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Billet de blog 14 octobre 2017

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Karl Marx, 1837-1848. 4° époque : charges critiques avec F. Engels, I.

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1844 : La Sainte Famille.

Genèse.

C'est à la fin de l'été 1844 qu'Engels vient voir Marx à Paris pour faire vraiment connaissance. Ils passent une dizaine de jours ensemble, discutant dans les cafés, Jenny la maman et Jenny la fille n'étant pas encore revenues. Leur amitié personnelle et leur alliance politique se scellent.

Ils décident de rédiger un pamphlet contre le journal du Jeune-hégélianisme, dirigé par Bruno Bauer, avec son frère Edgard et quelques autres, l'Algemeine Literatur-Zeitung, Gazette littéraire générale, de façon à prendre leurs marques, et à neutraliser la réputation de rois de la subversion des membres de ce courant philosophico-littéraire. C'est aussi une façon de régler leurs comptes avec leurs jeunesses récentes, à l'un et à l'autre.

L'ouvrage, qui devait s'appeler Critique de la Critique critique, sera rebaptisé la Sainte Famille par l'éditeur (qui n'a pas eu là une mauvaise idée). Sa rédaction, entamée dès le départ d'Engels, stoppe net celle des Manuscrits dits de 44.

Jenny revient bientôt avec leur fille en meilleure santé, et avec une jeune nourrice et bonne, Gretchen de Barbeln.

Marx est alors fréquemment installé au local du Vorwärts, où les réunions débordent souvent dans la pièce voisine, piaule de Bakounine. C'est à cette époque qu'il discute avec Proudhon pendant quelques soirées.

Ce qu'est la Sainte Famille.

La Sainte Famille est un ouvrage de circonstance, qui serait tombé dans l'oubli s'il n'avait pas été de Marx et d'Engels. L'objectif politique est bien délimité : exécuter en rase campagne la tendance Bauer, soit l'essentiel du Jeune-hégélianisme. Bauer s'enferme dans "la critique" en soi, Marx passe à la critique de la société civile existante.

Dans cette bataille, Feuerbach est considéré comme un allié – Marx lui a d'ailleurs écrit contre Bauer le 11 août précédent. Il est pourtant certain que Marx au moins se situe déjà dans une perspective générale qui a laissé Feuerbach au bord du chemin. Significativement, les quelques pages vouées à la défense explicite de Feuerbach contre la revue de Bauer seront d'Engels. Celui-ci a fait sa part du livre, et il exprimera sa surprise des proportions prises par celle de Marx, qui réduisent la sienne à un vingtième du total à peu près !

Le caractère touffu de l'écriture justifie que l'on ne suive pas ici l'ordre des chapitres, qui est l'ordre probable de la rédaction, mais qu'on présente l'ouvrage en partant de ce qui en constitue le centre.

Le coeur du livre : critique de B. Bauer.

Le coeur du livre (chapitre VI) est la critique des articles de B.Bauer dans les trois livraisons de sa revue de décembre 1843, mars 1844 et juillet 1844, appelées les "trois campagnes de la critique absolue", et il est, sauf le passage en défense de Feuerbach, entièrement de Marx.

"Première campagne" : pour la Masse, pour les Juifs, pour la politique.

Dans sa "première campagne", B. Bauer dénonce ce qu'il appelle la Masse, soit la masse du peuple, "Ennemi de l'Esprit", accusée de médiocrité et d'avoir provoqué le ratage de "toutes les grandes actions de l'histoire passée", et il défend son essai sur la question juive, non contre Marx qu'il affecte d'ignorer, mais contre les libéraux partisans de l'égalité civique, dont il est à peine anachronique de dire qu'il les traite de "droits-de-l'hommistes". Les mouvements de notre époque, écrit-il, n'ont plus de signification politique, ils sont des mouvements "sociaux".

Marx riposte sur ces trois sujets.

