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Billet de blog 11 août 2016

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Etats-Unis : faisons le point après le moment Sanders

Deux jours après l'écriture de cet article, les propos de Donald Trump évoquant le "2° amendement" pour régler son compte à H. Clinton en ont porté tous les termes à incandescence ...

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Trump fera-t-il élire Clinton ? Pas si sûr ...

Début août 2016 : les primaires sont terminées, et en apparence l'ordre des choses est respecté puisqu'il n'y a que les deux "grands" candidats des deux grands "partis", républicain et démocrate, et une poussière de petits candidats, comme d'hab' aux Etats-Unis.

Mais chacun sait bien que sous cette apparence, c'est la crise la plus totale. A l'étape présente, cette crise se focalise sur la personnalité du candidat républicain, Donald Trump. Karen Bass, élue démocrate de Los Angeles, demande qu'on lui fasse subir une expertise psychiatrique. Trump rigole et se pavane. "Mes femmes sont les plus belles", "la mienne est la plus longue", "mon QI est l'un des plus élevés". Le tout, textuel, et il y en a bien d'autres. Mais Karen Bass pourrait tout aussi bien demander une expertise psychiatrique des 14 millions de citoyens qui sont allés voter pour lui à la primaire républicaine, car ce sont bel et bien ce type de propos qui les ont motivés, non pas qu'ils soient tous des abrutis, mais parce que tout ce petit peuple avait ainsi l'impression de faire un gigantesque pied de nez au "système", à l' "establishment", à l' "oligarchie". Il est ainsi passé devant les candidats du dit "système", l'évangéliste intégriste Ted Cruz (7,8 millions de voix), qui ne lui a finalement pas apporté son soutien - un fait sans précédent dans l'histoire des primaires -, le "candidat modéré de l'establishment" John Kasich (près de 4,3 millions de voix), et le "conservateur classique" Marco Rubio (3 millions et demi). Trump, Narcisse grossier jouant les incultes, était effectivement indépendant du dit "establishment", puisqu'il est lui-même un milliardaire d'un des secteurs les plus parasitaires et dispendieux du capitalisme contemporain, l'immobilier.

"Antisystème", donc. Autre trait caractéristique : les attaques contre les latinos et contre les musulmans. Enfin, et ce n'est pas le moins important : malgré des foucades du genre "élu, je butte Daech dans le quart d'heure", Trump condamne (après coup) les guerres des présidents Bush père et fils et rejette l'interventionnisme, car les Américains doivent s'occuper d'eux-mêmes. Les Chinois, il sait ce que c'est, car il a "gagné beaucoup d'argent avec eux". Le Brexit qui affaiblit le pôle européen allié aux Etats-Unis, ou l'évolution du régime Erdogan en Turquie devenu le "mauvais élève" de l'OTAN, ne le gênent pas. Ce n'est pas rien que le parti républicain, en 2016, ait investi un candidat qui renie la politique guerrière des néoconservateurs et néolibéraux des années 1990-2000 : voila qui donne la mesure de la crise de l'impérialisme nord-américain. On notera au passage qu'un "coach" de Trump, le "spin doctor" Paul Manafort, a pourtant conseillé les Bush père et fils avant lui, ainsi que ... Edouard Balladur, et encore ... Ianouchkovitch, le président ukrainien renversé comme pro-russe en 2014 !

C'est sur ce point clef de la politique étrangère que, les investitures faites, les attaques se sont polarisées contre Trump, utilisant les déclarations du président russe Poutine qui, en gros, voit en lui un vrai homme avec qui on pourrait causer et même rigoler. Sitôt ce sujet entré pleinement dans la campagne le trait a été grossi au maximum en posant franchement la question : Trump est-il un agent de Poutine ? Avec sa nonchalance habituelle l'intéressé à répondu qu'il ne se rappelle pas s'il a déjà rencontré Poutine, mais qu'il ne lui semble pas. Là-dessus, Trump a attaqué un père de soldat mort en Irak intervenant à la convention démocrate, se moquant notamment de son épouse restée silencieuse, parce que musulmane selon lui, alors qu'elle a déclaré s'être trouvée trop émue devant la photo de son fils. Cet incident, en lui même très mineur comparé à bien d'autres foucades de Trump, a été institué comme le "faux pas de trop" par tous les médias, car étant censé révéler un irrespect pour la chose militaire. Le président Obama est intervenu pour dire que Trump est "inapte à gouverner". Il a commencé à dévisser dans les sondages, pendant que les défections républicaines ont commencé, avec le ralliement à H. Clinton du représentant républicain de New York, de la petite-fille de l'ancien candidat Mc-Cain, etc.

