Les chapitres 8 à 10.
Pour passer à sa théorie des crises « seconde mouture » (chapitre 10), Harvey revient d’une part sur la question du capital fixe (chapitre 8), d’autre part sur celle du crédit et de la finance (chapitre 9).
Capital fixe, fonds de consommation, environnement bâti et capital-argent.
Dans la seconde section du livre II du Capital, Marx redéfinit, en fonction de leur rapport à la transmission de la valeur, deux catégories courantes de l’économie politique, celles de capital circulant et de capital fixe. Le capital circulant est fluide : sa valeur est transmise intégralement, par l’action du travail, dans celle de la marchandise produite, et le capital variable, valeur de la force de travail, en fait partie ainsi que beaucoup d’instruments de travail, matières premières, etc. Le capital fixe est (comme son nom l’indique) fixé : sa valeur est transmise, par l’action du travail, de manière progressive, comme « valeur d’usure ». Il y a différents types de capitaux fixes aux périodes de rotation, liées à l’« écoulement » intégral de leur valeur initiale, très différentes, allant de la très longue durée à des cycles quasi annuels.
Or, la vitesse de rotation influe sur la production de survaleur. Le capital cherche à la fois à aller plus vite et à s’accumuler sous forme de capital fixe assurant les conditions de cette accélération. Mais quand il comporte beaucoup de capital fixe, ceci ralentit sa productivité en diminuant sa vitesse de rotation, phénomène qui est une composante de la hausse de la composition organique du capital et de ses effets sur le taux de profits. Marx soupçonne un lien entre les rythmes globaux de renouvellement du capital fixe industriel et les crises décennales du XIX° siècle.
En outre, Marx revient régulièrement sur le besoin de capital-argent. Le renouvellement du capital fixe d’un côté, son amortissement de l’autre, ne peuvent s’en passer. Lorsque les rotations sont rapides, elles ne sauraient se succéder mécaniquement avec un retour au point de départ au terme de chacune, elles doivent se chevaucher pour qu’il y ait continuité et plus de rapidité encore, ce qui demande là aussi un fond de capital-argent permettant cette souplesse. L’élargissement de la reproduction du capital à son tour requiert du capital-argent pour les investissements supplémentaires répondant à la création de survaleur, en même temps qu’une partie de celle-ci doit être « mise de côté » comme capital-argent. Tous ces facteurs font que la circulation plus rapide du capital exige et suscite un cours accéléré de la monnaie.
Harvey signale les difficultés rencontrées par Marx à propos de la transmission de la valeur du capital fixe. Au moins trois données « comptables » interviennent, dans le cas standard (et fondamental) de la machine : son prix d’achat de départ, sa contribution à la production de survaleur durant la production (ce qui, ajouterais-je, détermine sa dévalorisation en cas de non-utilisation, en sus de l’usure technique fréquente en cas de non fonctionnement), et son prix de remplacement (en principe plus faible que le prix d’achat si la productivité du travail a augmenté, mais éventuellement plus élevé s’il faut remplacer la machine par une machine plus chère mais encore plus productive).
La contribution à la création de survaleur, en rendant plus productive sa source qu’est la force de travail en action, constitue la valeur d’usage du capital fixe. Son calcul empirique consiste dans son amortissement en fonction des taux d’intérêts en vigueur, ce qui souligne la relation capital fixe/capital argent de prêt. D. Harvey précise cette relation en distinguant des catégories de capital fixe.
Le capital fixe de grande échelle et de grande durabilité – « … une usine sidérurgique moderne, un complexe pétrochimique, une centrale nucléaire, un grand barrage … » - demande pour sa propre production une période de travail très longue, impossible à assumer de manière capitaliste sauf par le crédit, reliant épargne agrégée et besoins d’investissements. Parmi les grands investissements, certains sont des formes du capital autonomes par rapport aux capitaux particuliers : infrastructures de transports, de communication, d’approvisionnement en eau, de voirie, de flux énergétiques, dont capitalistes et individus font un usage collectif, et qui sont des conditions de production, plus précisément encore que des moyens de production en général. La réalisation de leur valeur et de leur survaleur par leur paiement se fait sous les formes du crédit (annuités et intérêt), comme dans le paiement par location de gros moyens de production.
Le fonds de consommation, allant des logements à la vaisselle en passant par les voitures, qui n’est pas du capital productif et donc pas du capital fixe, entre, comme lui, « dans la circulation du capital porteur d’intérêt », et dans cette mesure, consiste en « capital-marchandise emmagasiné », sorte de symétrique du capital-argent emmagasiné dans le capital fixe.
