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Billet de blog 8 janv. 2021

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Rente foncière et devenir du capital et du monde.

Troisième et dernière partie de notre commentaire analytique des Limites du capital, de David Harvey.

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Les chapitres 11 à 13.

Les travaux de Marx sur la rente foncière.

Les grands travaux de Marx sur la rente foncière, surtout dans les chapitres 8 à 14 des Théories sur la plus-value et dans la sixième section du livre III du Capital, sont la partie la moins connue, la moins résumée et la moins commentée de l’œuvre de Marx. Et, lorsque les digests de Marx (de Karl Kautsky à Alain Bihr) veulent bien la prendre en compte, c’est généralement pour l’aplatir sur Ricardo, le grand économiste classique du premier XIX° siècle anglais, en expliquant que Marx reprend l’essentiel de sa théorie de la rente (ce qui n’est qu’une apparence car il la reprend pour la critiquer, en souligner les apories et la dépasser), et la schématiser d’une manière qui la tronque complétement et en détruit toute la dynamique critique.

Marx n’a en fait jamais cessé de travailler sur les questions foncières et agricoles, et par ce biais sur les sujets que l’on a depuis appelés « environnementaux » ou « écologiques », et il a laissé ce travail dans un état inachevé. En faire une théorie finie, c’est l’escamoter. C’est pourquoi les chapitres des Limites du capital sur cette partie de l’œuvre de Marx ne peuvent que procurer un plaisir théorique de haute volée, car Harvey en saisit l’importance, ne la cantonne pas à l’agriculture, et la lit attentivement, ses propres catégories géographiques du capital (capital fixe, fonds de consommation, environnement bâti), présentées au chapitre 8, pouvant s’étayer solidement sur les fondations que l’on peut trouver, en cherchant, dans les brouillons touffus de Karl Marx.

La rente absolue.

La rente foncière est un prélèvement d’une part de la survaleur, effectué par la propriété foncière. Il y a, a priori, deux types de rente foncière chez Marx : la rente absolue et la rente différentielle. Ricardo ne connaissait que celle-ci, et, se cantonnant à l’agriculture, il l’expliquait par les différences durables de fertilité du sol, les prix des produits de la branche (produits alimentaires surtout) s’alignant sur ceux des plus mauvais terrains, ce qui procure un surprofit aux fermiers capitalistes produisant dans les terrains plus fertiles, que les propriétaires leur prélèvent sous forme de rente.

Mais la rente absolue ne peut pas s’expliquer ainsi puisqu’elle est prélevée aussi sur les plus mauvais terrains. Elle semble donc ne reposer sur aucune part de la survaleur, ce qui pourrait contredire la théorie de la valeur ancrée dans le temps de travail socialement nécessaire. La « solution » que Marx trouve, en 1862, à ce problème, en même temps qu’il élabore sa conception de la formation d’un taux de profit général, est la suivante : la branche agricole a une composition organique du capital plus élevée (beaucoup de main-d’œuvre par rapport au matériel, donc un sous-développement structurel de l’agriculture par rapport à l’industrie), elle créé donc plus de survaleur, mais la propriété foncière prélève ce surplus en empêchant l’alignement des prix agricoles sur le profit moyen, donc en les renchérissant.

Les objections théoriques et historiques à cette « solution » sont considérables. Marx se fait à lui-même la plus évidente : la rente absolue est vouée à disparaître si l’agriculture finit de se moderniser, ce qui doit arriver. Pour Harvey, si Marx, finalement, laisse tomber ses recherches sur la rente absolue pour s’engager dans des travaux très minutieux sur la rente différentielle, c’est parce qu’il a réalisé que la rente différentielle, même seule, est à même d’expliquer un prélèvement rentier sur la totalité des terrains. Le problème théorique se déplace donc sur la rente différentielle (signalons que dans l’édition française, les références aux pages du livre 3 du Capital sur ces sujets sont toutes erronées, suite à des coquilles). Marx aurait finalement réalisé que « la rente absolue n’est pas la catégorie qui compte ».