Hillary Clinton, investie par le parti démocrate par, officiellement, 16,8 millions de voix, est clairement en train de mordre sur des secteurs républicains, tout du moins des élus, l'appareil du parti, bref ce qu'on appelle "l'establishment". Démocrate, elle avait, elle, soutenu les guerres des Bush père et fils et n'est pas revenue là-dessus, au contraire. Le choix de son candidat vice-président, Tim Kaine, sénateur catholique de Virginie, va dans le sens d'une telle "triangulation". Il a d'ailleurs suscité le dépit des partisans de Bernie Sanders, mais c'était trop tard. Ainsi donc, Sanders ayant rabattu les déçus, malgré tout, sur Clinton, Trump aurait pour fonction de faire gagner la candidate de Wall Street, belliciste et par elle-même fort impopulaire.

Telle pourrait être la lecture blasée du moment présent de la situation, comme si tout était programmé d'avance par les grands manipulateurs du capital. Cette lecture est totalement illusoire, comme pourrait déjà le faire deviner le caractère hasardeux et agressif de la campagne telle qu'elle se développe. Mais voyons les raisons profondes de cette situation réelle.

Radicalisations.

Trump n'était réellement pas prévu côté républicains, et, nous allons y revenir, Sanders et son score non plus côté démocrates. Trump est un candidat capitaliste évidemment entouré des experts, conseillers et autres coachs fournis par ce "système" qu'il pourfend, et qui peut s'accommoder de lui mais préférerait s'en débarrasser, sauf que chaque fois que cela se sent, Trump progresse. Il n'était souhaité, promu et attendu ni par les sommets républicains, liés à Wall Street et à la Chambre de commerce, ni par l'appareil d'Etat, ni par le Tea party et les réseaux religieux internes-externes aux Républicains. C'est la première fois depuis le XIX° siècle que "les choses ne se passent pas comme prévu". Et cela ne peut pas s'expliquer seulement par le personnage Trump. La base du parti républicain et au delà des secteurs qui se prennent pour les "classes moyennes" sont venus le soutenir et ont créé l'évènement. Je parle ici de secteurs qui se prennent pour les "classes moyennes" parce qu'en dehors des noirs et des indiens, la majorité des Américains s'imagine en effet appartenir aux "classes moyennes" alors que ce sont des prolétaires, c'est-à-dire des gens qui doivent vendre leur force de travail pour vivre.

Donc pas mal de prolétaires inconscients, ainsi que des couches petite-bourgeoises exaspérées, ont décidé de soutenir Trump pour les raisons suivantes, par ordre d'importance : premièrement, pour exprimer leur défiance envers le grand capital perçu comme une puissance anonyme et impitoyable, alors que Trump est un capitaliste rigolo en chair et en os ; deuxièmement, pour menacer les couches sociales qui, d'en bas, semblent les menacer, à savoir les noirs et les latinos ; et troisièmement, pour signifier qu'ils veulent un pouvoir qui s'occupe d'eux-mêmes et pas du monde entier.

Il s'agit là d'une radicalisation "à droite", mais dont le niveau d'organisation est assez faible. En dépit de la violence raciste de certains de ses supporters, et sans en minimiser les dangers, voir dans ce phénomène l'apparition d'un mouvement fasciste aux Etats-Unis est erroné, car ces masses de gens exaspérés et aveuglés n'ont pour l'heure rien fait d'autre que soutenir Trump. Cela d'autant plus qu'un mouvement de masse anti-démocratique et antisyndical, beaucoup plus structuré, avait en fait percé, après la première élection d'Obama, le Tea party, mais qu'il n'a pas été en mesure – en général il n'a même pas essayé - de contrer les mobilisations sociales qui se sont multipliées depuis 2011, et que Trump vient après ce relatif échec.

