Les traductions françaises.
J'ai utilisé à la fois la traduction Vezin, dans l'édition NRF, et la traduction Martineau, en accès libre sur Internet, cette dernière de loin préférée par les germanistes. L'une et l'autre sont le fait de traducteurs heideggeriens et elles partagent pas mal d'obscurités et parfois de camouflages, que nous rencontrerons au fur et à mesure. Par l'usage de néologismes surenchérissant sur le texte allemand, la traduction Vezin est la pire (or c'est elle seule qui figure dans les bibliothèques publiques), et elle nous donnera quelques motifs de rigolade, toujours significative.
Le procédé heideggerien (1 à 11).
Je traite comme partie introductive de Sein und Zeit les 11 premiers paragraphes. Un tel découpage ne correspond pas à la table des matières puisqu'il regroupe l'introduction divisée en deux parties (paragraphes 1 à 4 et 5 à 8) et le premier chapitre de la première section de la première partie, censé présenter l'exposé de la tache d'une analytique préparatoire du Dasein (paragraphes 9 à 11). Mais il s'impose avec une certaine évidence une fois qu'on a lu l'ensemble du livre.
La progression de celui-ci se fait plus par les "paragraphes" numérotés (l'usage veut qu'on appelle cela des paragraphes, donc je m'y plie), que par les chapitres qui les regroupent. Nul doute que pas mal de lecteurs ne sont pas allés plus loin : du coup, cette présentation des objectifs et de la méthode a une importance particulière, bien que ne contenant pas le noyau idéologique central de l’œuvre, simplement évoqué par anticipation dans les mentions de la "temporalité" et de l' "historicité" respectivement aux paragraphe 5 et 6.
La "question de l'être" ( paragraphe1).
La question de l'être est aujourd'hui tombée dans l'oubli.
Que voila un beau début, un début très impressionnant ! Nous sommes tout de suite placés dans le cœur, non de la méthodologie, mais de la théâtralité, heideggerienne : soit le lecteur s'attend à une démonstration de ce en quoi cette question est "tombée dans l'oubli", soit il est installé, de son plein gré ou à son insu, dans l'attente d'une révélation de cette vérité profonde que nous aurions oubliée. Le lecteur du premier genre, dont j'avoue participer, n'aura pas sa démonstration : la proclamation assertorique est le mode d'exposition de Heidegger. Il ne démontre pas, il montre : d'où le néologisme, pour une fois judicieux, de monstration en lieu et place de "démonstration".
Il y aurait trois préjugés, l'un selon lequel l'être est le concept le plus général (Aristote à un bout de la chaine, Hegel à l'autre bout, en seraient les porteurs), l'autre selon lequel il est indéfinissable, le troisième selon lequel il irait plus ou moins de soi. Heidegger a récusé toute autre position que la sienne, mais on ignore toujours tout d'elle. Et au passage, la question de ce qu'est l'être a été, subrepticement, reformulée comme étant la question de son sens.
Il est remarquable que l'auditoire et quantité de jeunes intellectuels aient eu le sentiment d'une question nouvelle, redécouverte, à l'écoute de ces propos ou à la lecture de ces lignes. Cela nous interroge sur l'état dans lequel se trouvaient ces auditoires et ce lectorat. Car l'idée selon laquelle en examinant les choses qui sont, les "étant", on "oublie" ce que pourrait bien être leur être, est banale en philosophie ainsi d'ailleurs qu'en logique et en linguistique. Tout autant d'ailleurs que la réfutation d'une telle question par la négation d'une telle différence : l'être ce serait les étants, point barre.
La différence ou la non-différence entre être et étants, entre l’étant (das Seiende) et l’être de l’étant (das Sein des Seienden), loin d'être la découverte célébrée en 1932, dans un article de la Revue philosophique du jeune Lévinas introduisant Heidegger en France, est un thème scolastique rebattu que le professeur Carl Braig, ecclésiastique, a enseigné au jeune Heidegger qui copie textuellement une de ses phrases dans ce paragraphe 1, sur l'être qui n'est ni dérivable de concepts supérieurs, ni exposable à partir de concepts inférieurs. La tradition scolastique tranchait dans le sens d'une différence pour des raisons théologiques.
