se retrouve le plus souvent en deuxième place, ne manque d'ailleurs pas de frapper. Car toute une jeunesse, et tout un peuple, qui ne va pas voter à la primaire démocrate, sont déjà venus le rencontrer.

Clinton a gagné à New York par un peu plus d'un million de voix contre environ 750 000 à Sanders, à comparer aux 3 millions qui se seraient manifestés, mais trop tard. Sans parler des électeurs qui ont « mystérieusement » disparu des listes, surtout à Brooklyn, quartier pro-Sanders -200 000 électeurs environ, pourtant inscrits quant à eux, le maire de New York Bill de Blasio reconnaissant la disparition mystérieuse de 70 000 électeurs. Le déroulement des primaires new-yorkaises relevant d'une loi de l'Etat, et étant financé par les contribuables, des procédures sont engagées.

Dans ce cadre et avec ce système, Sanders a actuellement 1414 délégués pour la convention finale, et Clinton 1704. Mais quand bien même Sanders aurait la majorité, les « super-délégués » sont là pour y veiller : préalablement désignés par l'appareil ou par les élus, au nombre de 712, environ 550 se sont déjà prononcés évidemment pour Clinton, contre moins d'une quarantaine pour Sanders !

Celui-ci demande, démocratiquement, qu'ils répartissent leurs votes en fonction des résultats, soulignant par exemple que dans l'Etat de Washington (Seattle) il a fait 76% des voix mais que tous ces messieurs-dames annoncent voter Clinton. Si, sur la base des résultats actuels, les super-délégués répartissent leurs voix conformément au vote de « la base » (ce qui avait permis, en 2008, à un certain Barack Obama de passer devant Clinton), alors certes Clinton reste majoritaire, mais sans franchir la barre qui la fait investir obligatoirement. On aurait donc dans ce cas une « convention disputée » qui aurait à choisir qui présenter, non seulement en fonction de tout ce qui vient d'être exposé – les résultats, les contestations, etc.- mais en fonction de critères politiques.

Des critères politiques, donc. D'abord, qui est le plus à même de battre Trump ? C'est seulement depuis le retrait de Cruz que sont opportunément apparus des sondages donnant Clinton avec 13 points d'avance sur Trump. Jusque là tous les sondages donnaient un écart beaucoup plus réduit et quelques uns donnaient Trump gagnant. Les sondages, évidemment moins nombreux mais tout de même largement connus et diffusés, envisageant un duel Sanders-Trump, ont au contraire tous donné Sanders gagnant et tous l'ont placé devant avec un meilleur écart que Clinton.

Les sondages valent ce qu'ils valent mais justement : de tels résultats contredisent tellement tout ce que veut et pense la classe dirigeante et le monde des instituts et des commentateurs, que ceux-ci valent en fait beaucoup. Ils révèlent en réalité que Sanders, s'il était le candidat démocrate, serait à même de drainer une partie de l'électorat mécontent de Trump, mais Clinton, certainement pas.

Des critères politiques : Sanders met en avant la différence des programmes et jette un doute bien légitime sur la « gauchisation » de Clinton qui s'est mise à parler de salaire minima et s'est même risquée, à New York, et parce que Sanders le faisait, à aller faire un petit tour sur un piquet de grève à l'entreprise Verizon. Mais personne ne croit que Clinton combattra Wall Street, évidemment, puisqu'elle en est l'émanation, ce que Sanders n'a cessé de dire. Qu'elle renonce au traité commercial transatlantique, c'est possible, car là c'est toute la classe dirigeante du pays qui hésite, ce qui est donc une autre question.

Des critères politiques : la réalité des meetings, les sondages et les votes ont clairement montré un engouement dans la jeunesse pour Sanders, le mot « socialisme » n'étant plus tabou. Les moins de 40 ans l'éliraient, et largement.

Des critères politiques, enfin : Clinton a de sérieuses casserrolles qui vont tinter pendant la campagne, le FBI enquête sur ses exploits de secrétaire d'Etat, et on en passe …

Ce qui est en train d'être démontré à propos du parti démocrate.

Bref, résumons les choses : si le parti démocrate était démocrate, et si c'était un parti, s'imposerait l'intérêt démocratique qu'il investisse Sanders. C'est ce dont la démonstration est en train d'être faite. Mais comme le parti démocrate n'est pas démocrate, et n'est même pas un parti mais, au même titre que son frère ennemi républicain, est plutôt un système institutionnel au service du capital, il est programmé pour ne pas investir celui qui, du point de vue de la démocratie, et même du point de vue de la démocratie dans l'esprit de la constitution américaine, devrait l'être.

Ce sont Sanders et le mouvement pro-Sanders qui ont provoqué cette éclatante démonstration. Sanders n'est pas un leurre de l'appareil démocrate comme le prétendent encore divers groupes d'extrême-gauche, il est issu du mouvement ouvrier et pas du Parti démocrate, et c'est précisément pour cela qu'il a pu dans cette primaire se poser en seul candidat démocrate conséquent jusqu'au bout, finissant par incarner l'esprit de ce que le parti démocrate (comme avant lui, d'ailleurs, les Républicains d'avant Roosevelt ! ) prétend être, mais n'est pas.

Un mot sur le « vote noir pour Clinton ».

Clinton n'a que deux votes assurés, celui de Wall Street et le « vote noir ».