Cette année là, la grève générale des fonctionnaires du Wisconsin, au printemps, contre un gouverneur proche du Tea party, amorçait une nouvelle vague de grèves et de luttes, qui produisit ensuite une première tentative d'expression politique organisée avec le mouvement Occupy Wall Street. Aux lecteurs français il faut préciser qu'Occupy Wall Street fut bien autre chose que "Nuit debout" : un mouvement massif à l'échelle de ce pays-continent que sont les Etats-Unis. Depuis un an environ, cette radicalisation "à gauche", au sens d'une montée de luttes des exploités et des opprimés affrontant leurs exploiteurs et leurs oppresseurs, a donné lieu à plusieurs grèves importantes, ouvert une nouvelle phase dans le combat des noirs, et porté le phénomène Sanders. Mis bout à bout, ces faits ont une dimension supérieure à celle de Trump.

Cette année 2016 des grèves sauvages ont éclaté fin janvier début février parmi les dockers de New York et chez les "collaborateurs" et "associés" d'Uber, soi-disant pas des "salariés" mais des free lance, pour leur salaire justement, ayant formé leur propre réseau en relation avec le syndicat des taxis. Puis il y eut surtout la grève de Verizon, elle aussi largement centrée sur New York mais de portée nationale : pendant 7 semaines 39 000 grévistes ont paralysé le n° 1 de la téléphonie, arrachant à l'arrivée une hausse des salaires de 11%, par à une négociation obtenue sur intervention du gouvernement. Belle victoire et pas en avant pour la confiance et l'union des travailleurs, qui place le syndicat CWA (Communication Workers of America) devant le défi d'organiser les secteurs plus précaires de la téléphonie mobile. Or cette fédération a soutenu Bernie Sanders dont un moment fort de sa campagne fut sa présence sur les piquets de grève de Verizon à New York, forçant Hillary Clinton à y faire aussi une apparition rapide.

Les noirs, secteur le plus opprimé et le plus discriminé avec les indiens (bien moins nombreux), cela structurellement, sont entrés en mouvement comme tels, apportant une composante essentielle à la vague de lutte qui monte aux Etats-Unis. Le nouveau mouvement noir émerge en dehors, par dessus, et souvent contre, des structures traditionnelles "communautaire" largement intégrées à l'appareil du parti démocrate et contribuant à la préservation de l'ordre, qui ont, elles, mis tout leur poids pour Clinton et contre Sanders dans les primaires démocrates. Ce mouvement tire de fait les dures leçons de l'élection d'Obama : que le président soit noir n'a en rien résolu l'oppression des noirs, au contraire même.

Et c'est directement sur le terrain du droit à la vie qu'une organisation a surgi, puisqu'elle s'appelle Black lives matters, "les vies noires comptent", d'un hashtag lancé par trois femmes en 2013, qui regroupe de nombreux jeunes et moins jeunes, pas seulement noirs, dans la protestation contre les nombreux assassinats de noirs commis, non plus par le Ku-Klux-Klan comme c'était le cas il y a un siècle, mais par la police tout simplement. Les meurtres se poursuivant, la question de l'auto-défense noire tend à se poser, et comme peu de forces politiques la posent frontalement, elle arrive par des biais inattendus – le fameux clip de Beyoncé au look des Black Panthers - ou sous une forme provocatrice individuelle et dangereuse – les tirs de Dallas le 5 juillet.

Mais ni cet épisode, ni la tuerie d'Orlando, pourtant exploités par pouvoir et médias en ce sens, n'ont atténué la radicalisation des noirs, qui sont loin d'être toujours isolés car de larges secteurs de la jeunesse se joignent parfois à eux. Les affrontements de Baton rouge (Louisiane) en particulier, ont à la fois vu une résistance de masse et produit "la" photographie symbole de l'Amérique en 2016 : http://www.parismatch.com/Actu/International/A-Baton-Rouge-une-femme-seule-face-aux-policiers-devient-un-symbole-1017037