Le sens de "être", quant à lui, plus exactement, au pluriel, les sens de l'être, forment une partie notable de l’œuvre d'Aristote. On peut certes contester ce qui en a été dit et le rediscuter, mais ce n'est pas ce que préconise Heidegger, ni ce qu'il fera : la question ayant été selon lui purement et simplement "oubliée" depuis les premiers pas dont il veut bien concéder que Platon et Aristote les avaient effectués, il va donc reprendre celle-ci telle quelle, en faisant table rase.
Formidable effet d'annonce : on va voir ce qu'on va voir !
D'autant plus formidable qu'on ne verra rien du tout, mais qu'auditoire et lectorat ont quand même eu l'impression d'en avoir eu plein la vue !
Heidegger lui-même n'était pas dupe de son procédé. Dans une lettre à Kurt Bauch du 1° août 1943 rapportée par E. Faye, il dit que le sens de l'être par dessous les étants est chez lui un "mot couvert" qui cache autre chose. Et dans son cours ouvertement national-socialiste du semestre d'hiver 1933-1934 il explique que l'être est le souci du Dasein humain, ce qui sera un thème de Sein und Zeit, et que le peuple allemand comme étant, réalise son État dans son être. L' "être" n'est donc pas pour lui la catégorie ontologique renvoyant à ce que "sont" les choses, mais une chose à construire qui s'identifie finalement à l’État national-socialiste construit par le peuple allemand faisant advenir en lui sa vérité, son être : l'être n'est donc pas donné, on le suscite par le "souci" et par ... le national-socialisme.
En est-il là sur ce point en 1927 ? Cette question n'est en réalité pas fondamentale, car, dès le paragraphe 2, il nous aiguille sur la direction qu'il a choisie, envers laquelle la soi-disant question du soi-disant sens du soi-disant être n'était qu'un artifice préparatoire.
Entrée en scène du Dasein (paragraphe 2).
Dans une question telle que la question de l'être, nous explique Heidegger, il y a un questionné, un interrogé, et un point en question. Ces considérations scolastiques ne visent pas à démontrer quoi que ce soit, mais à affirmer que s'il y a un objet de la question, c'est que celui qui la pose en a déjà une visée (trad. Martineau) ou une entente (trad. Vezin). Là se produit non un raisonnement, mais un déplacement (qui laisse en plan la présentation scolastique initiale de la question) : il y a donc un étant qui questionne à propos de l'être dont il a une visée. Pour répondre à la question de l'être ou du sens de l'être, il faut donc interroger cet étant là. C'est le Dasein : abracadabra !
Le tout premier traducteur de Heidegger en français, Henry Corbin, avait rendu Dasein par réalité-humaine. Ce qui est de trop dans cette première traduction, du point de vue de Heidegger, c'est "humaine". Littéralement Dasein est traduisible par "là-être" et ce terme, d'une part existe en allemand dans le langage courant, voulant simplement dire "être présent" ou "être arrivé", d'autre part est employé en philosophie, par exemple par Hegel chez qui il désigne l'être en tant que tel, ou être-là chez ses traducteurs, à savoir l'être stabilisé comme "un" être après la première synthèse dialectique être/néant/devenir. Le parfum de mystère du texte heideggerien en version française perdrait beaucoup si Dasein était simplement remplacé par existence, voir même par être-là, ou, pourquoi pas, par "chuilà" ! (non pas, puisque ceci implique "je" : alors on aurait "céla" !) Dasein signifie existence présente "là", qui envisage son être – ce qui suppose un acte conscient, facteur dont Heidegger ne veut pas entendre parler : une existence qui envisage son être serait ce qu'il appelle un Dasein. Il se trouve que c'est l'existence humaine, mais ce n'est pas ainsi qu'elle est appréhendée en tant que Dasein, mais seulement en tant qu'elle envisage l'être. Voila. A partir de là, le point important est que Sein und Zeit est consacré non à l'être, ni aux étants, mais à ce "Dasein".