Capital fixe et fonds de consommation sont réunis par Harvey dans la catégorie de l’environnement bâti, lequel intègre aussi des éléments hérités des modes de production précapitaliste (patrimoine, infrastructures agraires, paysages …), « … marchandise géographiquement agencée, complexe et composite. ». La circulation du capital à travers les sphères du capital fixe et du fonds de consommation, et donc de l’environnement bâti, est appelée par lui circuit secondaire du capital, le « circuit primaire » étant celui de la production proprement dite. Comme le capital circule ici comme capital-argent de prêt, capital fixe et biens de consommation durables étant payés à crédit, le taux d’intérêt est selon Harvey le facteur « qui définit un horizon temporel pour le capital en général. » à travers et par-dessus les différentes vitesses de rotation et de circulation.
Monnaie, crédit, finance.
Le développement du crédit apparaît chez Harvey comme le résultat de la contradiction entre la monnaie comme moyen de circulation et la monnaie comme moyen de paiement, laquelle engendre, avec le capital, des formes toujours plus sophistiquées, sans jamais trouver de solution durable, en se reproduisant toujours à un niveau plus élevé, plus profond, et plus grave. A partir de là « … l’univers complexe du crédit et de la finance est nécessairement érigé sur la base monétaire définie par la production et l’échange marchands simples » et la contradiction à laquelle est confronté le crédit dans le capitalisme, dont il est le « système nerveux central », l’oppose à cette « base monétaire » dans laquelle se rappelle la fonction de la monnaie comme mesure de la valeur – dans la crise.
Pour D. Harvey, en effet, « La valeur d’usage de la monnaie réside dans le fait qu’elle facilite la circulation des marchandises. », et la « contradiction centrale » de la monnaie oppose sa fonction de mesure de la valeur à celle de moyen de circulation. Chez Marx, la valeur d’usage de la monnaie concerne plutôt toutes les fonctions de la monnaie, qui sont trois : mesure de la valeur, moyen de circulation, moyen de paiement d’où relève le crédit. Mais le développement effectif de la monnaie de crédit, pour Marx, ne se produit que sous la domination du capital, bien que l’on puisse se représenter abstraitement ses fonctions dans le cadre de la circulation marchande simple – ce qui s’explique facilement si on la considère comme une composante du capitalisme et non comme un moment historique ou logique antérieur à lui. Il n’est, à cet égard, pas exact que pour Marx «… l’économie monétaire n’a rien de spécifique au capitalisme mais se retrouve dans différents modes de production (Capital, II, p. 103-104) » - le passage invoqué par Harvey dit le contraire : « L’économie monétaire et l’économie de crédit correspondent donc simplement à des stades différents dans le développement de la production capitaliste ; mais elles ne sont nullement, en face de l’économie naturelle, des formes d’échange distinctes et indépendantes l’une de l’autre. »
Pour Marx, ni le crédit développé ne peut s’expliquer par la seule circulation marchande simple, ni le crédit n’est nécessaire à la conceptualisation des rapports sociaux fondamentaux en quoi consiste le mode de production capitaliste. Il est à la fois postiche, parasitaire, et nécessaire pour que le capital fonctionne. L’argent créant de l’argent est à la fois la forme générale du capital et la forme réelle du crédit rendue possible par le rapport salarial.
Le crédit occupe « la » position centrale dans la nature même du capitalisme, chez Harvey. Le taux d’intérêt est selon Marx une « forme irrationnelle », comme le salaire et comme le prix du sol. Il faudrait interroger cette catégorie de l’« irrationnel » chez Marx, comme manifestation nécessaire de la rationalité du système. En tant que prix du capital-argent, le taux d’intérêt échappe, pour lui, à toute loi car il ne dépend que de l’offre et de la demande de capital-argent et non d’une valeur autour de laquelle oscilleraient celles-ci. Harvey écarte l’idée selon laquelle Marx aurait voulu dire que la détermination du taux d’intérêt serait « totalement arbitraire et sans loi », lui préférant l’interprétation selon laquelle il n’est « pas régulé directement par la loi de la valeur » et précisant, à plusieurs reprises, qu’il relève d’un « rapport de classe » entre capitalistes financiers, les préteurs, et capitalistes industriels, les emprunteurs.