Il faut dire un mot, dans ce contexte, de la tuerie d'Orlando. Le 12 juin, en période de gay pride à Orlando (Floride), un individu massacre 49 clients d'une boite de nuit gay, avant d'être tué à son tour par la police. Il s'était revendiqué de Daech qui a immédiatement assumé le massacre de "sodomites". Pourtant, cette attaque facho-religieuse a rencontré, dans la gauche US et les milieux liberals, le même type de déni que l'on a vu peu après en France, suite au massacre de Nice, sur l'identité politique et religieuse de l'assassin : loup solitaire, psychotique, voire homosexuel refoulé, toutes choses pas forcément impossibles, mais martelées pour ne surtout pas dire qu'il s'agit d'un acte commis par l'extrême-droite islamiste, dés fois que ce serait "islamophobe" de le dire. Dans ces conditions, le premier bénéficiaire de la tuerie a été Trump, qui a pu apparaître, malgré son machisme et sa réputation d'homophobie, comme le vrai défenseur des gays attaqués par les islamistes contre "les musulmans". Mais il n'empêche que le choc de ce crime de masse n'a pas douché la montée des luttes du monde du travail et de celles des noirs.

Sanders : bilan.

Le phénomène Sanders a dominé, autant que Trump, le premier semestre de l'année 2016, et il ne peut être compris qu'en relation avec cette accentuation des luttes sociales, dont il a été à la fois une conséquence et un catalyseur important, car il a donné confiance et suscité le sentiment qu'un débouché politique aux luttes sociales, chose impensable aux Etats-Unis depuis ... 1912 (Eugène Debs), peut devenir à nouveau possible (je pèse mes mots : je ne dis pas "est possible", mais bien "peut devenir à nouveau possible").

Contrairement à ce qu'on peut lire couramment dans beaucoup d'organes d'extrême-gauche (pas tous cependant), Sanders n'était pas en cheville avec Clinton pour servir de rabatteur. Plus encore, sa candidature à la primaire démocrate n'était pas analogue aux candidatures "progressistes" nombreuses à l'investiture démocrate déjà expérimentées dans l'histoire.

Une première caractéristique clef de Sanders est qu'il est bel et bien issu du mouvement ouvrier politique, via le courant socialiste américain (les Democrats Socialists of America) dont la culture politique offre un mélange éclectique mais cohérent de keynésianisme, de constitutionnalisme américain, de démocratie radicale, avec des éléments d'origine trotskyste (via Max Schachtmann, ancien proche de Trotsky). Pendant trois décennies il a cultivé un microclimat dans sa ville de Burlington, qui est aussi la patrie de Murray Bookchin, son vieil "opposant de gauche", théoricien du "confédéralisme démocratique" devenu la doctrine officielle du PKK et du PYD kurdes. Ce n'est pas un gauchiste mais il se réclame d'une "révolution politique" mettant réellement, dans le cadre de la constitution américaine, le peuple au pouvoir par la destruction du pouvoir des grandes entreprises, des lobbies, et du complexe militaro-industriel. Sa seconde caractéristique est sa sincérité : il croît ce qu'il raconte et cela se sait et se sent. C'est là une différence radicale avec tout ce qui s'appelle "social-démocrate" en Europe. Lui même se définit comme "socialiste démocratique" et précise bien que cette définition vaut par son opposition au "capitalisme".

En quelques mois, la popularité de ce discours dans la jeunesse des universités, pour laquelle, de manière pratiquement syndicaliste dans beaucoup de ses meetings, il a réclamé la gratuité des études et le désendettement, a provoqué une mutation aux Etats-Unis : socialisme, gestion socialiste de l'économie ... ne sont plus des gros mots !

Il n'y avait aucun accord avec Clinton, mais une idée politique originale : entrer dans le parti démocrate pour tenter de subvertir le système des primaires. Sanders devait avoir compris que cela pouvait aller assez loin, mais pas au niveau auquel cela s'est produit. Un progressiste, dans l'ordre établi des choses, cela avait le droit de faire joujou avec 20-25% des voix, et un socialiste, au mieux 5%. Il a fait officiellement plus de 13 millions de voix, 43,7% !

Un score pareil ne faisait certainement pas partie d'un accord avec l'establishment démocrate, qu'il ébranlait de haut en bas. Sanders a toujours dit qu'il se désisterait pour H. Clinton et en ce sens il n'a "trahi" personne, mais la dynamique de sa campagne, avec des meetings plus nombreux que ceux de Clinton et de Trump et des sondages le donnant gagnant à tous les coups contre Trump si le parti démocrate l'avait investi, a nourri des espoirs qui furent naturellement, sur la fin, déçus.