Chez Heidegger, le souci de l'être constitue l'essence du Dasein et le fait exister. Nous pourrions penser avoir là comme une épure abstraite de la condition humaine, qui dans sa forme s'apparente à la notion kantienne d'un être de raison, qui se trouve être l'être humain, mais qui pourrait être spécifiquement autre que lui. Mais chez Kant et dans la tradition philosophique, humaniste et des Lumières, la raison, que l'on peut abstraire pour l'envisager comme telle, est un attribut de l'humanité. Chez Heidegger, il ne s'agit pas d'un attribut de la condition humaine, mais d'une existence en tant que telle qui existe en tant qu'elle a le souci de l'être. Il faut donc parler de Dasein et pas d'êtres humains, ni d'êtres raisonnables car il ne s'agit pas plus d'un attribut de la raison : la compréhension ou souci de l'être est l'évènement fondamental, Ereignis, par lequel il y a existence du Dasein, et sur cette base, et non l'inverse, existence humaine et existence raisonnable éventuelles. La destinée du Dasein, et par conséquent (et non l'inverse, encore une fois) la destinée humaine, est de parvenir à cette saisie authentique.
Cette interprétation du Dasein heideggerien se retrouve chez Emmanuel Levinas : dans son article de 1932 il explique que pour un étant autre que le Dasein ses attributs forment son essence, mais que son existence ne peut qu'être constatée sans être saisie comme telle, alors que pour le Dasein, il existe en cela qu'il est, existence et essence sont identiques puisque son essence consiste à avoir le souci de son existence – et réciproquement pourrait-on dire. Cette identité au final entre essence et existence du Dasein, l'être qui se pose là, se retrouve chez Jean-Paul Sartre, et sa réalisation comme destin et drame de l'existence humaine, qui n'est chez lui qu'existence (voir l'Etre et le Néant et la Nausée). Chez Heidegger, l'existence du Dasein sera inauthentique si elle ne trouve pas son être, nous verrons comment. Hanna Arendti, dans son essai de 1946 sur La philosophie de l'existence, résume avec le plus d'acuité cette conception :
Heidegger affirme avoir trouvé un être où existence et essence sont parfaitement identiques : l'homme. Heidegger ne dit pas cela de "l'homme" : il le dit du Dasein. Bien sûr, on comprend que tout ce qu'il dit du Dasein vient d'une certaine observation des humains, mais c'est différent. Poursuivons le propos d'H. Arendt :
Son essence est son existence. "La substance de l'homme n'est pas son esprit ... mais l'existence" [citation impossible à localiser – courant chez Arendt !] L'homme n'a pas de substance, mais il se déploie du fait qu'il est : on ne peut pas poser la question du "Qu'est-ce" de l'homme comme on pose celle du "Qu'est-ce" d'une chose ; on ne peut que poser la question du Qui de l'homme.
L'homme comme identité de l'existence et de l'essence semblait faire accourir dans la main une nouvelle clé ouvrant la question de l'être en général.
Il est permis de contester cette affirmation : la question de l'être n'est en fait pas traitée dans Heidegger ; il est d'autant plus frappant que les trois auteurs que nous venons de mentionner, Levinas, Sartre et Arendt, s'accordent pour lui décerner le titre de chercheur en ontologie ! Dans le cas de Levinas tout particulièrement, c'est pour en prendre le contrepied, mais dans une démarche qui passe par Heidegger, de manière incontournable : pour Lévinas l'être est méchant, l'ontologie immorale. L'être mis par Heidegger au tréfonds de son Dasein va en effet s'avérer méchant, nazi. Mais est-ce bien l'être ? Le concéder est accorder une très grande victoire intellectuelle à Heidegger et à son nazisme et prendre contre cet obscurantisme là le risque, en restant sur son terrain, d'un obscurantisme se voulant "aimable" ...