Il défend "la Masse" en évoquant la Révolution française, qui n'a rien eu de raté du point de vue de la bourgeoisie, mais qui a montré à "la Masse" qu'il lui faut aller plus loin : de fait, à "la Masse", il oppose la formule plurielle des masses prolétariennes en tant que "mouvement de la grande masse" empreint de cette "noblesse humaine" qu'il a vue parmi les prolétaires organisés de toutes nationalités, à Paris.

Sur la question juive il répond à B. Bauer qui a traité le judaïsme d'"épine dans l'oeil" de la civilisation européenne, qu'"une épine qui s'incruste dans mon œil, croît et prend forme avec lui, n'est pas une épine ordinaire, mais une épine merveilleuse, qui fait partie intégrante de mon œil, et qui devrait même contribuer à un développement fort original de mon sens visuel."

Et il défend le fait qu'un mouvement social est du même coup un mouvement politique : "Si les mouvements politiques ont une signification sociale, comment les intérêts politiques peuvent-ils paraître "insignifiants" au regard de leur propre signification sociale ?"

"Seconde campagne" : pour Feuerbach, contre la société bourgeoise excluante.

Dans sa "seconde campagne", B. Bauer a attaqué à mots couverts Feuerbach, qui procure "concepts simples" et "formules magique" à "la Masse", alors que la Critique (celle de Bauer) a, elle, "dépassé" la philosophie. Et il revient sur la question juive, se justifiant d'être resté, dans sa brochure, sur le terrain politique car son sujet était l'Etat ; mais il sait fort bien que "le social" a dépassé "le politique" et d'ailleurs, la société n'exclut que ceux "qui ne veulent point participer à son développement" – ce qui est le cas des Juifs ...

La réponse concernant Feuerbach est, nous l'avons dit, d'Engels, qui écrit – contredisant par avance plus d'un "marxiste" - que "l'histoire ne fait rien", que ce sont les hommes vivants qui font l'histoire.

Marx s'insurge contre l'illusion d'une "société" (bourgeoise) tolérante :

"La société procède avec le même exclusivisme que l'Etat, mais elle y met plus de formes : au lieu de vous jeter dehors elle vous rend la vie tellement désagréable que de vous-mêmes vous prenez la porte." - remarquons que ces passages de Marx sonnent de manière "philosémite", et que B. Bauer finira en néoconservateur réellement, lui, antisémite.

"Troisième campagne" : sur la religion dans la société bourgeoise, l'Etat représentatif, la Révolution française, les Lumières, la Gauche hégélienne.

Dans sa "troisième campagne", dont Marx est cette fois-ci la cible, B. Bauer explique que, quand l'oeuvre de la Critique ne faisait que commencer, elle devait "encore donner dans l'apparence de faire de la politique" et qu'elle a eu à cause de cela des "faux amis' – la Gazette rhénane et Marx. C'est aussi pour cela qu'il a identifié essence humaine et politique dans sa brochure sur la question juive, laquelle est de toute façon une question religieuse, affirme-t-il, cette fois explicitement contre Marx.

Selon lui, les limites de la politique sont atteintes dans le système représentatif français, "où la liberté de la théorie est désavouée par la pratique", comme le montre le vote de la Chambre pour le congé du dimanche chrétien. La rupture avec la religion, qu'il exige des Juifs et des chrétiens, est donc sans rapport avec l'égalité politique.

Bauer s'en prend ensuite à la Révolution française, dont les idées, politiques et donc limitées, n'ont "pas mené au delà de l'état de choses qu'elles voulaient supprimer par la violence" – les Jacobins ont échoué à construire un peuple juste par la Terreur. Tout cela n'a conduit qu'au "pur égoïsme du nationalisme", tentant de le réfréner par le culte de l'Etre suprême, et confirmant, dans Napoléon, le rôle de l'Etat "nécessaire pour assurer la cohésion des différents atomes égoïstes".

Et il ajoute une petite synthèse sur la philosophie des Lumières qualifiée d'"école française de Spinoza" devant se retourner au final dans le romantisme, et sur "les partisans allemands des Lumières" des années 1840 qui sont tombés dans les discours sur les "classes inférieures", donc dans "la Masse".