Il me semble plutôt que Marx ne renonce en rien au caractère « absolu » de la rente, mais qu’il envisage que la rente différentielle soit, de fait, la véritable rente absolue. Au chapitre 45 du livre III du Capital (qui, malgré sa numérotation par Engels, précède en réalité les chapitres consacrés à la rente différentielle), il explicite la possibilité d’une rente différentielle prélevée même sur le plus mauvais terrain, le « différentiel » opérant non entre terrains, mais entre investissements de capital dans le sol. Surtout, Marx a envisagé dans ce chapitre un prélèvement de la rente absolue prenant la forme d’un impôt, et l’a écarté non pour des raisons théoriques fondamentales, mais parce que son hypothèse provisoire, dite « solution de 1862 », pouvait le permettre.

Dans les Théories sur la plus-value, chapitre 8, il estime que la forme idéale pour le capital est celle de l’étatisation des terres, sur lesquelles l’État perçoit un impôt, qui n’est autre que la rente : le sol alors « affronte la classe ouvrière comme condition de production ne lui appartenant pas, et ce but est parfaitement atteint lorsqu’il devient propriété de l’État, donc lorsque c’est l’État qui perçoit la rente foncière ». Et il précise que cette étatisation n’est pas du tout la même chose qu’une véritable « propriété du peuple » ou common property. Voilà qui est chaud à la vue de l’histoire soviétique et chinoise du XX° siècle !

Cette possibilité de l’étatisation capitaliste du sol est relativisée par Harvey en fonction de l’idée selon laquelle la propriété foncière a aussi pour rôle de conforter la propriété privée en général, et donc que son expropriation totale dans le cadre capitaliste fait plutôt peur, malgré tout, aux capitalistes. Il n’empêche que, pour Marx, si les propriétaires fonciers peuvent être éliminés sous le capitalisme, la propriété foncière ne peut l’être, or, elle n’existe que s’il y a rente, paiement pour l’espace. « Le propriétaire foncier privé n'est pas un agent de production nécessaire pour la production capitaliste, bien que pour celle-ci il soit nécessaire que la propriété foncière appartienne à quelqu'un -à condition que ce ne soit pas au travailleur- donc à l’État par exemple. » (Théories sur la plus-value).

Marx, en passant à l’analyse des rentes différentielles, ne perd pas de vue le caractère « absolu » de la rente, lié, je vais y revenir, au caractère fondamental du rapport foncier.

Les rentes différentielles.

Harvey adresse des critiques à Marx qui visent surtout son point de départ pris chez les économistes classiques, puis il met en évidence la dynamique de ses travaux, qui dépasse largement ce point de départ. Marx « aurait dû dire que les rentes sont simultanément déterminées par la pluralité des activités concurrentes ». Mais le postulat de la détermination de toutes les rentes (agricoles et non agricoles) par celles des terres à blé, vient d’Adam Smith. Celui de la détermination des prix de production agricoles par les plus mauvais terrains vient de David Ricardo, et est une généralisation de la situation très particulière de l’Angleterre en guerre au moment du décollage industriel (1776-1815).

Marx introduit une distinction entre deux sortes de rentes différentielles, qui dans la pratique se combinent indissociablement. La rente « de type 1 » (RD1 chez Harvey, que l’on pourrait aussi appeler rente extensive), repose sur les différences initiales et durables de fertilité entre les terrains ; elle est, en ce sens, spatiale. La rente « de type 2 » (RD2 chez Harvey, que l’on pourrait aussi appeler rente intensive), repose sur les différences de rentabilité du capital investi dans le sol ; elle est, en ce sens, temporelle. C’est lors des changements de bail que le surprofit de ce capital passe dans la rente foncière : le capital investi dans le sol est fétichisé comme propriété naturelle de celui-ci. Dépassant les résumés de Marx qui n’aperçoivent en rien cette dynamique de son travail, Harvey montre que chez Marx le prélèvement rentier « a bel et bien une incidence sur les prix de marché et l’accumulation du capital. ».