Arendt poursuit avec ce mélange de légèreté et d'acuité qui la caractérise, rappelant que dans la métaphysique traditionnelle, Dieu était cet être où existence et essence ne faisaient qu'un. Il est probable qu'elle déniche là, sans à peine s'en rendre compte, le schéma d'où Heidegger a tiré son Dasein : l'identité théologique de l'existence et de l'essence, sujet qui a dû occuper une bonne partie de ses études de futur prêtre puis de futur professeur de philosophie catholique. Il serait faux de dire qu'il transpose ce schéma à l'homme : en fait il entend le substituer à l'homme, ce qui n'est pas la même chose. Et dans cette transposition, le Dieu de la théologie scolastique perd des attributs fondamentaux : la pensée, qui lui venait d'Aristote (livre Lambda de la Métaphysique), et l'identité entre intuition et acte créateur, qui servait à Kant d'antithèse pour définir l'intuition humaine seulement réceptrice.
Contre l'ontologie (paragraphes 3 à 6).
La "question de l'être" telle que posée à travers le Dasein aurait une "primauté ontologique" (paragraphe 3) et une "primauté ontique" (paragraphe 4).
La première précède les sciences, énumérées par Heidegger de façon fort sommaire (la logique étant exclue, ce seraient les mathématiques, la physique, l'histoire au sens large, la biologie et la théologie), lesquelles sont seulement "ontiques", mais cette "ontologie" si riche et cohérent que soit le système catégorial dont elle dispose, demeure au fond aveugle et pervertit son intention la plus propre si elle n’a pas commencé par clarifier suffisamment le sens de l’être et par reconnaître cette clarification comme sa tâche fondamentale.
Le domaine "ontique" n'est pas défini par Heidegger, qui joue avec son lecteur en le laissant gamberger sur ce que cela pourrait bien vouloir dire. Jean Wahl, suite à une conférence de Lévinas en 1940, a fait cet effort pour nous : le domaine "ontique" est celui des étants considérés en eux-mêmes, par les sciences, alors que l'être de ces étants est le thème de l'ontologie, laquelle ne se forme que dans l'analytique du Dasein.
Aristote aurait vu cela, mais sans le saisir : les références d'Heidegger au traité De Anima (paragraphe 4) sont littéralement hors sujet, car Aristote y traite de l'âme comme forme des êtres vivants, et de l'intellect, catégorie absente chez Heidegger.
En fait d'ontologie, nous allons donc assister à une introspection partielle et partiale, présentée non comme telle, mais comme "analytique du Dasein". Après avoir introduit (en filigrane et de manière assertorique) les thèmes du temps et de l'histoire (dont nous parlerons plus loin) aux paragraphes 5 et 6, Heidegger revient une fois pour toutes dans ce dernier sur la question de l'ontologie, en dénonçant la "tradition" telle qu'elle s'est imposée après Platon et Aristote, comme marquée par son "oubli". Il faut donc procéder, c'est la tâche qu'il dit s'assigner, à la destruction de l'histoire de l'ontologie. Dans la traduction Vezin, le très clair Destruktion est équivoquement rendu par désobstruction, ce qui donne un parfum de plomberie à toute l'affaire, pas si faux dans son esprit : Heidegger nous annonce bien que, hormis quelques intuitions dessinées chez Kant (on en reparlera), toute cette "tradition" constitue une sorte de bouchon qu'il faut faire sauter – en le détruisant.
Si – comme les lecteurs bien élevés l'ont généralement pensé – nous avions affaire à un exercice académique de critique de l'histoire de l'ontologie jusqu'en ses fondements, le terme radical de destruction ne serait pas justifié. C'est sans doute un premier signal crypté : il faut détruire un ensemble de traditions, pour retourner à la vraie tradition authentique. L'ennemi déjà désigné, c'est Descartes : son cogito sum en se posant lui-même comme sujet pensant, éviterait de se demander en quoi consiste son sum, son être (en fait, une fois assuré de lui-même par le doute, Descartes traite de l'être, d'une manière qui assurément doit être critiquée, ce qui n'a rien à voir avec la destruction de Heidegger).