B. Bauer a été poussé en avant par "le mouvement politique qui s'amorça en 1840", riposte Marx, bien placé pour en parler. "Mais derechef la politique n'a été à proprement parler qu'un prétexte pour la théologie. (…) Dans La question juive, c'est la contradiction Etat-religion qui constitue l'intérêt principal si bien que la critique de l'émancipation politique se métamorphose en critique de la religion juive."

Voila qui, au passage, fait justice des jugements déplacés sur un prétendu "antisémitisme" de Marx : c'est là où Marx engageait la critique de l'émancipation seulement politique qui deviendra critique de la société civile et de l'économie politique du capital, que Bauer, lui, régresse dans la critique ... antijuive - cela, bien que Marx reprenne ensuite certaines des formules antijudaïques de son deuxième article sur le sujet des Annales franco-allemandes.

Le système représentatif français, à savoir la monarchie de juillet, n'est en rien la forme achevée de l'Etat politique moderne, qui serait l'Etat représentatif démocratique ; ce qu'en dit Bauer tombe donc à coté de sa cible.

Cela étant, sous l'égide de l'Etat démocratique (comme aux Etats-Unis), le remplacement des privilèges particuliers par le droit commun laisse libre cour à la domination de chacun par les forces anarchiques du marché, dont les religions sont devenues parties prenantes. Il peut donc arriver aussi, dans cet Etat, qu'une religion se voit octroyer des droits en contradiction avec les fondements démocratiques de l'Etat.

La Révolution française " a fait germer des idées qui mènent au delà des idées de tout l'ancien état du monde." - Cercle social, Leclerc et Roux, Babeuf, et Buonarroti qui les transmet après la révolution de 1830.

Le culte de l'Etre suprême ne contredisait en rien le nationalisme, "égoïsme naturel du système universel de l'Etat".

Mais surtout, "les membres de la société bourgeoise ne sont pas des atomes" dont l'Etat assurerait la cohésion, où ils ne le sont qu'illusoirement. L'atome n'a pas de besoins, les individus ne sont que besoins. Mais dans la société bourgeoise "le besoin de l'individu donné n'a pas de sens intelligible par lui-même pour l'autre individu égoïste qui possède les moyens de le satisfaire", et "tout individu se trouve obligé de créer ce rapport en se faisant l'entremetteur [ le marché ] entre le besoin d'autrui et les objets de ce besoin". Les soi-disant atomes ne sont pas des égoïstes divins, mais des hommes séparés par les rapports sociaux. La cohésion de cette vie civile ne vient pas de l'Etat, c'est au contraire la cohésion de l'Etat qui vient d'elle – pour Marx l'Etat n'assure donc pas, et n'a pas à assurer, la "cohésion sociale" ...

L'illusion de Robespierre et des Jacobins n'était d'ailleurs pas d'avoir cru au peuple vertueux, mais d'avoir plaqué leur idéal de démocratie antique sur l'accouchement de la société bourgeoise moderne. Leur chute n'a pas mené à Bonaparte, mais au Directoire, avènement épanoui de celle-ci. Napoléon est dans une large mesure "la dernière bataille de la Terreur révolutionnaire contre la société bourgeoise", sans les illusions jacobines, mais avec une cynique raison d'Etat faisant jouer à la bourgeoisie le rôle de tiroir-caisse, "remplaçant la révolution permanente par la guerre permanente". En obligeant l'empereur à partir en retard à la conquête de la Russie, les agioteurs parisiens ont créé les conditions de sa défaite. La Restauration fut ensuite la contre-révolution sur la base de la révolution, la bourgeoisie parvenant enfin à la réalisation de ses "désirs de 1789" dégagés de toute illusion, en 1830.