Si Marx appelle passagèrement, au livre III du Capital, en deux occasions, ces groupes des « classes » au fil de sa rédaction, il ne parle pas de « rapport de classe » entre eux, réservant cette expression à l’antagonisme capitalistes/prolétariat. Quant au rapport entre taux d’intérêt et valeur chez lui, il peut s’exposer ainsi : le taux d’intérêt doit nécessairement être contingent, et donc arbitraire et parfois même aberrant, pour jouer son rôle dans les rapports capitalistes de production. Le capital-argent doit avoir la plus grande mobilité possible ; il ne doit pas y avoir de règle dans son utilisation, sa seule raison d’être étant de croître ; il doit, pour exister comme capital, se présenter comme pur argent, et sa circulation englobe donc les prêts d’argent et non pas seulement de capital, mis sur le même plan ; elle doit en même temps être unifiée : elle a donc besoin de critères transparents, publics, mais contingents dans la mesure où, en outre, la connaissance effective des masses réelles de demande et d’offre est quasiment impossible, malgré tous les outils statistiques, car toute forme de capital et de revenu peut, ou non, et de manière fluctuante, être posée comme capital-argent, ou comme simple argent. La rationalité de la « loi de la valeur » requiert l’irrationalité de la forme « taux d’intérêt ». Cela ne veut pas dire qu’il en est totalement déconnecté et il est d’ailleurs plafonné par le taux de profit (encore qu’il puisse le dépasser temporairement et devenir usuraire).
Ce caractère nécessairement contingent et erratique du taux d’intérêt, chez Marx, ne semble guère conciliable avec l’idée de Harvey selon laquelle il serait le grand opérateur, ou régulateur, de l’horizon temporel des usages du capital fixe, Harvey recherchant la possibilité d’un « équilibre » que le taux d’intérêt, agent suprême, pourrait finalement réaliser. Au « point d’intersection de la circulation des revenus et de celle du capital », ce porteur de la coordination centralisée du système de crédit régulerait les rapports entre production et consommation-réalisation. C’est pour cela que Harvey traite (avec certes beaucoup de nuances) d’un éventuel « rapport de classe » entre capitalistes financiers et capitalistes « productifs », et critique la notion de capital financier chez Hilferding, Lénine et Boukharine, qui le présentent comme fusion dominante des intérêts industriels et bancaires.
Mais il ne se fait pas d’illusions : un capitalisme organisé et une accumulation équilibrée sous l’égide d’un crédit bien géré n’est pas possible, parce que l’égalisation des taux de profit qu’il opère accélère la quête de « survaleur » technologique (toujours confondue avec les surprofits), parce qu’elle donne aux financiers un pouvoir qui favorise leur propre « comportement » individuel égoïste de capitalistes individuels à la courte vue, et parce que le capital-argent n’est « pas particulièrement regardant » sur sa provenance, ses débouchés et ses usages. Ces causes – comportement concurrentiel, pouvoir financier, aveuglement du capital-argent -, on le voit, relèvent de désordres certes inhérents au capitalisme selon Harvey, mais ne sont pas fondées dans les rapports sociaux fondamentaux (ici le rapport salarial et le rapport marchand), mais dans des conflits inexorables de distribution, qui, chez Marx, sont le reflet des rapports les plus fondamentaux, le système de crédit en étant la superstructure nécessaire et parasitaire à la fois.
La création de capital fictif, de « créances sur le futur » que Harvey relie au capital fixe (« la créance sur le travail futur définie par le capital fixe est convertie, via le système de crédit, en une créance du capital-argent sur une part de la production future de survaleur. »), aggrave cette instabilité.
Du coup ce qui apparaissait comme « une solution claire et nette aux contradictions du capitalisme » devient « le foyer d’un problème à surmonter. » Et donc, « le taux d’intérêt d’équilibre ne sera jamais atteint que par accident ». Que penser d’un régulateur suprême qui ne régule que par accident ?
La réalité est donc plutôt celle de la théorie des crises « deuxième mouture », Harvey présentant le cycle d’accumulation intégrant la détermination financière, dans l’ordre stagnation/reprise/expansion à crédit/fièvre spéculative/krach, la dévalorisation prenant la forme de l’inflation (l’ouvrage date de 1982), cycle qu’accompagne le taux d’intérêt (qui, en gros, monte au fur et à mesure puis retombe après le krach), lequel n’est pas la cause motrice mais qui serait « une médiation centrale » - sauf qu’il s’avère ici, ajouterai-je, tout autant conséquence que cause.
La contradiction entre le système de crédit et sa base monétaire, reliée par Harvey à la contradiction entre les fonctions de moyen de circulation et de mesure de la valeur de la monnaie, peut donc chez lui se lire comme contradiction entre déséquilibre réel et équilibre potentiel, entre comportement concurrentiel des capitalistes et besoins généraux d’équilibre de l’accumulation. Tout en critiquant Hilferding, à juste titre en ce qui concerne ses conceptions monétaires (s’appuyant sur les travaux de Suzanne de Bruhoff), et de façon plus discutable en ce qui concerne l’idée de fusion du capital industriel et bancaire, Harvey me semble, à un niveau plus approfondi, avoir en commun avec lui cette tendance à situer la contradiction principale du capitalisme entre un côté « équilibre » et un côté « désordre » et à ramener à cela l’idée de contradiction entre forces productives et rapports sociaux de production.