Heidegger entend donc, et il le dit, détruire l'ontologie, cœur de la tradition philosophique issue de la Grèce antique, que l'on appellera "occidentale". Que Lévinas (pour l'en blâmer), Sartre, Arendt et tant d'autres aient vue en lui un maître es ontologie, voila donc un beau malentendu, qui ne peut, dans leur cas, s'expliquer seulement par l'effet de tromperie due à la pose du maître se présentant comme restaurant une ontologie fondamentale en introspectant son Dasein, mais bien par l'adhésion aux prémisses qu'il a posées, au supposé "existentialisme" du Dasein. Il est au contraire permis de mettre en doute l'existence d'une quelconque ontologie chez Heidegger. Lorsque, dans Kant et le problème de la métaphysique, il répète de manière quasi rituelle qu'il élabore une ontologie fondamentale et procède à l'instauration du fondement de la métaphysique, il ruse mais opère de même, renvoyant au final au Dasein. Finalement, dans ses Cahiers noirs (dont il a programmé de longue date la publication posthume) de l'année 1933, il écrit clairement qu'une métapolitique, celle du peuple allemand, doit remplacer la métaphysique.
La destruction de la tradition philosophique, reprise de Heidegger par Jacques Derrida (et divers auteurs à sa suite), devient la déconstruction, à ne pas confondre avec la critique radicale mettant à jour les tenants et aboutissants d'une conception - ce qui nous fait encore mesurer l'étendue de l'influence du mage de Todnauberg.
Contre l'anthropologie, l'humanisme et le raisonnement (paragraphes 7 et 9 à 11).
La science en général est en somme disqualifiée comme moyen de recherche du "sens de l'être". Reste donc l'introspection du Dasein. Au paragraphe 7, Heidegger développe la référence à la phénoménologie de Husserl comme étant la méthode à employer pour ce faire. C'est en partie une ruse universitaire, rendant hommage à Husserl (la dédicace fut supprimée de l'édition faite sous le III° Reich, mais Heidegger fit remarquer ensuite que les hommages rendus dans le corps du texte ou dans des notes avaient été maintenus). Chez Husserl la phénoménologie se veut une méthode, isolant les faits de conscience, leur intentionnalité et leur visée. Heidegger écrit quant à lui que la compréhension de la phénoménologie consiste uniquement à se saisir d'elle comme possibilité. De fait, dans son ouvrage, ce sont les descriptions d'états-d'âmes tels que la trouille ou l'angoisse qui ressemblent à des descriptions phénoménologiques et il est difficile, et au fond assez secondaire, de dire ce que Heidegger doit réellement à Husserl - sans doute assez peu si l'on prend en compte le cartésianisme de Husserl -, ou à son propre sens avéré de la mise en scène.
Il est vrai qu'on peut faire un peu ce que l'on veut en prétendant opérer des réductions phénoménologiques. Dés 1923, un ami de Heidegger, publiquement nazi plusieurs années avant lui, et ancien élève de ce pauvre Husserl, Ludwig Clauss, avait publié une Race nordique se voulant une application de la "méthode phénoménologique" ...
Selon Heidegger, le phénomène serait ce qui "se montre", et qui peut apparaître tel que ou tromper : la distinction traditionnelle entre essence et apparence est ainsi brouillée. Et la seconde partie du mot, venant de logos, aurait le sens de parole en tant que dévoilement, révélation. L'interprétation du logos grec comme raison rationnelle est ainsi cassée et remplacée par une sorte de révélation fulgurante, car c'est, par la supposée analytique du Dasein, l'être qui va se révéler. De même, le discours apophantique n'est pas chez Aristote, comme le suggère Heidegger, une parole "dévoilante" à la façon de celle d'un mage ou d'un prophète, mais bien le discours rationnel divisant et composant, susceptible de vrai et de faux – comme le précise Pierre Aubenque dans Le problème de l'être chez Aristote, ouvrage qui, sans avoir l'air d'y toucher, rectifie les contresens et fantaisies heideggeriennes envers les Grecs en général et Aristote en particulier.