Harvey illustre cette incidence chez Marx par les cas du capital additionnel investi sur le plus mauvais terrain, quand le propriétaire parvient à fixer sous forme de rente le surprofit réalisé alors, agissant du coup sur les prix de la branche ; du capital additionnel sous-productif tenté de se reporter sur des terres de forte fertilité, mais dont l’investissement peut être dissuadé par la rente à payer ; et de l’incitation aux investissements intensifs, plus productifs, que constitue un rapport rente/surface et donc aussi un prix du terrain plus élevé. Il est donc démontré que « La propriété foncière peut avoir un effet positif, négatif ou neutre sur les prix de marché, l’accumulation du capital, le degré de dispersion de la production et ainsi de suite. » La rente peut être « socialement nécessaire, absolument délétère ou indifférente » à l’accumulation du capital – une position qui suppose implicitement qu’il y a une accumulation « saine » souhaitable …

Le constat de ces conclusions implicites dans les travaux de Marx est exact. Harvey n’intègre pas à son analyse les catégories agronomiques de Marx, alors que ceci l’aurait ici étayée car la relation entre les deux types de rentes différentielles leur est liée : fertilité naturelle, fertilité artificielle, fertilité économique/agronomique combinant les deux. S’il ne le fait pas, c’est sans doute pour les mêmes raisons qui lui ont fait juger confuse la catégorie, fondamentale chez Marx, de la composition organique du capital, qui présente des analogies évidentes avec ces catégories agronomiques. De même ne souligne-t-il pas l’analogie entre la rentabilité souvent décroissante des capitaux investis dans le sol, et la tendance à la baisse du taux de profit général.

Il me faut maintenant expliquer les nuances que j’ai signalé, tout en tirant une grande satisfaction de celle-ci, au fur et à mesure de ma lecture de Harvey sur Marx et la rente foncière.

Le rapport foncier.

La rente foncière opère au niveau de la distribution de la survaleur. Mais le rapport foncier, dont elle est l’expression, et non la cause, est pour Marx une précondition fondamentale du mode de production capitaliste, qui doit être reproduite par celui-ci. Le rapport foncier est identique à l’expropriation des producteurs directs, qu’ils soient individuels ou communautaires, et à sa reproduction. Les prolétaires doivent être libres et sans moyens de production, c’est-à-dire qu’ils ne doivent pas être attachés à la terre et doivent en être privés. Le rapport foncier constitue le prolétariat dont le capital s’empare en se subordonnant formellement et réellement le travail. Le simple fait d’occuper un emplacement sur la planète ne saurait être gratuit, cela bien que l’espace, qui n’est pas en tant que tel un produit du travail humain, n’a pas de valeur. En ce sens, le rapport foncier n’est pas un simple rapport de distribution, déterminant en fait la distribution sociale des moyens de production.

Le mode de production capitaliste comporte trois rapports sociaux, étroitement articulés, véritablement fondamentaux : le rapport foncier en tant que sa précondition, le rapport salarial en tant que son contenu qui le produit et le reproduit en l’élargissant, et le rapport marchand en tant que mode de relation entre tous les sujets individuels, y compris en dehors du rapport salarial direct, que le capital généralise. Ces trois rapports sont simultanés. Mais un seul est au sens strict un « rapport de production » se situant dans la seule production, c’est le rapport central qu’est le rapport salarial. Pourtant, les rapports foncier et marchand sont indispensables au rapport salarial aussi. Et ils sont tous deux d’origine précapitaliste, mais ils ont été remodelés et refondés par le capital.

Le rapport financier (le taux d’intérêt) est lui aussi nécessaire, mais en même temps postiche. Il est nécessaire en tant que rapport secondaire. Ce n’est pas le cas du rapport foncier, absolument primaire.

Chez Marx, nous avons un rapport social fondamental qui agit (comme les autres) par la médiation concurrentielle. D. Harvey, lui, voit dans la préoccupation de Marx pour la rente foncière, et dans l’inachèvement patent de ses travaux très approfondis sur ce sujet, une confirmation de sa propre tendance à situer les contradictions du capitalisme et les possibilités, certes précaires voire infimes, d’équilibre, dans la sphère de la distribution. La rente foncière peut en effet sembler un rapport de distribution, qui plus est interne à la classe dominante. Elle joue « un rôle stratégique de coordination dans le mode de production capitaliste », à l’instar, rappelle Harvey, du taux d’intérêt, dont il vient au chapitre précédent de montrer qu’il devrait être le régulateur d’une accumulation équilibrée, tout en disant que ça ne peut pas marcher. Son enquête vise donc à établir, avec une forte présomption pour une réponse positive, si « la circulation du capital en quête de rente » ne joue pas un tel rôle de coordination.