Marx, en réaction au résumé lapidaire de Bauer sur la philosophie des Lumières, se lance ensuite dans un grand développement qui doit beaucoup au Manuel de philosophie moderne, de Charles Renouvier, paru en 1842 – là où Bauer a schématisé les Leçons sur l'histoire de la philosophie de Hegel. Il refuse la filiation entre le matérialisme français et la notion spinoziste de substance, car il considère que les Lumières en général se sont opposées à toute métaphysique, dans une relation de négation constructive, analogue à celle dans laquelle se trouvent « l'humanisme » et Feuerbach par rapport à la philosophie allemande de Hegel.

Socialisme et communisme se situent au terme naturel de l'évolution du matérialisme français, dans ce que Marx appelle sa tendance politique et sociale, l'autre tendance étant celle des sciences de la nature, qui part du Descartes physicien.

Il a aussi de profondes racines anglaises, du Locke des Essais sur l'origine de l'entendement humain en remontant jusqu'à Duns Scot : "Le matérialisme est le vrai fils de la Grande-Bretagne" - de sorte que Marx tend à dessiner un bloc franco-anglais face à la spéculation allemande.

Mais le matérialisme qu'il loue ne se réduit pas au " mouvement mécanique et mathématique" car il saisit "instinct, force vitale, force expansive" et "tourment de la matière" (formule de Jacob Boehme) : par dessous Renouvier, le Gründ allemand, et aristotélicien, de Marx, est bien là !

Concernant enfin la Gauche hégélienne, Marx oppose au schéma de Bauer un résumé en trois phases, faisant de Strauss un moment "spinoziste" de l'interprétation de Hegel, puis de Bauer un moment "fichtéen", aucun des deux ne sortant de la théologie, ce que fait Feuerbach en réalisant la synthèse des deux premiers moments, liquidant l'absolu métaphysique au profit de l'homme réel fondé sur la nature. Eloge maxima et ultime de Feuerbach sous la plume de Marx.

Défense de Proudhon.

Outre cette polémique centrale avec Bruno Bauer, dont on voit la richesse, Marx mène, au chapitre IV, une polémique contre la critique faite par Edgard Bauer (frère de Bruno) du Qu'est-ce que la propriété ? de Proudhon, dans la même revue. De sorte que, comme pour Feuerbach et même plus que pour lui, il prend la défense publique d'un auteur que, dans ses notes personnelles, il a commencé à critiquer et à dépasser.

E. Bauer voit dans "le point de vue proudhonien" (de manière typique il ne dit pas "Proudhon", ce que Marx ne manque pas de relever) la position unilatérale de "la Masse", des pauvres, de la non-propriété, et il lui oppose la Critique qui intégre et surplombe les deux points de vue, pour ou contre la propriété. Marx dépiste longuement les nombreuses erreurs de traduction et autres germanismes d'E. Bauer.

Il appelle l'ouvrage de Proudhon le "manifeste scientifique du prolétariat français", point de passage obligé comme le Qu'est-ce que le tiers état de Siéyès l'avait été. Proudhon oppose l'économie politique au droit, la notion d'"égalité" jouant chez lui, comme en général chez les Français, le rôle de la "conscience de soi" chez les Allemands, et il reste à l'intérieur des catégories de l'économie politique et de la propriété privée, montrant leurs contradictions.

Celles-ci ne forment pas les deux faces d'un tout comme le voudrait la Critique : l'un des pôles de la contradiction, le prolétariat, doit avoir une action destructive sur l'autre pôle, la propriété capitaliste. Telle est sa vocation, qui ne vient pas du fait que les prolétaires seraient "des dieux", comme la Critique s'imagine que le croient les auteurs socialistes, mais tout au contraire du fait que "dans le prolétariat pleinement développé se trouve pratiquement achevée l'abstraction de toute humanité "

Les Mystères de Paris.

Un gros tiers de la Sainte Famille (chapitres V et VIII), de la plume de Marx, s'occupe du troisième auteur principal publié dans la revue de B. Bauer : Franz Zychlin von Zychlinski, qui signe Szeliga, jeune-hégélien et futur général prussien, qui a tenu une chronique "critique" du grand succès littéraire et populaire de cette année 1844 : les Mystères de Paris d'Eugène Sue.