De quelle façon procède-t-on pour mener une "analytique existentiale" du Dasein en mode "phénoménologique" ? Au paragraphe 9, Heidegger nous explique que le Dasein est un étant que nous sommes nous-mêmes, dont l'essence ou être réside dans son existence, ce n'est pas un être-sous-la-main (traduction Martineau) ou un être-là-devant (trad. Vezin), autrement dit une chose qui est, c'est nous-mêmes qui existons en étant. En vertu de ces considérations, Heidegger affirme que le Dasein existe dans différents modes d'être, ou guises d'être (trad. Martineau de Weise, "manière"), qui se ramènent dans l'ensemble à deux : le mode inauthentique, celui de la quotidienneté médiocre, qui est l'être qui s'impose comme le mode d'être de prime abord de cet étant qu'est le Dasein, et le mode authentique, où il est vraiment et assume son être – étant entendu que l'un et l'autre modes reposent sur les mêmes structures ontologiques.
Notons bien cette distinction : sitôt qu'il parle de l'être du Dasein, Heidegger discrimine et oppose deux possibilités selon, à l'évidence et quoi qu'il en dise, une échelle de valeurs – "inauthentique" versus "authentique", eigentlich versus uneigentlich. La traduction Vezin par "propre" ou "impropre" est une véritable dissimulation, dont on ne peut douter qu'elle soit volontaire, de ce que Adorno appelle justement le "jargon de l'authenticité".
Ainsi envisagés, les caractères d'être du Dasein s'appellent des existentiaux, dont la présentation est faite par Heidegger en opposition aux catégories de la tradition philosophique et de l'ontologie telle qu'elle existe depuis Aristote. Les existentiaux ne sont pas démontrés, ils ne sont pas expliqués par le raisonnement, il sont dévoilés. Les catégories valent pour l'être-là-devant, c'est-à-dire, en clair, les choses extérieures et corporelles, alors que les existentiaux valent pour l'être "à moi" du Dasein. Les catégories répondent à la question quoi, qu'est-ce que c'est (Was), les existentiaux répondent à la question qui (Wer). Les catégories remontent à Aristote et à son traité du même nom, Kant en donne un tableau systématique. Les existentiaux sont la trouvaille de Heidegger : la plupart de ses néologismes et formules avec des tirets seront des "existentiaux".
Notons bien ce caractère d'hostilité à la raison, aux démonstrations, aux raisonnements, et à toute la tradition philosophique, scientifique et logique, par laquelle est inventée la notion d' "existentiaux" par opposition à celle de "catégories". Nous assistons là, littéralement, à une politique de parti dans le champ du vocabulaire philosophique. Par conséquent, l'acceptation de cette notion et son utilisation, de Arendt à Levinas et Ricoeur en passant par Sartre, est-elle de toute innocuité ?
C'est notamment Emmanuel Faye, dans Arendt et Heidegger. Extermination nazie et destruction de la pensée (2016), qui signale l'importance de l'opposition des existentiaux aux catégories et de la substitution des unes par les autres. Je dirai que sa portée intellectuelle vise l'exercice même du raisonnement, sa portée morale aboutit à substituer des humeurs passionnelles à la conscience, sa portée politique remplace la confrontation démocratique des intérêts et des projets par la fusion derrière un chef charismatique au dessus des classes et des partis. Bref, rien n'est moins neutre que l'opposition catégories/existentiaux. Or, l'enseignement professoral de la philosophie depuis Heidegger cumule tranquillement les deux, dans un éclectisme de termes techniques dont l'exemple le plus typique se trouve chez Paul Ricoeur : par les existentiaux, et par le principal d'entre eux, le "souci", Heidegger conférerait le rang "ontologique" aux "caractérisations morales", prétend-il dans la "note d'orientation" qui introduit la dernière partie de La mémoire, l'histoire et l'oubli. Et de le rapprocher successivement de la notion des personnes "fins en soi" dans la morale kantienne, et de celle de l'universalité spécifique des jugements de goût dans l'esthétique kantienne : on ne saurait imaginer plus grossiers contresens !