Et cela est exact. Dans la production capitaliste, le rôle de la rente est considérable et indispensable à la liquidité du capital, non attaché au sol. La démonstration de Harvey est ici des plus solide, tout en révélant les présupposés implicites qui différent chez lui de ceux de Marx :

« Si le capital acquiert un droit perpétuel sur les améliorations permanentes qu’il apporte [s’il est donc victorieux de la propriété foncière], les excédents de profit deviennent un élément permanent, et non plus transitoire, de la concurrence pour la survaleur relative. Cela affaiblira les forces qui relient l’exploitation de la terre à la concurrence ; cela entrainera une distorsion de l’allocation du travail social aux activités, eu égard à l’équilibre de l’accumulation ; et cela aboutira presque à coup sûr à une concentration excessive des activités dans l’espace. Le procès capitaliste d’accumulation connaîtra une série de graves déséquilibres. »  

Nous retrouvons ici l’indistinction, contraire à la méthode de Marx, entre surprofits et survaleur, niveau concurrentiel et accumulation globale. Le processus ici décrit est bien réel, mais en termes marxiens, il se résume ainsi : si les surprofits dégagés par les investissements de capital dans le sol et les infrastructures n’étaient pas pompés par la propriété foncière sous forme de rente, l’augmentation de la productivité en survaleur relative, et la tendance à la baisse du taux général de profit, seraient dangereusement accélérés. Le prélèvement rentier agit donc comme un facteur contrecarrant l’emballement de l’accumulation puis la chute du taux de profit.

Ce qui est pris par la propriété foncière au capital, revient par un autre biais, car la rente foncière capitaliste, c’est du capital. En majorité - et Marx observe ce phénomène aux origines, dans le compromis social et politique entre aristocratie foncière et City lors de la seconde révolution anglaise du XVII° siècle – la rente devient du capital-argent, et circule via le crédit. Le lien organique entre rente et crédit est plus précis encore : le prix de la terre est de la rente capitalisée, c’est-à-dire qu’il dépend du montant de la rente (ou des loyers pratiqués dans l’immobilier) multiplié par le taux d’intérêt en vigueur (capitalisation). Avec le salaire « prix du travail », l’intérêt « prix de l’argent », le prix de la terre est l’une des trois formes irrationnelles, mais nécessairement irrationnelles, du mode de production capitaliste, selon Marx – et peut-être bien la plus irrationnelle des trois.

Le taux d’intérêt joue ici un rôle certes important, mais pas tout seul : le niveau de la rente intervient tout autant, les deux se compensant. Du coup, les prix fonciers relèvent de la catégorie du capital fictif : ils sont une revendication anticipée sur des revenus rentiers, portions de la survaleur, futurs. Le paiement des terrains n’est pas un investissement de capital constant, mais une dépense de capital-argent. Le paiement des loyers et des prix fonciers et immobiliers par les prolétaires et les paysans, quant à lui, excède de très loin la valeur réelle des terrains et des bâtiments, et constitue un pur tribut assurant leur maintien à leur « rang » de prolétaires ou de petits paysans, car eux ne peuvent anticiper aucun retour sur investissement futur de ces achats-là. « Le prix du foncier doit se réaliser dans l’appropriation de la rente future, qui repose sur le travail futur. »

Conclusion : marchés fonciers et capital fictif fusionnent. Harvey a d’une certaine façon raison de voir le rôle « socialement nécessaire » de la propriété foncière se révéler ici : « … si le capital porteur d’intérêts circule sur des marchés fonciers perpétuellement en quête de rentes foncières plus élevées et s’il détermine les prix en conséquence », alors « la circulation du capital porteur d’intérêts favorise des activités conformes aux usages supérieurs et optimaux du terrain, non pas simplement dans le moment présent, mais aussi en anticipation de la production future de survaleur. »

La généralisation de la théorie des rentes différentielles par Harvey, ou la production des configurations spatiales.

Au chapitre 12, Harvey présente de manière très claire ce qui est, au fond, une généralisation, dépassant l’agriculture, des déductions implicites des travaux de Marx sur les rentes différentielles.