Ce roman-feuilleton a lancé le roman social et socialisant, avec un contenu politique tourné vers la réconciliation des riches et des pauvres. Le tableau de Paris qu'il offre ne connaît guère que les deux extrêmes de la haute société et des bouges misérables, où l'on ne travaille pas non plus, si ce n'est dans la prostitution : le lumpen-proletariat, terme absent à cette étape chez Marx. La saveur de cet excellent divertissement, multipliée par la saveur fort sui generis de sa "critique" particulièrement caricaturale par Szeliga, élève de Bauer, nourrit la saveur forte et âcre du commentaire de Marx, véritable piment de la Sainte Famille, qu'il est difficile au lecteur d'aujourd'hui de savourer pleinement, car il faut pour cela avoir aussi lu, sinon Szeliga, introuvable, en tout cas les Mystères de Paris !

Marx se fout littéralement de la gueule de Szeliga et de ses interprétations éthérées, spéculatives et pédantes des aventures souvent salaces imaginées par E. Sue – et quand Marx se moque, comme lorsqu'il est en colère, c'est en gros et en détail.

La comtesse Sara Mc-Gregor et sa copine la comtesse de Lucenay évoquent le mystère de l'amour, à savoir le viol des interdits du mariage, et Szeliga croit que "le mystère", c'est la sensualité sexuelle, en vrai "pasteur" à la Luther qui n'aime pas la jolie grisette Rigolette, ce pudibon.

Rodolphe de Gerolstein, "héros" des Mystères, est un aristocrate au grand cœur qui fréquente les bas fonds et s'y livre à des exercices de rédemption des pauvres et des malfrats, dont on peut se demander dans quelle mesure Eugène Sue est dupe de son idéologie paternaliste déclarée, au vu de la crapulerie effective ainsi mise en œuvre et des résultats hypocrites et calamiteux ainsi obtenus. Szeliga, en tout cas, est dupe : il voit en Rodolphe celui qui « appréhende l'idée de la Critique pure » ! Que l'incarnation de la Critique qui se veut tellement au dessus de la société, ne soit rien d'autre qu'un aristocrate bienfaisant, et du coup malfaisant : apothéose pour Marx !

C'est ainsi que Rodolphe assure la "rédemption" d'un malfrat, le chourineur : il en fait un indic et le conduit à la mort. Il assure la "rédemption" de Fleur-de-Marie, une prostituée courageuse, "principe humain d'une femme libre et forte", "épicurien et stoïcien" selon Marx : devenue grenouille de sacristie, elle en meurt. Le Critique athée approuve ce meurtre chrétien ... Rodolphe crève les yeux d'un autre bandit, le Maître d'école, car la bonne pénitence doit isoler le coupable, et il théorise peines et châtiments : Szeliga approuve, Marx tempête contre la justice bourgeoise qui prive du droit au nom du droit.

Ensuite, moment important : Louise Morel, domestique engrossée, infanticide, est traitée en criminelle. Rodolphe déclame en faveur d'une loi punissant les séducteurs. Szeliga approuve et trouve cela bien mieux que les "fantasmes sur l'émancipation de la femme". Marx explose : il ne faut pas punir la séduction, mais en finir avec "l'inhumanité de la condition universelle de la femme dans la société actuelle", et il cite longuement Charles Fourier expliquant que l'émancipation féminine est le baromètre de l'émancipation générale.

Après quoi Marx se gausse des plans de banque des pauvres et de ferme modèle de Rodolphe et ses affidés, et de Szeliga qui affirme qu'"au premier coup d'oeil on voit que tout ce plan n'est pas une utopie". Justement si : ça ne peut pas marcher, démontre Marx avec des arguments … comptables, premier témoignage d'exercices de calculs appliqués à l'économie chez lui ! Comme l'a remarqué Pierre Naville, ces pages annoncent la critique de plans prochains de banques populaires chez Proudhon.