Chez Heidegger, la substitution de la question qui à la question quoi (que nous avons vue bien résumée par Arendt dans une citation de son article de 1946, ci-dessus) est explicitée quelques années avant Être et Temps, dans une conférence de 1924, Der Begriff der Zeit :
Qu'est-ce que le temps ?, est devenu la question Qui est le temps ?, ou bien encore : Sommes-nous nous-mêmes le temps ? Ou encore : Suis-je mon temps ? (on remarquera l'oscillation entre l'individuel et le collectif).
Il s'agit bien de placer la question Qui, et les existentiaux, devant la question Quoi, et les catégories. Il y a primauté, sur toute démarche rationnelle, de la question existentielle, voire identitaire, et des existentiaux, avec la "méthode" du dévoilement assertorique-magique, que nous pouvons appeler la méthode "abracadabra", qu' Heidegger appelle quant à lui "phénoménologique".
Immédiatement après avoir établi cette fausse complémentarité, qui est en fait une opposition, entre Qui et Quoi, existentiaux et catégories, Heidegger affirme que l'analytique du Dasein doit dégager l'a priori qui doit être visible pour que la question "Qu'est-ce que l'homme" (erreur de traduction de Martineau ici, qui a repris le Qui est l'homme fortement suggéré par ce qui précède) puisse être philosophiquement située, tache qui n'est guère moins pressante que la question de l'être elle-même.
Comme le note E. Faye, "Heidegger tout à la fois imite le geste kantien et le détruit dans son principe". Il l'imite, en suggérant qu'il va falloir mettre à jour l'a priori de la question Qu'est-ce que l'homme, comme Kant avait mis à jour les formes a priori de l'entendement. Mais il le détruit, car son a priori à lui, "analytique existentiale du Dasein", ne relève pas de l'entendement, ni du raisonnement.
Chez Kant la question Qu'est-ce que l'homme est formée des trois questions qu'elle synthétise : Que puis-je savoir ?, Que dois-je faire ?, et Que m'est-il permis d'espérer ?, traitées de manière rationnelle au moyen des catégories. C'est à elles que Heidegger substitue la question Qui ?, à traiter de manière assertorique-magique au moyen des existentiaux. De même que les sciences de la nature ont été récusées à propos de l'ontologie, le paragraphe 10 récuse l'anthropologie pour répondre à la question Qu'est-ce que l'homme ?, paradoxe qui ne peut se résoudre que si le Qui ? passe devant.
Ni anthropologie, ni psychologie, ni biologie : l'approche d'un moi donné d'emblée et d'un sujet manque fondamentalement la réalité phénoménale de l'existence (traduction E. Faye). Tout humanisme est rejeté : donc quand Heidegger analyse son Dasein il prétend ne pas parler de l'homme ! Concevoir l'homme comme animal raisonnable c'est parler de l'être-là-devant ou être-sous-la-main, autrement dit de la chose matérielle vulgaire : voila récusé l'humanisme se sourçant chez les Grecs. Quand à l'idée de transcendance d'après laquelle l'homme est plus qu'un être intelligent elle laisse dans l'oubli la question de l'être, n'est-ce pas : voila récusé l'humanisme chrétien, et explicitement les mots de la Genèse, Faisons l'homme à notre image (nous verrons plus loin ce que Heidegger retient du christianisme), ainsi que Calvin ou Zwingli lorsqu'ils s'en inspirent (Heidegger évite, remarquons-le au passage, de mettre Luther dans le même lot). Descartes est doublement récusé puisqu'il fusionne les deux traditions, avec sa res cogitans et son cogito sum. La chose objet de la connaissance comme le sujet pensant sont récusés: ni objet de la connaissance, ni sujet pensant, chez Heidegger. La réaction sur toute la ligne !