En fait, dans les dernières semaines, Sanders a un temps "durci" en menaçant, non de devenir un candidat indépendant, mais d'imposer une convention disputée, c'est-à-dire contrainte de voter pour lui ou pour Clinton, en raison de son score élevé, implicitement aussi en raison des doutes notoires sur l'honnêteté des scrutins, notamment à New York et en Californie (il a probablement eu quelques centaines de milliers de voix de plus que ce qui lui a été attribué), et des sondages le présentant comme le meilleur candidat démocrate anti-Trump. Ce faisant, il a en somme fait la démonstration du caractère bien peu démocratique du parti démocrate.

Une campagne de haine dans les médias et les pressions "amicales" du président Obama lui-même l'ont radouci au final. Toutefois, la révélation des mails de Debby Wassermann Schulz, cheftaine à l'organisation du parti démocrate, enjoignant tout au long de la campagne de le saboter par tous les moyens (y compris l'utilisation de ses origines juives, dont il ne s'est quand à lui nullement prévalu ...), a fini de discréditer la petite camarilla coordonnant la chose qui s'appelle "parti démocrate" au niveau de l'union. Mais Sanders a obtenu, ou plutôt : on a concédé à Sanders sans qu'il ne demande rien, le limogeage de l'intéressée et des excuses officielles (imaginez, toutes choses égales par ailleurs, Hollande envoyant Cambadélis dans un monastère et faisant des excuses publiques à Filoche !). Les conditions politiques qu'il avait posées (engagement pour un salaire minima à 15 dollar de l'heure, aux études supérieures gratuites, à l'abandon du fracking des gaz de schistes, abolition du système des "super-délégués" aux conventions démocrates) n'ont pas été intégrées (Clinton promet un salaire minima à 12 dollars) et le choix du vice-président a immédiatement souligné que, libérée de ce boulet, Clinton se tournait à fond vers l'électorat républicain.

De fait, depuis mi-juin à peu près, Sanders, qui ne s'est jamais présenté comme un homme providentiel et n'a jamais voulu l'être, explique à qui veut l'entendre que la suite appartient aux masses. Celles-ci sont invitées à barrer la route à Trump en votant Clinton, tout en organisant des initiatives concrètes pour la "révolution politique" partout, à commencer par des candidatures locales, labellisées par le parti démocrate ou non, sur la ligne de sa campagne, au besoin contre les candidats démocrates officiels. Il y en aurait déjà quelques 7000. Entre l'impossible transformation du parti démocrate et la formation d'un parti indépendant, il ne tranche pas mais appelle à construire, construire et construire partout.

Cette ligne générale, imprécise en ce sens surtout qu'elle ne donne pas de débouché politique immédiat, tout du moins pour la période des présidentielles jusqu'à la fin de l'année, était aussi celle qui a conditionné la tenue d'une importante réunion de "sandéristes", à Chicago mi-juin, dont l'un de ses animateurs, Dan La Botz, qui est à la fois membre du groupe trotskyste non dogmatique Solidarity, des Democrats Socialists of America, et universitaire après avoir été un syndicalistes teamster (camionneurs), a donné un compte-rendu passionnant dans la revue New Politics. Il y exprime à la fois un certain respect étonné pour l'enthousiasme et l'optimisme de cette réunion de quelques 3000 militants, et une relative déception que son caractère ouvrier et syndical n'ait pas été plus prononcé, ce qui aurait été possible avec la présence des militants de Verizon du CWA et du syndicat des instituteurs de Chicago – mais justement ils n'étaient pas là. Pourtant, l'assemblée était organisée, principalement, par le syndicat national des infirmières (NNU), engagé à fond pour Sanders, associant des centaines de militants, groupes et ONG (parmi les plus connus en France, Naomi Klein). Il souligne la qualité quasi "marxiste", mais concrète, du discours de la dirigeante du NNU. Mais pourtant celle-ci, dirons-nous, avait décidé de limiter la réunion en matière de perspectives, ne voulant pas se "griller" en lançant prématurément, non pas même un nouveau parti, mais un nouveau mouvement en plus de l'existant. Cela peut se comprendre mais n'explique pas l'insuffisance de la participation syndicale, à l'image de ce qu'a été l'engagement réel, massif, de militants syndicalistes dans la bataille Sanders.