Ce dernier lui a déjà été indispensable dans la primaire. Mais il ne s'agit pas du vote des masses noires, qui ne votent pas, mais du vote des couches "moyennes" noires influencées par les élus locaux démocrates et les cadres de diverses organisations, structurés par les églises baptistes, qui ont monopolisé la représentation des noirs dans les Etats du Sud en récupérant à leur profit les restes des mouvements pour les droits civiques (que H. Clinton combattait dans sa jeunesse quand Sanders y militait), les secteurs les plus radicaux sortant quant à eux des processus électoraux, voire, dans le cas de Luis Farrakhan, soutenant … Trump, contre « les sionistes ».

Le discours récemment importé en France selon lequel il faut reconnaître le « droit à la non-mixité » et soutenir les organisateurs des mouvements non-mixtes censés détenir la parole et la représentativité des « dominés », ce discours aux Etats-Unis veut majoritairement dire : votez Clinton, votez Wall Street.

Les arguments « de race » et « de genre », c'est-à-dire les arguments racistes et sexistes se présentant faussement comme avancés du côté des « dominés », ont d'ailleurs largement servi à attaquer la candidature « blanche » de Sanders et la jeunesse « blanche » qui le soutient, au service de Clinton et de Wall Street.

Il est probable que face à Trump le « vote noir pour Clinton » fonctionnerait, mais ce serait pour lui une ultime étape, car la jeunesse noire a commencé à basculer et à chercher, en tant que jeunesse noire, l'alliance contre Trump et contre Wall Street, comme on l'a vu à Chicago quand, ensemble, jeunes supporters de Sanders et militants de Black lives matter ont pris d'assaut un meeting de Trump.

Les deux raisons pour lesquelles Clinton peut faire élire Trump.

Face à Trump, admettons donc que le seul vote de masse assuré pour Clinton sera le vote noir dans le Sud, et dans une certaine mesure le vote latinos. Son image de milliardaire aux dents qui rayent le parquet depuis des années sera, par contre, désastreuse dans la masse de la population du reste du pays. Voila une première raison pour laquelle Clinton peut s'avérer une machine à faire voter Trump.

La deuxième raison tient à Trump lui-même. C'est un président que le capital US peut parfaitement accepter et gérer. Et une grande partie de sa percée tient non pas à son caractère « antisystème » comme le disent les analystes superficiels, mais à la crise du « système » lui-même, notamment aux hésitations de l'impérialisme nord-américain en matière de politique internationale, hésitations qui ont dominé les deux mandats d'Obama.

Trump est ou passe (car Trump est instable et manipulable) pour isolationniste : America first. C'est un républicain qui condamne la politique de déploiement planétaire des années Bush. Il n'entend pas, dit-il, gouverner le monde seul, mais le faire main dans la main avec ceux qui voudront bien – Poutine assurément, Xi Xinping peut-être, mais c'est moins sûr car l'antagonisme économique avec Pékin est plus fort.

Il vient justement, pour donner des gages, de prononcer un grand discours de politique étrangère. Ce discours contient, en mode « Trump », toutes les contradictions de l'impérialisme nord-américain aujourd'hui : la note isolationniste voire protectionniste domine, mais il n'a pas pu s'empêcher en conclusion de proclamer que, lui élu, l'Etat Islamique sera liquidé en quelques jours, ce qui contredit la tonalité d'ensemble et ne donne pas un sentiment de force, mais d'instabilité.

Clinton, Trump, et le monde.

L'impérialisme nord-américain n'est pas sorti de l'auberge.

Clinton est, elle, interventionniste ainsi qu'on le souligne souvent. Mais elle aussi laisse entendre qu'elle pourrait reculer sur le Traité transatlantique qu'Obama s'acharne encore à « vendre » (en fait, le référendum britannique et l'évolution des crises sociales et politiques en Espagne et en France auront beaucoup de poids sur cet enjeu d'ici son éventuelle élection).

Secrétaire d'Etat d'Obama, Clinton avait été parfois tenue à l'écart par la garde rapprochée d'Obama et c'est dans ce cadre qu'elle a commis diverses « fautes » qui pourraient lui coûter cher (l'affaire des mails, mettant en cause la « sécurité nationale », va forcément lui rebondir à la figure même si Trump ne s'en charge pas …).

Mais elle avait donné une direction en 2010-2011 : le recentrage sur « l'axe Asie-Pacifique » par rapport au Proche et Moyen Orient (et aux rapports spéciaux historiquement noués avec l'Arabie saoudite et avec Israël). Ce recentrage a été renvoyé au second plan par les faits (révolutions arabes, guerre syrienne, Ukraine), et constituait une sorte de voie médiane entre l'activisme pétrolier et idéologique des années Bush et le simple isolationnisme, voie médiane qui reconnait dans la Chine à la fois le principal partenaire et le principal adversaire.

Que ferait Clinton une fois élue ? Le paradoxe, que bien des analystes n'ont pas encore réalisé, est que la réponse à cette question comporte plus encore de zones d'ombre que pour la même question posée à propos de Trump !

Conclusion provisoire.

Donc, pour en revenir à Sanders, la démonstration qui est en train d'être faite est que, malgré les dangers d'affrontements civils, d'isolationnisme, que présente Trump, le capital qui tient les rênes des deux partis préfère tenter Clinton au risque, accepté sinon acceptable, de Trump.

C'est d'ores et déjà là un bilan d'effondrement pour l'ordre politique établi nord-américain. Reste à frayer la voie à une solution démocratique par en bas, qui passera forcément par l'organisation indépendante des millions qui ont construit le « moment Sanders ».

VP, le 6 mai 2016.

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