Le Dasein serait donc le propre inhumain de l'homme, ni anthropologique, ni psychologique, la psychologie étant expédiée avec l'anthropologie (expédient facile car les descriptions "phénoménologiques" de Heidegger, décisives pour le succès de Sein und Zeit car elles en sont les passages les plus lisibles, sont tout à fait psychologiques !), ni biologique. Ce dernier aspect - récusation de la biologie en tant que science humaine – pourrait paraître s'opposer à une interprétation racialiste de sa pensée. Ce n'est pas le cas : dans le terrible cours de l'hiver 1933-1934 sur "l'essence de la vérité" il précisera bien que pour lui, la corporéité, la race, et la lignée, se fondent dans l'existence de l'homme, dans ce qu'il a appelé tantôt analytique du Dasein, tantôt ontologie fondamentale ou pré-ontologie, plutôt que dans une biologie "anglo-saxonne" et "libérale" : le racialisme enté dans le Dasein fonde un national-socialisme plus "pur" et moins "libéral" que le racialisme se croyant darwinien !
Au paragraphe 11, enfin, la récusation de la connaissance anthropologique, psychologique ou biologique de l'homme est étendue à l'ethnologie, dont l'objet de connaissance serait le Dasein primitif, qui, bien que moins voilé et plus simple (les préjugés transparaissent ...), ne permet pas le dévoilement des existentiaux qu'il s'agit maintenant d'entreprendre en prenant pour thème le Dasein contemporain dans sa quotidienneté médiocre. Congé a donc été donné aussi à la connaissance des cultures humaines dans leur diversité : le Dasein quotidien idéal est un petit-bourgeois aisé d'une ville moyenne d'Allemagne du Sud-Ouest, comme on va bientôt le constater !
Le plan annoncé de Sein und Zeit (paragraphe 8).
Le plan annoncé est présenté de manière tout aussi assertorique, sans justification, que le reste. Il doit comporter deux parties. La première traite du Dasein et comportera trois sections : analytique préparatoire, Dasein et temporalité, Temps et Etre. On peut donc supposer que la "question de l'être" sera résolue par elle, car la seconde partie est celle de la destruction de l'histoire de l'ontologie. Elle se divisera elle-même en trois sections : une pour Kant (et les néo-kantiens), une pour Descartes, une pour Aristote. On va voir ce qu'on va voir !
Sein und Zeit ne comporte que les deux premières sections de la première partie annoncée. C'est suffisant, nous le verrons, pour poser une doctrine, non de l'être, mais de l'authenticité inhumaine de l'humain, autrement dit de la destruction de l'humanité de l'homme : forme éthérée, mais nullement bénigne, du nazisme.
Que la suite n'ait jamais été rédigée ne tient pas à une difficulté d'écriture de Heidegger, qui fut très prolixe. Heidegger a distillé des indications à ce sujet, suggérant dans une note que son cours de 1927 sur la phénoménologie était une suite, laissant penser que son livre sur Kant pouvait correspondre à la première section de la seconde partie annoncée, puis affirmant dans sa Lettre sur l'humanisme que la partie sur Temps et Etre a été retenue, et proclamant, dans un avant-propos de 1953, qu'en guise de seconde partie il ne faut plus y voir qu'un chemin qui demeure aujourd'hui encore plus nécessaire, si la question de l'être doit mettre en mouvement notre Dasein – n'est-ce pas ! - tout en annonçant, en manière de petit substitut, la réédition du cours de l'été 1935 sur l'Introduction à la métaphysique, dans lequel il est tout de même question de la vérité et grandeur ... du national-socialisme.
Le lecteur-disciple pourra donc rester dans son "horizon d'attente", attente que nous ne qualifierons pas de messianique, mais bien de magique ...