Les forces qui se sont groupées derrière Sanders sont essentiellement neuves, ou proviennent des luttes des toutes dernières années, notamment Occupy Wall Street, ou sont des figures populaires mais isolées, comme le cinéaste Mickey Moore. La gauche et l'extrême-gauche traditionnelles américaines, à peu d'exceptions près, ne l'ont pas soutenu. Ses pires adversaires, non dans les discours mais dans la pratique, ont été les dirigeants syndicaux de l'AFL-CIO. Les leaders "communautaires" noirs et latinos, ainsi que les leaders "LGBT" (gays et lesbiennes), ont très majoritairement, et agressivement envers Sanders, soutenu H. Clinton. Même le PC américain a expliqué que Clinton n'est pas aussi atlantico-belliciste qu'on peut le penser. La majorité de l'extrême-gauche n'a cessé de s'énerver au fur et à mesure que montait la campagne Sanders, cachant mal son apaisement quand, enfin, Clinton a été investie : que tout soit dans l'ordre pour que les "révolutionnaires" puissent gérer leur micro-espace politique ! Bien entendu, pas mal de trotskystes ont rappelé doctement que Sanders ne correspond pas à ce qu'ils préconisent, en théorie, depuis les années 1930, à savoir un Labor party basé sur les syndicats, dont les dirigeants ne veulent pas plus qu'ils ne voulaient de Sanders, justement. Une partie des partisans de Sanders et une partie de l'extrême-gauche vont se rabattre sur la plus grosse des "petites candidatures", celle de Jill Stein (Green party), qui offre toute garanties à ces derniers : radicalisme liberal et "anti-impérialisme" figé à la date de 1991 (première guerre du golfe) comme s'il ne s'était rien passé depuis. Peu ont compris ce que la masse des sandéristes sait : cette campagne a été un phénomène nouveau, certes pas un "labor party", mais justement ce qui a fini par se produire en son absence, à savoir un début de regroupement indépendant dans les faits à travers la crise implosive du système politique dominant.

 Cette dernière va continuer de plus belle. Si l'on s'interroge sur l'équilibre du personnage Trump, le personnage H. Clinton pourrait être analysé tout aussi sévèrement en termes de narcissisme et mensonge compulsif permanent. Surtout, H. Clinton comme seule candidate des élites démocrates et potentiellement républicaines aussi, c'est la glaciation finale des milieux dirigeants US : une femme de président, candidate déjà 8 ans avant, au pouvoir directement ou indirectement depuis des décennies, le contraire d'un renouvellement. Son fameux bellicisme en politique étrangère, les sites de la blogosphère poutino-complotiste voyant en elle celle qui déclenchera la guerre mondiale (à la différence du PC américain ! ), est lui-même contradictoire, car elle est à l'origine, par un important article de la revue Foreign policy fin 2011, de la nouvelle doctrine militaro-stratégique du "pivot Asie-Pacifique" que les Etats-Unis, depuis, saisis par les crises proche-orientale et ukrainienne et leurs prolongement, n'arrivent pas à mettre en œuvre.

Sanders : perspectives.

Trump peut faire élire Clinton, mais Clinton peut faire élire Trump. Cet espèce de rayon de soleil massif qu'a été le semestre Sanders, qui restera dans les mémoires, offre le pire contraste avec le duel Trump-Clinton. L'immense leçon politique qui doit en être tirée est que dans les Etats-Unis réellement existants, un grand et sympathique honnête homme socialiste pouvait gagner contre Trump si le parti démocrate avait été démocrate. Il faut donc un parti démocrate réel, n'ayant rien à voir avec celui de Wall Street : celui du peuple et des travailleurs, groupant les forces existantes, dans des grèves comme Verizon, dans Black live matters en permettant aux noirs une organisation propre dans le cadre d'un tel regroupement, et dans la campagne Sanders. L'apport de cette campagne, c'est qu'elle pousse à une telle conclusion, à un tel débouché. Pendant que des groupes cultivent leur vieux savoir sur la nécessité d'un parti révolutionnaire et/ou d'un Labor party fondé sur les syndicats, la voie d'un tel parti réellement existant s'est dessinée sous la forme de ce que pourrait être un véritable parti démocrate, assumant jusqu'au bout le constitutionnalisme démocratique américain, par l'action des plus larges masses, par l'action du prolétariat.

Vincent Présumey, 8 août 2016.

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