Dans la concurrence, les capitalistes jouent sur le changement technologique et sur le changement situationnel. Par conséquent, la découverte par Marx de la combinaison entre les deux types de rentes différentielles a une portée générale, non limitée à l’agriculture, le changement situationnel étant dans cette correspondance l’équivalent des surprofits sur lesquels se fonde la rente différentielle de type 1, et les changements technologiques la source des surprofits prélevés par la rente différentielle de type 2, les deux se combinant de façon indissociable à l’échelle sociale.

Le prélèvement rentier « contraint les capitalistes individuels à rester sur le droit chemin, c’est-à-dire à tenter d’obtenir des excédents de profit par le changement technologique », mais le développement qui s’ensuit voit grandir la contradiction de deux tendances concrètes, celle de la concentration spatiale des activités et celle de la dispersion reconstituée par division géographique du travail.

Nous retrouvons la dynamique combinée et contradictoire de la concentration de capital fixe et de la dispersion de capital circulant, dans laquelle la circulation du capital-argent porteur d’intérêt joue un rôle hégémonique via les trois marchés financiers du foncier, de l’immobilier, et de la dette publique. Les équilibres sont faits et défaits à un coût social (et, ajouterais-je, environnemental) énorme, sans qu’aucune combinaison rationnelle ne puisse être installée dans la durée (les combinaisons qui durent un certain temps, parfois quelques générations, reposent sur des « alliances » sociales territorialement fondées).

Tout ce circuit doit être encore complété par une composante essentielle, celle des infrastructures sociales qui sont forcément territorialisées. Cette expression englobe tout ce qui concerne la production de la force de travail, sauf sa création initiale - qui est hors capital, dans la reproduction biologique, et forcément en grande partie aussi culturelle, historique, etc., des travailleurs eux-mêmes. Elle comporte donc l’école, la santé publique, la répression, les systèmes sociaux, etc., l’État, « gestionnaire général de la production et de la reproduction des infrastructures sociales (y compris de lui-même) », étant ici le principal investisseur (mais pas le seul).

Les infrastructures sociales ont une relative permanence qui peut fonder des prélèvements rentiers. Elles ont aussi, effectivement, un « coût », direct et indirect, qui prend une forme fiscale et qui dépend de l’usage destructeur ou non qui en est fait : « le parallélisme avec la fertilité des sols est évident », note Harvey dans une parenthèse qui est une véritable pépite théorique.

Les infrastructures sociales (ce qu’en France on appelle « services publics » et « protection sociale ») entrent dans le circuit du capital et dans ses contradictions. Il y a concurrence des États et de chaque échelon territorial en la matière, notamment concurrence pour attirer le capital-argent qui finance leur dette publique. « Le principe général de la dévalorisation se convertit donc en dévalorisation et destruction sociale spécifique à l’État. » Ainsi, certains de ces investissements publics ou sociaux sont « la pointe avancée des futurs flux de capital » mais ils peuvent se trouver dévalorisés et échouer.

Conclusions théoriques générales.

L’on peut ramener les principes théoriques généraux tirés par Harvey de son développement sur la localisation du capital, intégrant l’élargissement de la théorie marxienne des rentes différentielles des deux types, à trois points.

Premièrement il est possible de formaliser les circuits globaux du capital. C’est le schéma de la p. 507. Au circuit central qui relie la production de la valeur et de la survaleur à la consommation des marchandises et à la reproduction de la force de travail, se greffent les circuits secondaires mais nécessaires du capital fixe dans sa double forme de biens durables productifs et d’environnement bâti, et du fonds de consommation qui présente la même double forme, les deux étant reliés entre eux ainsi qu’à la production et la consommation par le marché du capital-argent, d’une part ; et se greffe aussi le circuit des dépenses sociales et celui des fonctions étatiques ou paraétatiques dans la technologie, la science et l’administration (un point peu développé mais impliqué dans le présent livre), l’un et l’autre étant reliés à la production et à la consommation par le marché du capital-argent ainsi que par l’impôt.