L'arme de la critique version Rodolphe, c'est sa bourse. Mais "La morale, c'est "l'impuissance mise en action" [en français dans le texte] . Toutes les fois qu'elle s'attaque à un vice, elle a le dessous. Et Rodolphe ne s'élève même pas au point de vue de la morale autonome, qui repose du moins sur la conscience de la dignité humaine. Sa morale repose, au contraire, sur la conscience de la faiblesse humaine. Il est la morale théologique."

L'amour : Marx phylogine.

Le fond vivant, charnel, de la position de Marx, est donné dans le court alinéa 3 du chapitre IV, intitulé "L'amour". Il y prend la défense de "l'objet" concret, matériel, contre les hégéliens. La Critique voit dans l'amour sa bête noire, "dans cet amour qui plus que toute autre chose apprend à l'homme à croire au monde objectif en dehors de lui, et fait non seulement de l'homme un objet, mais de l'objet un homme". La morale kantienne – ne fait pas d'autrui un objet – est ici dépassée : humanise l'objet et fait de toi son objet humain.

L'"objet", qui c'est ? Marx est explicite : "la bien-aimée est un objet sensible".

Ces quelques pages, avec la référence à Fourier sur l'émancipation féminine, la défense des grisettes et des domestiques brimées dans le roman d'E.Sue, ainsi que celle, par Engels, de Flora Tristan contre Edgard Bauer (chapitre IV, 1), dessinent une position fondamentale de Marx, que l'on peut peut-être appeler féministe, mais le mot exact serait philogyne.

De Paris à Bruxelles.

Le 2 février 1845, Marx signe un contrat avec l'éditeur Leske qui lui fournira de quoi vivre lui et sa famille pendant près de deux ans.

Mais le 5 février la famille est expulsée de France, dans le cadre d'une opération policière démantelant le Vorwärts, vers Bruxelles, où Marx devra s'engager à ne pas se livrer à des publications politiques en Belgique, et où il sera conduit, pour éviter une expulsion vers la Prusse, à renoncer à sa nationalité prussienne. Jenny est alors enceinte de leur seconde fille, Laura.

Engels, après avoir animé, avec Hess, une série de réunions publiques sur le "communisme" en Rhénanie, vient s'installer près de chez eux, à Bruxelles, en avril. Ils projettent l'édition en allemand de la littérature socialiste et communiste française et anglaise, de Fourier à Godwin.

Marx travaille au livre promis à Leske, une Critique de la politique et de l'économie politique. Un petit carnet emmené avec lui en voyages en 1844-1846 contient, après de courtes notes de 1844 sur Hegel, le plan probable de la partie politique de l'ouvrage projeté, en 9 chapitres : la Révolution française en tant que genèse de l'Etat moderne ; les notions de droits de l'homme, de constitution, de souveraineté ; les rapports Etat/société civile ; l'Etat représentatif constitutionnel (la charte française de 1830) et l'Etat représentatif démocratique ; la séparation des pouvoirs ; le pouvoir législatif et les "clubs politiques" ; le pouvoir exécutif ; le pouvoir judiciaire et la nationalité ; les partis politiques, l'extension du droit de suffrage et "la lutte pour l'abolition de l'Etat et de la société civile."

Nous avons là le plan d'un grand traité de l'Etat moderne, au coeur de la pensée de Marx, qu'il ne rédigera pas. Mais l'importance de ce document est d'attester des préoccupations politiques et démocratiques persistantes de Marx. Partant de l'émancipation politique et aboutissant à l'émancipation humaine, ce plan ouvre sur la seconde partie : la critique de l'économie politique. C'est elle, en fait, l'objet principal de ses travaux, puisqu'il remplit 12 cahiers de passages, pratiquement sans commentaires, de Buret, Sismondi, Adolphe Blanqui, Girardin, et il amorce la rédaction de la partie économique du livre.

Les notes sur List.