Deuxièmement, la notion développée ailleurs par Harvey de spatial fix découle de son présent exposé, à savoir qu’il doit y avoir à la fois fixation d’une part du capital et du travail, et déploiement spatial dont la mobilité est liée contradictoirement à la base fixée. Ceci se vérifie dans les différentes dimensions des réseaux marchands et de transports, des infrastructures sociales en zones centrales par opposition à des zones soi-disant périphériques, de la relation entre monnaie planétaire de crédit fictif et bases monétaires nationales. Chaque puissance capitaliste dispose d’un point d’ancrage et de ramifications lointaines. Cette combinaison se vérifie dans l’histoire des centres d’accumulation financière successifs, dans une perspective « braudélienne », où l’on constate que le « fix » de ponctuel devient progressivement monstrueux : Venise, Gènes, Hollande, Grande-Bretagne, États-Unis, Chine … La création répétée de paysages façonnés par le capital ne résout pas ses contradictions mais les élargit à une échelle toujours plus gigantesque.

Troisièmement, selon Harvey, « … l’espace et le temps sont ramenés à une mesure commune socialement déterminée : le taux d’intérêt, qui représente lui-même la valeur en mouvement. »

Ce dernier point, plus fondamental et plus strictement théorique, me semble beaucoup plus contestable. Le taux d’intérêt a bien entendu une grande importance, mais, dans l’analyse marxienne du mode de production capitaliste, il est un élément second certes nécessaire, mais non pas premier. Résultant de manière non déterministe, erratique et dépourvue de loi à proprement parler (d’où l’importance des facteurs coutumiers et politiques dans sa détermination), des rapports de valeur, il ne parvient pas à les résumer, et en ce sens il n’est pas le représentant de la valeur en mouvement, mais d’un seul des moments de ce mouvement, celui de l’offre et de la demande de capital-argent, et encore avec bien des décalages.

Les trois ratios fondamentaux, correspondant respectivement au rapport salarial, au rapport marchand et au rapport foncier, que sont le taux d’exploitation du travail ou taux de survaleur, le taux de profit, et le taux de rente, sont déterminés en dehors du taux d’intérêt, et ce sont eux qui le déterminent indirectement à travers le rapport d’offre et de demande de capital-argent. Taux d’intérêt et système de crédit sont certes les représentations du capital en général, mais de manière contradictoire et ils ne parviennent par nature jamais à modéliser comme il conviendrait « la valeur en mouvement ». Par conséquent, le rôle régulateur dévolu par Harvey au taux d’intérêt ne correspond pas aux processus réels, ce qu’il ne cesse d’ailleurs d’indiquer, et parfois de déplorer, lui-même, comme s’il était possible qu’une accumulation de capital et une réalisation de la « loi de la valeur » rompant avec ce qu’il nomme de manière récurrente, pour s’en plaindre, « les comportements des capitalistes », pouvait malgré tout advenir.

Nous touchons là à la principale limite de la lecture de Marx par Harvey, malgré les nombreux éléments riches et utiles qu’elle nous apporte. Tout en condamnant le capitalisme et les capitalistes, elle semble se mouvoir dans un cadre qui reste lié à la valorisation et à l’accumulation comme finalité inévitable de la société humaine.

La théorie des crises « troisième mouture ».

Dans le dernier chapitre, Harvey donne une description des luttes territoriales et des concurrences par lesquelles se développent les contradictions du capital, que nous pouvons ne pas détailler car nous la connaissons déjà dans ses grandes lignes, et aussi parce que les aspects sociaux/territoriaux des contradictions sociales sont tout même intégrés et connus en dehors de Harvey, à qui l’on doit en grande partie l’impulsion à les analyser ou, au moins, à les décrire. De fil en aiguille, l’exposé se concrétise : on en arrive à l’impérialisme et aux deux guerres mondiales du XX° siècle, présentées comme des crises « troisième mouture ».

 « … les armes ne doivent pas seulement être achetées et réglées grâce aux excédents de capital et de force de travail : elles doivent aussi être utilisées. C’est en effet le seul moyen dont dispose le capitalisme pour atteindre les niveaux de dévalorisation nécessaires », par lesquels la dévalorisation devient l’ultime « solution spatiale », celle de la « destruction géographique inégale ». La dernière phrase du livre est donc : « Peut-on imaginer meilleure raison de déclarer que le capitalisme doit à présent se retirer pour faire place à un mode de production plus sensé ? »

* * *

On ne peut que partager ce final, et plus encore en 2021 qu’en 1982. Et pourtant, juste avant le processus d’effondrement à la fois financier, pandémique, écologique, alors que les insurrections populaires s’étendent sur la planète et que la menace de guerre s’étend elle aussi, David Harvey, en décembre 2019, a créé une certaine surprise voire un certain malaise en déclarant dans une vidéo que le capitalisme est devenu trop grand pour tomber, tout en étant en même temps trop monstrueux pour durer.