Les descendants de la famille Marx-Longuet ont rendu public en 1972 une trentaine de pages provenant d'un manuscrit qui, d'après la numérotation, devait en comporter une centaine. Il s'agit d'une critique de Friedrich List, apôtre du développement industriel allemand et prussien sous une cloche protectionniste, dénonciateur du libre échange anglais et international, précurseur des théories du XX° siècle sur le "développement autocentré". Cette critique fait certainement partie des travaux sur l'ouvrage promis à Leske.

Marx y prend la défense de l'économie politique anglaise et française contre l'économie nationale allemande – c'est à partir de là que sa propre critique vise "l'économie politique" et non plus "l'économie nationale", terme allemand – contre les attaques de List, souvent copiées chez le français Ferrier, partisan du système continental napoléonien, envers A. Smith, Say et Ricardo.

Marx a emprunté à List, ainsi qu'à Schültz, l'expression de forces productives. Marx s'insurge contre l'hypocrisie d'un terme qui, chez List, recouvre à la fois les véritables "forces productives" de la nature et des hommes et leur transformation en valeur d'échange, leur exploitation. L'on trouve dans ce texte peu connu l'une des plus claires affirmations de Marx contre l'idéologie de la défense et du culte du "travail" qu'on lui prêtera par la suite :

"Le "travail" est la base vivante de la propriété privée, la propriété privée étant sa propre source créatrice. La propriété privée n'est rien d'autre que le travail matérialisé . Si l'on veut lui porter un coup fatal, il faut attaquer la propriété privée non seulement comme état objectif, mais comme activité, comme travail. Parler de travail libre, humain, social, de travail sans propriété privée, est une des plus grandes méprises qui soient. Le "travail" est par nature l'activité asservie, inhumaine, antisociale, déterminée par la propriété privée et créatrice de la propriété privée. Donc, l'abolition de la propriété privée n'est une réalité que comme abolition du "travail", qui naturellement n'est devenue possible que par le travail lui-même, par l'activité matérielle de la société, pas par la substitution d'une catégorie à une autre. Par conséquent, une "organisation du travail" est une contradiction. La meilleure organisation que le travail puisse trouver est l'organisation présente ..."

La découverte de l'Angleterre.

En juillet et août 1845 Marx cornaqué par Engels découvre l'Angleterre : Londres et Manchester, d'où Marx revient avec un cahier de notes sur les Recherches sur la distribution de richesse de Thompson. Ils rencontrent les leaders ouvriers de masse du chartisme Julian Harney et Ernst Jones, les émigrés allemands de la Ligue des Justes Karl Schapper et Heinrich Bauer, son "prophète" déclinant Wilhelm Weitling, et la compagne d'Engels, l'ouvrière irlandaise Mary Burns ; les chartistes, les syndicats, les owénistes, la section londonienne de la Ligue des Justes, la Société allemande d'éducation populaire qui la prolonge, la Democratic Friends of all Nations formée d'émigrés et de militants anglais.

A Londres, avec Schapper, Jones et Harney, ils lancent des projets de correspondance internationale, et mettent en route le mouvement des Fraternal Démocrats, partisans de la démocratie radicale et de la solidarité internationale, dans une réunion d'un millier de participants, fin août.

* * *

En l'espace d'une année (fin août 1844- fin août 1845), mais sans en faire une discipline astreignante, l'activité de Marx s'est structurée autour de plans d'organisation politique révolutionnaire à l'échelle européenne, c'est-à-dire agissant en réseau en Allemagne, France et Angleterre, et de travaux en principe dominés par l'économie politique. Friedrich Engels a été le catalyseur de cette inflexion décisive.

Les textes utilisés ici sont la Sainte Famille, Editions sociales, 1972, traduction Erna Cogniot, et les Notes sur Friedrich List publiées en annexe du volume III des Oeuvres de Marx en Pléïade, ainsi que, p. 1027 du même ouvrage, les notes du carnet de voyages de Marx (le titre, Vers l'abolition de l'Etat et de la société civile, est de Maximilien Rubel, pas de Marx). Pour analyser la Sainte Famille, Pierre Naville, De l'aliénation à la jouissance (1957) reste de première utilité.

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