Beau résumé de la manière dont, déjà, en 1982, il formulait sa représentation des contradictions du capital, en la poussant à son aboutissement. Ceci le conduit logiquement à affirmer qu’il ne faut surtout pas essayer une sortie révolutionnaire du capitalisme à la façon « socialiste ou communiste » d’antan, tout en estimant que le contenu véritable des mouvements de protestation sociale contemporains, n’est pas le renversement de l’ordre social, mais sa régulation, pour qu’il soit moins inégal, moins injuste, et pour faire face au changement climatique.

Sa conclusion – imprégnée de scepticisme ironique - est donc qu’il faut prendre en main le capitalisme pour l’organiser et le faire sortir tout doucement de l’accumulation insensée d’aujourd’hui en le réorientant vers la production de valeurs d’usage. Sauver, en somme, le capitalisme des capitalistes. C’est très difficile – aussi difficile que le taux d’intérêt d’équilibre, n’est-ce pas ! - mais c’est la voie étroite entre la révolution qui fait tomber le capitalisme, qui nous tombera dessus en nous réduisant tous à la famine (c’est textuellement ce que Harvey veut éviter en évitant la révolution), et la poursuite du capitalisme « néolibéral », qui pourrait bien avoir le même résultat.

Le petit problème, sous-jacent dans le sourire en coin de David Harvey, est que le capitalisme c’est l’accumulation sans fin. Soit on en sort, soit on le reproduit - sa sage solution risque donc très fortement de ne pouvoir être, et encore temporairement, applicable, qu’après un nouveau cycle d’effondrement et de destructions cataclysmiques – cycle qui est vraisemblablement en train de s’engager. Et donc, préconiser cette apparente sagesse revient à participer à la folie !

Cette position a surpris les laudateurs « anticapitalistes » de Harvey et certains l’ont accusé de trahison voire de sénilité. Elle est en parfaite cohérence avec la manière dont, dans son grand livre de 1982 l’horizon n’est pas la sortie du monde de la valeur, mais la gestion planifiée de la valeur, l’équilibre d’une accumulation continuée, d’un capital qui, par la magie de l’art des banquiers centraux, connaîtrait une croissance saine, quitte à y arriver … après quelques grosses destructions !

La contradiction de ce grand livre est d’exposer continuellement les contradictions insolubles dans le cadre du capital, qui sont celles du capital, et de rechercher non moins continuellement le point d’équilibre qui les neutraliserait, version anticipée et sophistiquée du « développement durable » et de la « transition » que les professeurs d’Histoire-Géographie sont censés seriner à leurs élèves pendant que le monde brûle. A travers le désir d’y arriver, David Harvey nous a offert une démonstration souvent implacable de l’impossibilité d’y parvenir.

Reste la seule issue réaliste : que les mouvements insurrectionnels sur la planète, pour le droit à la vie, la justice sociale et l’arrêt de la destruction des milieux de vie, prennent le contrôle des États et des capitaux et stoppent la recherche du profit, ce par quoi les capitaux socialisés et gérés démocratiquement ne seraient plus des capitaux, et les rapports salarial, marchand et foncier entreraient en extinction, le premier par la socialisation de la grande production, le second par la distribution des biens d’usage indispensables, le troisième par la reconnaissance du droit de tous à vivre et à avoir un lieu gratuit où se poser.

Toutes choses impossibles sans la destruction des appareils d’État existant (mais pas des services publics et sociaux, bien au contraire), et de leurs institutions internationales communes, notamment en matière militaire et financière, car la production et la circulation des moyens de destruction – armements, capital fictif, extractivisme et infrastructures démentes - pourrait être stoppée sans délais. Cette rupture révolutionnaire n’est pas un héritage imaginaire du XIX° siècle, mais une nécessité vitale, et donc une possibilité humaine, du XXI° siècle.

VP, début janvier 2021.

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